L’infanterie au XVIIIe siècle - LA TACTIQUE

 

CHAPITRE III

L'INFLUENCE PRUSSIENNE

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

I - La tactique prussienne

Les victoires de Frédéric II, l'allure toute particulière de ses troupes avaient naturellement fixé l'attention, et l'on espérait trouver dans la tactique des Prussiens le secret de leurs succès.

Un mémoire de 1750 sur les manoeuvres d'infanterie débute ainsi :

" Quoique j'aie voulu éviter de citer les Prussiens dans ce mémoire, il ne m'a pas été possible de suivre ce dessein. L'on ne se révolte point lorsqu'on entend citer les Italiens en fait de musique, les Anglais en fait de philosophie, etc., et pourquoi se révolterait-on si je cite les Prussiens en fait d'exercice ?... Personne n'ignore que de tout temps le principal objet des souverains de la Prusse a été de mettre leur militaire sur un bon pied, et de donner à leurs armées des exercices et des manoeuvres solides. L'état de perfection où se trouve à cet égard l'armée prussienne d'aujourd'hui est l'ouvrage du règne de trois rois. La cour et le gouvernement sont purement militaires, et tous les hommes à talents de ce pays-là ont travaillé, à l'exemple de leurs souverains, à se rendre habiles et à faire de nouvelles découvertes dans la tactique...

" En considérant ce que je viens de dire, à moins que de refuser aux Prussiens tout génie et bon sens, on ne pourra pas leur disputer, je crois, qu'ils doivent mieux connaître que toute autre nation les principes de cette partie de la tactique qui comprend l'exercice, la charge et les manoeuvres, et que par conséquent les manoeuvres, etc., dont se sert cette armée ne soient bâtis sur des fondements solides...

" Il n'est pas probable qu'une nation, tel esprit et tel génie qu'elle puisse avoir, pousse un art et une science en cinq ou six ans de temps à un plus haut degré de perfection qu'une autre nation qui y a travaillé depuis un siècle. "

Il est certain que, dès l'avènement de Frédéric II, les troupes prussiennes avaient acquis le plus haut degré de perfection dans l'exécution de leurs manœuvres ; il est moins sûr que celles-ci fussent des modèles.

Les règlements de manoeuvre de l'infanterie prussienne édictés en 1748, 1750 et 1757 diffèrent à peine de celui de 1743, qui a été traduit et publié en 1759 par le comte de Gisors. Les 164 pages relatives à l'exercice ne sont qu'une accumulation de détails et recommandations minutieuses, pour un très petit nombre de mouvements. La première partie comprend la composition et la formation des régiments, bataillons et compagnies ; la manière de se rendre au terrain d'exercices. Les moindres particularités sont réglées, et, à côté de ce soin excessif dans les détails, on est frappé de voir subsister de gros inconvénients : chaque bataillon comprend une compagnie de grenadiers et cinq de fusiliers, lesquelles sont réparties en huit pelotons pour la manoeuvre.

La seconde partie du règlement (24 pages) concerne le maniement des armes ; la troisième partie est relative aux feux : elle distingue les feux de pied ferme, de charge et de retraite, le feu de parapet, et elle donne pour chacun des feux de pied ferme, de charge et de retraite des règles terriblement compliquées. Par exemple, pour le feu de charge :

" Le général commande : Je parle à tout le bataillon ; Marche ; Attention, pelotons, pour faire le feu de charge ; que la droite commence. Feu.

" Les officiers commanderont ce feu dans l'ordre suivant :

" Le capitaine de l'aile droite du bataillon commande : Peloton, apprête-vous. Alors le capitaine de l'aile gauche commande : Peloton.

" Quand le premier marche, le huitième s'apprête.

" Quand le premier fait en joue, le huitième marche.

" Quand le premier tire, le huitième fait en joue, et feu.

"  Quand le premier peloton marche, l'officier du second commande : Peloton.

" Quand le premier fait en joue, le second s'apprête, etc. "

La formation du bataillon carré se trouve, on ne sait trop pourquoi, dans la partie consacrée aux feux.

La quatrième partie traite " de l'ordre dans lequel les bataillons d'un régiment doivent marcher " ; elle contient des " instructions concernant la marche et les quarts de conversion, par pelotons et par divisions ", explique " comment le régiment doit se reformer en bataille ", et " comment un bataillon qu'on envoie à la paille doit ensuite se reformer ". C'est à ces quelques chapitres que se bornait le règlement d'exercices de 1743, car la suite ne traite que du retour au quartier et de divers détails de service.

Les prescriptions pour l'exécution des divers mouvements ne présentent rien de très singulier : l'alignement se prend à droite ; les chefs de peloton, dans la marche en colonne, doivent avoir soin de maintenir leur distance, et les guides, de suivre exactement ceux qui les précèdent. Une note de 1745 recommande que, pour déployer la colonne à droite ou à gauche, tous les pelotons conversent rigoureusement en même temps.

Les seules formations pratiquées jusqu'alors sont donc la ligne déployée, la colonne à distance entière, le carré contre la cavalerie, la colonne par le flanc, à files simples ou doublées, pour le passage de défilés très étroits.

Le pas ordinaire est de 2 pieds ; sa vitesse de 65 à la minute. Le pas redoublé, pour l'attaque à la baïonnette et les évolutions, de 75 à 8o par minute. Le pas lent, de 4o à 45 par minute, est employé pour la charge (en tirant) et la retraite (01).

L'instruction complémentaire de 1756, rédigée par le général von Ingersleben, sur l'ordre du roi, déclare qu'un pas plus rapide que ce dernier n'est plus qu'une course.

En 1748, Frédéric fait ajouter au règlement un appendice, dans lequel il donne les moyens de serrer la colonne et de la déployer ensuite, face en tête, par un demi-quart de conversion de chaque peloton, une marche en bataille suivant une direction oblique, et un nouveau demi-quart de conversion. En 1752, ce procédé est abandonné pour le déploiement par mouvements carrés (en tiroirs). Cette manoeuvre est fréquemment expérimentée, et Frédéric l'étend à une colonne de plusieurs bataillons. Il exécute de préférence le déploiement sur le peloton du centre ; celui-ci se porte droit devant lui, lentement, tandis que les pelotons de la première moitié déboîtent à droite, et les pelotons de la seconde moitié à gauche, ou inversement.

En 1754, l'infanterie prussienne commence à rompre la ligne en colonne serrée par une marche de flanc des pelotons, qui déboîtent et suivent leur chef dans une direction oblique pour prendre leur place dans la colonne.

En 1755, Frédéric essaie, comme formation contre la cavalerie, le ploiement du bataillon en colonne serrée sur les deux pelotons du centre, par mouvements de tiroirs (02).

Un certain nombre d'autres évolutions, dans le détail desquelles nous n'entrerons pas, sont expérimentées par Frédéric dans ses manoeuvres de 1745 à 1756. Il faut y voir plutôt un moyen d'assouplir les troupes que de multiplier les formations et mouvements utilisables à la guerre, car il ne semble pas que les troupes prussiennes aient pratiqué sur les champs de bataille d'autres formations que la ligne déployée et la colonne à distance entière. C'est par la précision de ses mouvements, et non par leur variété, que l'infanterie prussienne a été un instrument d'une valeur exceptionnelle entre les mains d'un général aussi habile que Frédéric. Les officiers étrangers et, en particulier, les Français se trompaient sans doute en cherchant dans les évolutions de Potsdam le secret des victoires prussiennes ; mais il est certain, d'autre part, que cette erreur nous fut salutaire, car c'est l'adoption et la pratique des formations et manoeuvres nouvelles qui ont procuré aux armées de Louis XVI la tactique avec laquelle devaient vaincre les généraux des périodes révolutionnaire et impériale.

Nous avons, dans l'opuscule du comte de Gisors : Tactique et manoeuvres des Prussiens, 1767, un exemple très net et très complet de l'impression produite sur un officier français par les manoeuvres allemandes, et de ce qui l'a spécialement frappé :

" La façon dont le premier ordre de bataille fut formé n'a rien que de fort simple et de très connu : l'armée débouchant d'un bois arriva par la gauche du champ de bataille, les troupes de chaque ligne formant une colonne d'un demi-quart de bataillon de front, les bataillons de grenadiers destinés à couvrir les flancs marchant en bataille. Au signal d'un premier coup de canon, tout fit halte. Au signal d'un second, les deux lignes se formèrent par un quart de conversion à gauche dans chaque division, et furent alignées dans l'instant.

" Le second ordre de bataille se forma différemment : la façon dont les colonnes se développèrent a chaque chose de singulier, et qui me parut tout à fait nouveau. L'armée déboucha dans la plaine sur deux colonnes, dirigeant leur marche du même côté que l'armée en bataille devait faire face ; la colonne de la droite, composée de l'infanterie de la droite de la première ligne, suivie de l'infanterie et de la cavalerie de la droite de la deuxième ligne ; l'infanterie de la gauche de la première ligne faisait la tête de la colonne de la gauche, et était suivie de l'infanterie et de la cavalerie de la gauche de la deuxième ligne ; les bataillons de grenadiers faisaient l'arrière-garde de l'une et l'autre colonne, l'infanterie marchait par demi-quart de rang, la cavalerie par quart d'escadron ; toutes les divisions, tant de la cavalerie que de l'infanterie, serrées à 2 ou 3 pas de distance.

" Au signal du premier coup de canon, tout fit halte. Au second coup de canon, les colonnes doublèrent leur front, les divisions paires marchant par leur gauche et doublant à la gauche des impaires ; le doublement fait, les divisions se serrèrent à 2 ou 3 pas de distance ; c'est de cette disposition que les colonnes partirent pour se déployer et former l'ordre de bataille.

" Pour rendre plus clair ce que j'ai à dire, je supposerai la colonne de droite composée de dix bataillons destinés à former la droite de la première ligne, de quatre bataillons et cinq escadrons destinés de même à former la droite de la deuxième ligne.

" Cela supposé, au signal donné par un coup de canon, les cinq bataillons qui formaient la tête firent à droite, et marchèrent tout de suite par leur flanc ; les cinq bataillons suivants firent en même temps à gauche pour marcher de même par leur gauche. Dès que la dernière division du 5e bataillon et la 1e du 6e eurent assez marché pour mettre leurs files gauches et droites à la même hauteur, elles firent halte et face en tête, et, dès qu'elles furent démasquées, s'alignèrent l'une sur l'autre et marchèrent en avant au petit pas ; toutes les autres divisions firent successivement la même manoeuvre, au moyen de quoi toute la première ligne se forma, etc. (03).

" Tous les mouvements dont je viens de parler se font avec une vivacité surprenante ; la cavalerie les exécute au trot, et l'infanterie marche le plus grand pas qu'elle peut ; aussi ai-je vu les trente bataillons et les onze escadrons ci-dessus se former sur deux lignes en neuf à dix minutes.

" J'ai entendu le prince de Prusse, le prince de Brunswick et le maréchal Keith raisonner sur cette façon de déployer les colonnes et de former la ligne. Voici les avantages qu'ils y trouvent :

" 1° Les divisions qui forment les colonnes, étant serrées à 2 pas de distance au plus, occupent peu de terrain en profondeur ; dix bataillons ainsi disposés ne paraissent à une certaine distance qu'un gros peloton, dont il n'est point aisé du tout d'estimer le nombre ; d'où il suit que cette disposition est très propre à tromper l'ennemi et à lui faire porter un faux jugement des forces qu'il va avoir sur les bras ;

" 2° Les colonnes ainsi disposées, rien de plus difficile que de prévoir sur quel alignement l'armée va se former ; si elle marche, par exemple, sur deux colonnes, elle peut, par des mouvements imperceptibles, vus à une certaine distance, prendre mille alignements différents ; l'une des deux colonnes n'a qu'à ralentir son pas pendant que l'autre continue de marcher ; alignant ensuite la tête des colonnes, ce qui est l'affaire d'un moment, on peut se déployer sur un alignement oblique à celui que l'ennemi doit naturellement présumer qu'on va prendre (04).

" J'ai vu au camp de Poméranie faire un usage assez singulier de ces colonnes serrées, pour former un ordre oblique et attaquer en cet ordre une armée ennemie (05). "

Ces évolutions nouvelles, où le comte de Gisors et ses contemporains ont cru voir la partie essentielle de la tactique prussienne, n'ont pas été employées par Frédéric II sur les champs de bataille :

" Le roi Frédéric a adopté les déploiements de colonnes serrées et les a fait expérimenter de préférence en temps de paix, pour s'en servir à la guerre si les circonstances l'y forçaient, c'est-à-dire si l'on ne pouvait arriver sur le terrain par lignes. Il a su en éviter l'usage dans presque toutes ses batailles, et ne faire employer à son armée que des procédés plus simples, ce qui constituait aussi un art, car tout à la guerre est très simple, mais les choses les plus simples y sont encore difficiles (Clausewitz, 1. I., ch. VII)[06]. "

Ce qui frappa plus particulièrement les militaires de tous pays, dans les victoires des Prussiens, fut la rapidité de leurs feux. Cette rapidité, si l'on envisage seulement la succession des salves d'un peloton isolé, ne paraît pas avoir dépassé beaucoup celle qu'obtenaient des armées moins bien exercées : plusieurs relevés exacts, faits dans les exercices du temps de paix, la fixent aux environs de deux coups et demi par minute ; Guibert a trouvé, montre en main, un chiffre à peine plus élevé, et, d'après les termes mêmes de nos règlements, notre infanterie ne devait pas rester fort au-dessous de cette limite. Ce qui impressionnait sans doute, dans les feux exécutés par les Prussiens, c'était plutôt la succession ininterrompue et régulière des salves des divers pelotons ou divisions. Il est intéressant de remarquer, d'ailleurs, que, malgré leur discipline, les Prussiens en arrivaient comme les Français à tirer à volonté dans les moments critiques (07).

Les officiers prussiens étaient persuadés, comme les nôtres, de l'avantage qu'il y avait à pousser vivement l'attaque pour diminuer les pertes et précipiter la décision ; mais ils considéraient comme impossible de presser l'allure en continuant de tirer par pelotons, et il était défendu de courir, de crainte que les rangs ne fussent rompus. D'autre part, il était interdit de combattre de pied ferme. L'offensive était de rigueur.

Une instruction de 17142 prescrit de marcher à l'ennemi en bon ordre et en tirant, puis, s'il ne cède pas à la menace de l'attaque, de lui lâcher une salve à 20 pas ou à 10 pas, et de tomber sur lui à la baïonnette. Les ordres suivants ne changent rien, en principe, à cette manière de faire, mais recommandent de ne pas se laisser ralentir par les feux, l'essentiel n'étant pas de tuer du monde, mais de gagner du terrain. En 1745, l'ordre pour la bataille de Hohenfriedberg prescrit de commencer les feux à 200 pas et de charger à la baïonnette à 30 pas.

A Soor, quelques bataillons essaient de marcher à l'ennemi sans tirer, mais le feu qu'ils essuient les arrête net à 150 pas, et ils sont bientôt refoulés sur la seconde ligne. Le même fait se produit à Kesselsdorf, où les bataillons qui ont essayé d'attaquer sans tirer sont arrêtés par le feu de l'ennemi et réduits à ce combat de pied ferme si sévèrement prohibé.

Frédéric réitère presque d'année en année l'ordre de se porter vivement à l'attaque et de tirer le moins possible, mais l'expérience finit par modifier ses idées, et, en 1758, dans ses Réflexions sur la tactique, il écrit : " Attaquer l'ennemi sans s'être procuré l'avantage d'un feu supérieur ou du moins égal, c'est se vouloir battre contre une troupe armée avec des hommes qui n'ont que des bâtons blancs, et cela est impossible "

Dans son Testament militaire de 1768, il s'exprime de même :

" Les batailles se gagnent par la supériorité du feu. Si j'en excepte les postes que l'on attaque, l'infanterie qui charge le plus vite l'emportera sans contredit sur celle qui charge plus lentement (08). "

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

II - L'infanterie prussienne au combat

L'infanterie prussienne a toujours combattu, pendant les guerres de 1740 à 1762, en ordre linéaire sur trois rangs ; elle pénétrait sur le champ de bataille en colonne à distance entière, longeant la ligne où elle devait se déployer ; puis la colonne s'arrêtait et se déployait par une conversion de chaque peloton. La bataille engagée, les troupes qui devaient attaquer se portaient en avant, à la vitesse d'environ 75 pas par minute, et exécutaient le feu en marchant à partir de la distance de 200 pas ; puis, si elles arrivaient à 30 pas de l'ennemi sans qu'il eût cédé le terrain, elles chargeaient à la baïonnette. Leur feu s'exécutait par pelotons ou par divisions, le premier rand à genou, les deux autres debout.

Passons en revue quelques exemples.

A la bataille de Molwitz, la première que livre Frédéric, le déploiement s'opère de la manière la plus simple et la plus régulière ; dans le courant du combat, c'est plutôt la constance et la discipline de l'infanterie prussienne, et le peu de solidité de ses adversaires, qui décident du succès. Les feux rapides des Prussiens provoquent l'étonnement des témoins de cette bataille, mais ne semblent pas avoir contribué à la victoire au même degré que la ferme attitude de la troupe sous les chocs réitérés de la cavalerie autrichienne et malgré les pertes infligées par la mitraille (09).

A Chotusitz (Czaslau), Hohenfriedberg (10) et Soor, les déploiements se font toujours par les moyens traditionnels, mais les lignes ne peuvent jamais affecter cette régularité qu'on leur donne dans les exercices du temps de paix. C'est à peine si deux régiments ont le même alignement. La bataille de Soor montre pour la première fois l'armée prussienne défilant en colonne devant le front de l'ennemi et se déployant, soudain par une conversion simultanée de tous les pelotons. Ici encore, ce n'est pas le feu des Prussiens qui leur vaut la victoire, mais surtout la constance avec laquelle ils subissent les pertes infligées par celui des Autrichiens. Ils essaient, comme nous l'avons dit plus haut, de charger sans tirer ; arrêtés par la mitraille, ils se replient et sont ralliés à temps pour recommencer la charge avec leur deuxième ligne. Cette fois, les Autrichiens ont commis l'imprudence de se porter en avant et de masquer leurs batteries : l'attaque des Prussiens réussit. Tandis que ces événements se passent au point décisif, le duc de Brunswick, voyant son infanterie souffrir du feu des ennemis, la porte aussi à l'assaut et repousse de son côté la ligne ennemie. Cette double attaque à la baïonnette, rompant le centre des Austro-Saxons, les décide à la retraite (11).

Dans ces diverses batailles, livrées depuis 1741 jusqu'à 1745, l'infanterie prussienne se forme et combat d'après les principes qu'elle a reçus avant l'avènement de Frédéric. L'influence du grand roi n'a pu se faire sentir beaucoup sur la tactique de ses troupes. C'est surtout pendant la paix de 1745 à 1756 qu'il les perfectionne. On a vu les différentes formations et manoeuvres qu'il a introduites durant cette période de onze années. Le résultat n'est pas exactement celui qu'on pourrait en attendre : dans la guerre de Sept ans, les évolutions nouvelles ne sont pas employées ; ce sont encore les marches en colonne à distance entière et les déploiements sur le flanc par conversion simultanée des pelotons qui sont usités pour mettre les troupes en bataille ; mais il semble que les mouvements se font encore avec plus de souplesse et de régularité. Les batailles de Prague et de Kolin ne sont pas très caractéristiques à cet égard, mais celles de Rossbach et Leuthen peuvent être données comme des modèles du genre.

A Prague, les quatorze bataillons de l'aile gauche prussienne se portent à l'attaque, l'arme sur l'épaule, le maréchal Schwerin ayant défendu de tirer ; les difficultés de la route ont empêché les canons de suivre, de sorte que cette infanterie s'expose, sans riposter d'aucune manière, au feu de mousqueterie et d'artillerie des Autrichiens. Les pertes sont bientôt si considérables que les rangs présentent de grosses lacunes ; à 300 pas de l'ennemi, la plupart des chefs ayant succombé, la troupe devient hésitante ; quelques bataillons reculent. La mort de Schwerin, qui s'élançait en avant, un drapeau à la main, achève de démoraliser toute cette ligne, qui s'enfuit, abandonnant même ses drapeaux. Les Autrichiens, prononçant tardivement une contre-attaque, courent se heurter à la seconde ligne prussienne, qui venait à peine de se déployer, mais qui, soutenue par son artillerie, les arrête aussitôt par un feu de mousqueterie et un tir à mitraille très intenses. Cette ligne, se prolongeant sur sa droite, déborde l'infanterie autrichienne, qui est rejetée au delà de sa position primitive.

A la droite, l'infanterie prussienne, quoique soutenue par une assez forte artillerie, ne réussit pas à aborder l'ennemi et engage un feu de pied ferme, lequel se prolonge jusqu'à l'intervention de deux régiments qui débordent la gauche des Autrichiens et les décident à la retraite. Ces deux régiments débouchent du village de Kej sous le feu de l'ennemi, presque à bout portant, se forment d'abord sur un front très étroit, puis se déploient pour attaquer. Les Prussiens refoulent l'infanterie autrichienne sur un parcours de 3 kilomètres et s'arrêtent, épuisés. Les péripéties du combat ont rompu l'ordre des bataillons à tel point que le ralliement est à peine terminé le lendemain matin (12).

A Kolin, l'armée prussienne défile et se déploie sous les yeux des Autrichiens, qui occupent une forte position sur les hauteurs de Krzeczhorz. Le village de ce nom, situé en avant de l'extrême droite des Autrichiens, sera le premier point attaqué par les Prussiens, qui pénètrent sur le champ de bataille par l'extrémité opposée. Les sept bataillons de leur avant-garde arrivent au pied de la hauteur que couronne le village, se déploient et attaquent, taudis que le gros est toujours en marche sur trois colonnes. Frédéric dirige la colonne de droite vers Krzeczhorz, et elle en est encore éloignée de 1 kilomètre, quand l'avant-garde a déjà enlevé le village et aborde la position principale de l'ennemi. La colonne continue sa marche et se déploie pour diminuer les pertes trop lourdes que lui inflige le feu des Autrichiens dans cette marche de flanc. Déplorant ce déploiement, qu'il juge prématuré, le roi interdit du moins au prince Maurice d'Anhalt, qui commande dans cette partie, de marcher droit à l'ennemi ; il le fait obliquer à gauche pour appuyer à la droite de l'avant-garde, qu'il a dû renforcer de trois bataillons. L'intention de Frédéric était de former son armée en ordre oblique et de refuser sa droite, mais les Croates, tiraillant dans les blés, sont venus inquiéter celle-ci, qui s'est déployée prématurément. La bataille se trouve ainsi engagée sur tout le front. Elle nous offre un exemple frappant de l'audace avec laquelle le roi de Prusse exécute son déploiement et manoeuvre jusqu'au dernier moment sous le feu de l'ennemi. L'immobilité des Autrichiens sur leur position contraste singulièrement avec la souplesse de leurs adversaires (13).

Rossbach offre une série d'exemples, extrêmement remarquables, d'évolutions accomplies par les troupes prussiennes comme sur le terrain de manoeuvres.

Campés entre les villages de Bedra et de Rossbach, sur deux lignes, les bataillons prussiens rompent par leur gauche, font un changement de direction à gauche qui les ramène en arrière de leur camp, puis, par un changement de direction à droite, cette fois, ils longent le revers du Janusberg, s'arrêtent et font face à droite par conversion des pelotons. Ils ont parcouru environ 3 500 mètres. Partis du camp vers 2 heures et demie, ils reçoivent à 4 heures l'ordre de se porter à l'attaque. Les bataillons se forment en ordre oblique, la droite en avant, avec le plus grand ordre et la plus grande régularité. Ils arrivent ainsi entre les villages de Lunstädt et Reichartswerben. Là, par un demi-quart de conversion à droite de tous les pelotons, l'ordre en échelons est transformé de nouveau en une ligne droite qui, en se portant contre la tête de colonne des alliés (Français et Allemands) fait exécuter une conversion vers la droite à ses huit bataillons de gauche, pour déborder et envelopper celle-ci (14). Certes, une armée pratiquant une autre tactique aurait pu, sous le commandement d'un chef aussi habile que Frédéric, faire payer non moins cher les fautes de Soubise et du prince d'Hildburghausen, et il ne faut pas attribuer ici aux formes tactiques une influence exclusive sur le sort de cette étonnante journée, mais il faut admirer sans réserve l'aptitude manoeuvrière des troupes prussiennes et la maîtrise avec laquelle Frédéric sut atteindre le but par la combinaison des évolutions les plus simples et les plus familières à son infanterie.

On peut évidemment contester que la bataille de Leuthen (ou de Lissa) soit le chef-d'oeuvre de Frédéric ; mais c'est à coup sûr celle où les mouvements et formations de l'armée se sont le plus rapprochés des types réguliers, par conséquent de l'idéal théorique du grand roi. Son armée débouche sur le terrain de la bataille, marchant à travers champs en colonnes strictement parallèles : l'avant-garde, ayant pour point de direction le clocher de Borne ; les deux colonnes d'infanterie et les deux colonnes de cavalerie suivant à quelque distance, dans des directions parallèles, et les têtes à même hauteur.

Près de Borne, les itinéraires subissent de légères déviations, pour utiliser les ouvertures qui traversent ce village ; et à ce moment, le gros de l'armée, laissant l'avant-garde en position, converse à angle droit, la colonne de gauche prenant sa direction sur le point culminant du Zobtenberg, visible à 30 kilomètres. Ce mouvement, qui redresse les colonnes prussiennes parallèlement au front de l'ennemi, n'a pas été retardé par le combat que se sont livré autour de Borne les troupes légères des deux partis.

Frédéric va utiliser maintenant la supériorité manoeuvrière de son infanterie pour se placer vivement en potence sur l'aile gauche de l'ennemi et assaillir les Autrichiens avant qu'ils aient le temps de renverser leur ordre de bataille. Les deux colonnes, qui s'étaient déployées par une conversion à gauche de leurs pelotons, rompent de nouveau par une conversion à droite, et défilant derrière le Heideberg, font un changement de direction d'environ 80° vers la gauche, le point de direction étant à la pointe nord du village de Schriegwitz. Six bataillons de l'avant-garde dépassent le village pour aller former le soutien de la cavalerie. Le reste des deux lignes se déploie entre Schriegwitz et le Heideberg ; trois bataillons de l'avant-garde sont restés à hauteur et à gauche des bataillons de tête de la colonne de gauche (première ligne).

Le premier déploiement avait en lieu vers 10 heures et demie ; le second est achevé un peu après midi. La distance parcourue était de 4 kilomètres.

Frédéric a décidé de porter son attaque sur les hauteurs de Sagschütz : elles ne sont pas en face même de sa position actuelle, mais à 1 kilomètre environ vers la droite. Le mouvement à exécuter sera donc une marche dans une direction oblique par rapport au front, marche pendant laquelle l'infanterie doit se former en ordre oblique par bataillons, avec 50 pas de distance de l'un à l'autre. Chaque bataillon fait un demi-quart de conversion à droite. Le roi donne lui-même le point de direction (sans doute le clocher de Gohlau) au bataillon de droite, et le mouvement commence, tandis que les trois bataillons d'avant-garde se portent directement sur le village de Sagschütz. Quand la droite de la première ligne se trouve presque à hauteur de ce village, tous les bataillons, par un demi-quart de conversion à gauche, sont ramenés parallèlement au front d'où ils sont partis, et l'attaque commence. Il est à peu près 1 heure et quart et l'armée a parcouru 4 500 mètres en une heure. La formation est alors la suivante : les vingt bataillons de la première ligne en ordre oblique, les bataillons échelonnés à 50 pas ; les onze bataillons de la deuxième ligne répartis sur une ligne parallèle à la première, et à 250 mètres en arrière ; à la droite et à la gauche, deux bataillons intercalés entre les bataillons extrêmes des deux lignes ; enfin, les trois bataillons de l'avant-garde engagés contre Sagschütz, à peu près en avant des troisième, quatrième et cinquième bataillons de la ligne principale.

Le soutien d'infanterie (six bataillons) laissé à la cavalerie de l'aile droite contribue à décider rapidement le combat de cavalerie de ce côté en faveur des Prussiens, et il se rapproche bientôt de la ligne principale, à la droite de laquelle il se déploie.

L'attaque en ordre oblique, sur les hauteurs voisines de Sagschütz, suit son cours : " C'est la première et unique fois, dit la relation allemande, qu'elle se développe jusqu'au bout en présence de l'ennemi. La ligne échelonnée s'avance, irrésistible, lâchant ses salves avec une régularité d'horloge, contre le flanc gauche des Autrichiens et des Bavarois, et menace de les renverser. " Ceux-ci, rangés à la hâte, se retirent en désordre et jettent la confusion dans leur seconde ligne. Les Autrichiens ont ramené précipitamment leurs troupes sur une position improvisée autour du village de Leuthen. L'armée prussienne, après avoir enlevé les hauteurs de Sagschütz, se porte à l'attaque de la position principale, mais, peu à peu, l'ordre oblique s'est transformé en ordre parallèle, les bataillons de gauche continuant d'avancer tandis que la droite combat. La suite de la bataille, où des troupes en bon ordre, suivant un plan arrêté d'avance, l'emportent sur une cohue ébranlée par la surprise et par des mouvements précipités, ne nous offre plus de particularités à noter au point de vue de la tactique élémentaire, et nous arrêterons là cette étude sommaire.

Il n'est pas douteux que le génie de Frédéric lui aurait procuré autant de succès, quelle qu'eût été la tactique en usage dans son armée, et que c'était surtout la fermeté, la discipline, l'instruction méticuleuse de cette dernière qui en faisaient un excellent instrument de combat ; mais, d'autre part, la formation linéaire s'imposait alors pour la bataille, et l'on n'avait encore constitué, avec un degré de perfection suffisant, aucune méthode générale de manoeuvres différant essentiellement des procédés que nous avons vu appliquer à Rossbach et à Leuthen. Or, ces procédés, il est certain que les Prussiens en avaient réglé l'exécution dans les moindres détails, assurant ainsi à leurs mouvements une rapidité foudroyante vis-à-vis d'ennemis que leur infériorité tactique paralysait. Il était donc naturel que les militaires de tous pays, et les Français notamment, eussent le plus grand souci de connaître ces détails d'exécution auxquels il semblait que les Prussiens avaient dû leurs succès. Les uns croyaient devoir imiter leur discipline, leur tenue, et jusqu'à leur maniement d'armes ; d'autres, au contraire, voulaient adopter les nouvelles évolutions essayées par Frédéric dans ses grandes manoeuvres, en négligeant les détails ; quelques-uns, enfin, accueillaient avec enthousiasme les règles proposées par Pirch pour l'alignement et la direction. Ces imitations partielles, se succédant et s'accumulant, devaient nous amener bientôt à dresser l'infanterie française, autant que possible, sur le modèle de l'infanterie prussienne. Cette transformation s'accomplit surtout dans la période de 1773 à 1776.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

III - Les " points de vue " de Pirch

L'Essai général de tactique venait à peine de paraître, lorsqu'un Mémoire raisonné sur les parties les plus essentielles de la tactique (15) fut remis par Pirch au marquis de Monteynard, ministre de la guerre (1773). Ce mémoire reçut un accueil enthousiaste ; ce fut, au dire des contemporains, une véritable révélation. A les en croire, notre infanterie aurait appris pour la première fois en 1773 que, pour prendre un alignement ou une direction, un seul point ne suffit pas. On se débattait depuis près de cent ans dans les difficultés de la marche directe en bataille et des déploiements, et l'on n'avait pas découvert les règles les plus simples pour assurer le maintien des directions.

Pirch fait reposer toute sa tactique sur l'usage des points de vue.

" Les points de vue sont des objets extérieurs et distincts, choisis et déterminés par le général en chef pour servir de direction aux différents mouvements qu'il veut faire exécuter à son armée, et en assurer l'exactitude, la facilité et la précision.

" Cette définition annonce l'importance de la pratique des points de vue, puisque c'est sur elle que sont fondées l'exactitude, la facilité et la précision des mouvements d'une armée.

" En effet, c'est par elle seule qu'un général parvient à donner à son armée la position exacte qu'il veut lui faire prendre ; c'est à l'aide de ces points de vue qu'il obtient un alignement militaire, qu'il simplifie et accélère la formation en ordre de bataille, avantage important qui contribue souvent à la décision favorable d'une journée, et qui la détermine presque immanquablement quand ceux qui s'en servent ont affaire à un ennemi moins manoeuvrier, qui ignore ou ne met point en usage ces principes essentiels et élémentaires.

" Je les appelle essentiels ; l'expérience soutenue et confirmée, que j'ai eue pendant la dernière guerre, de l'utilité dont ils ont été à l'armée prussienne me les fait envisager comme tels, et me porte à insister sur la nécessité indispensable d'en adopter l'usage et de rejeter les pratiques vicieuses et variées avec lesquelles chaque commandant fait exécuter à son gré, sans ordre et sans harmonie pour le tout, différentes espèces d'alignements au corps qui est sous ses ordres, et introduit, par cette variété le désordre et la confusion dans les manoeuvres de l'armée réunie...

" Ce n'a point été un des moindres objets de surprise pour moi, dans les recherches et les comparaisons que j'ai faites des principes de tactique des différentes puissances de l'Europe, de voir ceux des points de vue généralement ignorés ou négligés ; j'ai eu peine à trouver la source d'une négligence aussi préjudiciable ; j'ai vu la manie de l'imitation répandue sur presque toute l'Europe ; l'habillement, la tenue, la discipline particulière des troupes prussiennes copiés, souvent exagérés par le plus grand nombre des puissances ; par quelle fatalité ou par quelle inconséquence s'est-on attaché à des pratiques minutieuses et a-t-on laissé des principes lumineux, victorieux et fondamentaux (16) ?

" C'est la persuasion de l'excellence de ces moyens qui m'a fait consacrer à leur développement les premiers chapitres de cet ouvrage. Tous les mouvements d'armée indiqués et expliqués dans ce mémoire sont fondés sur la pratique des points de vue. "

Avant de passer à l'application de ses principes, Pirch réclame que les drapeaux et fourriers de chaque bataillon soient placés au centre : " C'est là que les drapeaux seront de la plus grande utilité, non seulement pour la réunion des forces, mais encore pour établir et conserver l'ordre dans la marche d'une ligne, si essentiel et si difficile. "

Pirch demande également que, le bataillon étant l'unité la plus importante dans les évolutions, le chef du bataillon ait un grade et une autorité nettement établis :

" L'établissement d'un commandant fixe à chaque bataillon est d'autant plus nécessaire que, dans l'instant de la manoeuvre, chaque bataillon doit être considéré comme un corps séparé..., et c'est surtout dans la marche en ligne d'un corps d'armée que ce commandant devient d'une nécessité absolue. En marchant en bataille, ce commandant doit se placer à pied, à 8 pas en avant du centre de son bataillon, afin de pouvoir distribuer de là tous les ordres avec plus de facilité. Son attention particulière sera d'indiquer aux drapeaux les points de vue directs sur lesquels la troupe doit se porter en avant ou en arrière, de conserver les files voisines des drapeaux dans le même alignement perpendiculaire sur la direction où elles étaient parfaitement placées avant de marcher ; de diriger les ailes du bataillon, qui n'ont autre chose à observer que de se maintenir dans l'alignement du centre qui leur sert de base et à rester collées sur ce centre bras contre bras, tellement qu'il ne puisse se former d'ouverture et que leurs pas soient toujours les mêmes et égaux au pas du centre en longueur et en vitesse...

" L'un des officiers-majors se tiendra sur la droite ou sur la gauche du bataillon, suivant l'aile qui aura été indiquée pour alignement, afin d'y veiller à conserver exactement les intervalles prescrits. L'autre se placera derrière le centre du bataillon pour être à portée du commandant et contenir les drapeaux dans les points de vue donnés. "

Pirch expose ensuite comment un général doit procéder à l'alignement de ses troupes ; les précautions à prendre ne sont pas très longues, mais encore ne faut-il rien abandonner au hasard :

" Avant que le général en chef commence à faire mouvoir les bataillons pour les mettre en ligne, il doit avoir reconnu et déterminé distinctement où aboutiront les deux ailes de la ligne, et quelle direction convient le mieux à ses projets. S'il n'a pis pris ce soin primitif et essentiel aussi exactement que le terrain et les circonstances l'exigeront, et s'il n'est guidé dans cette manoeuvre que par un aveugle hasard, on ne doit pas être surpris s'il perd beaucoup de temps avant que de mettre, tant bien que mal, les bataillons en ligne, et on le sera encore moins si cette ligne ne se dirige pas directement vers son objet et si elle souffre des ouvertures, des écrasements et un désordre inévitables.

" C'est par cette raison qu'il est d'une importance extrême que... le général mette la plus grande précision dans les ordres et l'exécution du parti combiné qu'il a pris. Il ne se contentera pas d'une idée obscure et non réfléchie ; il ne suffira point qu'il sache que les bataillons doivent occuper la ligne AB au lieu de celle AC ou DE, il faudra encore qu'il soit pénétré et convaincu des raisons pour lesquelles il convient plutôt que la ligne soit placée dans la direction AB relativement à FG que dans celle de AC ou DE, eu égard à cette même ligne FG.

" Pour remplir cet objet, le moyen le plus sûr est de choisir aux extrémités des ailes les points de vue convenables au dessein du général en chef ; ce sera une maison, un arbre, une montagne, une tour, ou d'autres objets semblables.

" Mais, comme il est physiquement impossible à nu seul homme de découvrir entre deux objets éloignés la direction d'une ligne, et qu'il est de la plus grande importance de ne jamais permettre que chaque bataillon séparé veuille chercher cette ligne et rompre par conséquent l'ensemble, il est nécessaire que, du côté où le général en chef aura fixé l'alignement, il y ait deux points de vue qui correspondent parfaitement avec celui du côté opposé... Il est donc nécessaire (si l'on s'aligne sur la droite) de donner d'abord aux commandants des bataillons deux points de vue sur la droite comme RK, sur la ligne que l'on doit prendre qui aboutira à O, afin que tous les bataillons puissent s'aligner sur la ligne RO. "

Pirch indique comment, étant donnés les points R et O, on peut déterminer un point intermédiaire K, au moyen de deux aides de camp qui s'aligneront réciproquement entre R et O, sans avoir besoin de se porter jusqu'à R et O, ces derniers points pouvant être très éloignés.

Pour la marche en bataille, les drapeaux sont portés à 6 pas en avant du front. Le commandant de chaque bataillon désigne un point de vue éloigné à l'officier-major qui marche derrière le centre, et cet officier maintient le drapeau-guide, et le fourrier qui le suit, dans la direction du point de vue. Les officiers-majors qui marchent derrière les ailes des bataillons veillent à ce que les ailes ne restent pas en arrière. Les majors, placés dans les intervalles, veillent à leur maintien en se réglant du côté indiqué comme base d'alignement.

Il peut arriver que les bataillons extrêmes soient forcés, par quelque obstacle, de dévier de leur direction primitive et d'abandonner leur point de vue. L'officier-major choisira de nouveaux points de vue en direction parallèle avec celle de toute la ligne, dès qu'il pourra reprendre la marche directe.

" Tous les drapeaux, autant que le terrain et la vue peuvent le permettre, se règlent entre eux pour former toujours une ligne droite ", et les bataillons restent à 6 pas derrière eux.

Si l'alignement et la marche directe en bataille ont une grande importance pour les armées du dix-huitième siècle, qui combattent le plus souvent en longues lignes et se portent ainsi à l'attaque, le mouvement le plus essentiel est peut-être le passage de la colonne dite ouverte (c'est-à-dire à distance entière) à la ligne déployée face à gauche ou à droite. Aussi Pirch donne-t-il les règles pratiques les plus circonstanciées pour la marche en colonne et la manière de se mettre en bataille. Il rappelle que Frédéric a dû la plupart de ses succès à la facilité avec laquelle il a pu exécuter ce mouvement et fait changer de position aux plus nombreuses armées, et il affirme que la réussite de ses déploiements était due aux principes généraux sur lesquels en reposait l'exécution.

" Le roi de Prusse a prouvé dans cette dernière guerre que la vraie force de son armée consistait moins dans la bonté et la valeur de ses troupes que dans les principes qu'il avait établis, principes par lesquels il semblait avoir son armée entière dans la main, la mouvait à son gré et en retirait ces avantages, qui étaient les fruits nécessaires de l'instruction, de la subordination et de la discipline qui régnaient parmi ses généraux comme parmi ses plus simples officiers. Or, s'il a pu recueillir ces fruits d'une armée composée pour la plus grande partie de déserteurs ou gens mal intentionnés, telle qu'était la sienne vers la fin de la guerre dernière, combien n'en doit-on pas attendre davantage de troupes nationales, et surtout des troupes françaises ? "

Le principe le plus essentiel, pour la marche en colonne, en vue d'un déploiement exact et rapide, c'est que les différents bataillons partent et s'arrêtent rigoureusement ensemble, de manière à ce que les distances entre les pelotons soient égales à leur front. Il faut, de plus, que l'on donne tous ses soins à maintenir ces distances pendant la marche, et que les guides de tous les pelotons se suivent exactement, dans la direction d'un point de vue donné.

Si un obstacle se rencontre sur le front, on fait déboîter par files le nombre d'hommes nécessaire ; mais on veille à ce que les soldats restés en ligne demeurent toujours serrés bras contre bras, et les rangs bien emboîtés.

" Ces détails peuvent paraître minutieux, dit Pirch, mais l'expérience et des succès en ont prouvé l'utilité ; ils ont constamment été mis en pratique dans l'armée du roi de Prusse.

" En général, il faut toujours que l'une des ailes serve de point d'alignement, à moins que de fortes raisons n'exigent de choisir à cet effet le centre, ou tel autre bataillon de la ligne que l'on jugera à propos, comme s'il y avait, par exemple, devant le front de la ligne une hauteur sur laquelle le centre ou un autre bataillon devait arriver nécessairement, ou si l'on destinait précisément le centre pour attaquer l'ennemi. L'expérience a prouvé plus d'une fois l'inconvénient qu'il y a de prendre le centre pour point d'alignement, par les grandes difficultés de le conserver et le désordre qui en résulte ordinairement... On fait d'ailleurs assez souvent l'attaque sur l'ennemi par une des ailes sur laquelle toute la ligne doit se diriger ; ou bien le général en chef juge à propos par la nature du terrain d'en appuyer une avantageusement en avançant. Il est donc presque indispensable de donner une des ailes pour point d'alignement.

" Il est, au reste, physiquement impossible que plusieurs bataillons ensemble, ou un corps d'armée marchant en bataille, soit absolument aligné au cordeau ; il ne faut donc s'attacher qu'à faire observer un alignement militaire, et en pareil cas un général aurait tort de négliger des dispositions importantes pour s'arrêter à une précision purement imaginaire, qui souvent produirait un effet contraire. "

Pirch ajoute que le général ne doit régler que l'alignement des drapeaux entre eux et laisser aux commandants de bataillon le soin d'aligner chacun leur bataillon.

Enfin, il faut que la troupe soit exercée à marcher très exactement le pas réglementaire. La cadence de 8o à la minute paraît la meilleure.

Pirch insiste avec le plus grand soin sur les précautions à prendre pour diriger exactement chaque peloton sur le point de vue, au moment où la colonne exécute le changement de direction final qui la redresse le long de la ligne de bataille. Nous ne le suivrons pas dans tous ces détails, et nous passerons aux chapitres où il expose les grandes manoeuvres expérimentées par Frédéric II.

Ce qu'il dit de l'ordre oblique ne contient rien qui ne soit connu antérieurement, et qu'on ne trouve par exemple dans Guibert ; peut-être la définition est-elle trop restreinte et faut-il considérer la formation exposée par Pirch comme un exemple quelconque plutôt que comme un type normal.

En ce qui concerne le déploiement des colonnes face en tête, Pirch entre dans une foule de détails d'un médiocre intérêt ; il n'en faut retenir que le procédé recommandé pour ce genre d'évolutions, procédé que Pirch appelle déploiement sur le centre à hauteur de la tête. Supposons une colonne de douze pelotons que l'on a fait serrer d'abord à demi-distance. Pour se déployer, les six pelotons de tête exécutent un mouvement carré : le sixième se porte en avant jusqu'à la place occupée primitivement par le premier peloton ; chacun des cinq premiers pelotons déboîte par le flanc droit et se redresse en bataille lorsqu'il arrive à hauteur de la place qu'il doit occuper. Les six derniers pelotons déboîtent par le flanc gauche et obliquement ; chacun d'eux se remet en bataille dès qu'il arrive en arrière de l'emplacement qu'il doit occuper, fait un demi-quart de conversion à gauche et se porte en ligne. Telle est, au dire de Pirch, la manière la plus rapide d'exécuter le déploiement.

La question des changements de front tient une place considérable dans le mémoire de Pirch. C'est une de celles qui lui attireront le plus de critiques. Nos règlements prescrivaient jusqu'alors, pour faire changer de front à une ligne de plusieurs bataillons, de garder les bataillons déployés. Voulait-on, par exemple, faire face en demi-à-gauche, la gauche de la ligne restant en place et la droite se portant en avant : chaque bataillon faisait un demi-quart de conversion (45° environ) à gauche ; puis tous se portaient en avant, parallèlement, vers les emplacements qu'ils devaient occuper sur la nouvelle ligne, jalonnée par les officiers-majors.

Pirch n'admet pas cette solution. Il tient à ce que chaque bataillon fasse un quart de conversion à gauche (90°), puis rompe en colonne par le flanc droit, se dirige sur la gauche de son nouvel emplacement, tourne à gauche pour longer la ligne et se déploie par le flanc gauche.

Le même procédé est employé pour la wourff-manoeuvre, qui porte rapidement une colonne sur une ligne de bataille quelconque, en faisant marcher chaque bataillon par le flanc droit vers la gauche de son emplacement.

Pour le passage des lignes en retraite, Pirch estime que, dans le désordre où se trouvera la première ligne, on ne pourra pas faire doubler la section de gauche sur celle de droite dans chaque peloton, ni les ramener en bataille ; il n'admet pas davantage que, si les pelotons font par le flanc et par files à droite pour se retirer, ils viendront se présenter exactement à l'extrémité des pelotons de la seconde liane. Il veut donc que les pelotons de la première ligne fassent par le flanc et par files à droite (ou à gauche) et se retirent vivement, et que la seconde liane leur ouvre un passage en quelque point qu'ils se présentent.

Il donne ensuite des règles pour la retraite en échiquier, les bataillons impairs se retirant à 200 pas, puis les bataillons pairs se retirant à leur tour et passant par les intervalles.

Il indique une formation en carré incomplet pour la retraite en présence de la cavalerie.

Pour le passage de défilé en avant, il fait passer de front l'élément placé devant le défilé ; tous les autres passent par le flanc, ceux de droite en même temps que ceux de gauche, et se déploient dès qu'ils ont franchi le défilé.

Le passage en retraite commence par les ailes ; les pelotons extrêmes rompent par le flanc et, longeant la ligne par derrière, vont franchir le défilé ; chaque peloton suit le mouvement à son tour, et le peloton du centre passe le dernier, en bataille. Le nouvel alignement a été marqué avant de commencer le mouvement, et chaque peloton y prend place à son tour dès qu'il est sorti du défilé.

Pour terminer son mémoire, Pirch imagine une manoeuvre d'ensemble où il applique successivement les diverses évolutions qu'il a indiquées.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

IV - Les instructions de 1774 et 1775

L'Instruction provisoire du 11 juin 1774 reproduit presque textuellement le Mémoire de Pirch. Le préambule annonce que le roi a voulu " établir la plus grande uniformité dans les évolutions, les commandements, les moyens de détail, et les écoles d'instruction " ; qu'il a voulu aussi " que les exercices particuliers de chaque régiment soient dirigés sur des principes applicables à toutes les circonstances où un corps considérable d'infanterie peut se trouver à la guerre ". Ce sont bien là, en effet, les deux points essentiels visés dans le Mémoire de Pirch ; mais ce n'est pas là toute la tactique, et dans l'engouement où l'on était tombé tout d'un coup pour les principes de l'officier prussien, on oublia que les sujets traités par lui n'embrassaient pas toutes les évolutions possibles et tout le combat.

Les règles posées pour l'instruction des cadres sont plus strictes et plus sévères que par le passé ; elles sont le développement de celles qui ont figuré dans l'Instruction de 1769.

Les titres IV et V de l'Instruction contiennent les mouvements à exécuter dans les compagnies sous la direction des capitaines :

" De l'alignement, de la charge et des feux. - De la marche. - Former la compagnie et border la haie. - Ouvrir et serrer les rangs de pied ferme et en marchant. - De la contremarche. - Rompre et former les pelotons en marchant. - Doublement des files pour marcher en route, par le flanc, à six de front. "

Les titres VI, VII, VIII contiennent ce que nous appelions les bases générales de l'instruction : formation du régiment en bataille, revues et défilés, rassemblement des compagnies et régiments.

Le Mémoire de Pirch apparaît au titre IX :

" Des points de vue, et de l'usage qu'on en doit faire ; de la marche en colonne sur les points de vue donnés, et des différentes manières de se mettre en bataille.

" Titre X. - De la marche en bataille.

" Titre XI. - Différentes manières de rompre et former le régiment.

" Titre XII. - Changements de position.

" Titre XIII. - Des déploiements des colonnes serrées.

" Titre XIV. - Du passage du défilé.

"  Titre XV. - Du passage des lignes. "

Nous quittons alors le texte de Pirch pour une courte digression sur la marche d'une colonne en route (titre XVI), laquelle se termine par la prompte manoeuvre, identique à la wourff-manoeuvre de Pirch.

Le titre XVII, consacré aux feux, est très court. Il ne mentionne que les feux de peloton, division, demi-rang et bataillon de pied ferme, ainsi que les feux de bataillon en avançant et en reculant. Le feu de deux rangs et le feu de chaussée sont éliminés.

Dans toute cette ordonnance, il n'est pas question de colonnes d'attaque.

L'Instruction du 30 mai 1775 n'apporte que de légères modifications à la précédente, mais rétablit le feu de deux rangs et prescrit des exercices de tir : " Pour faire acquérir au soldat l'habitude d'ajuster, on plantera un but en terre, d'abord à 50 toises ; on s'en éloignera successivement jusqu'à la distance de 100 toises, et en faisant au soldat les commandements prescrits au titre des feux, pour apprêter les armes. On lui fera ensuite le commandement Joue ; il cherchera, en tombant vivement en joue, à aligner la culasse et le bouton sur le but ; on lui fera le commandement Retirez - vos armes, et le commandement Joue plusieurs fois, afin qu'il acquière l'habitude de tomber en joue à hauteur et dans la direction du but.

" Cette école se fera homme par homme, d'abord en blanc, ensuite à balle. Lorsque le soldat aura acquis l'usage d'ajuster avec promptitude, on pourra réunir une file, et ensuite un peloton... Tous les soldats passeront tous les ans à cette école ; mais on observera d'y exercer surtout les recrues de chaque année. "

Telle est l'origine, bien modeste, des instructions sur le tir. Elle ne pouvait valoir, d'ailleurs, que par la quantité de munitions consommée ; or celle-ci restait très faible.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

V - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775

L'opinion se déclara presque unanimement en faveur des principes de Pirch et leur accorda une importance considérable. On y trouvait la solution d'un problème étudié depuis longtemps sans grand succès, et l'on croyait pouvoir désormais atteindre à la perfection et à la promptitude que les Prussiens obtenaient depuis longtemps dans le déploiement et la marche d'une ligue mince.

Perdant d'abord de vue les autres parties de la tactique, nos officiers généraux se déclarèrent avec ardeur pour l'adoption, puis pour le maintien des nouveaux principes. L'un d'eux, chargé en 1773 d'expérimenter les méthodes de Pirch, ne trouve guère qu'à le louer :

" Nous avons jusqu'à présent, dit-il, manqué de principes pour faire marcher une ligne d'infanterie. J'ai éprouvé à Compiègne combien les moyens indiqués par l'ordonnance (de 1766) étaient insuffisants, soit pour diriger la ligne carrément, soit pour maintenir les bataillons sur le même alignement, et j'ai été forcé de regarder comme l'effet du hasard quand une ligne de quatorze bataillons, que je faisais manoeuvrer, avait bien marché 300 ou 400 pas.

" J'ai fait marcher plusieurs fois ensemble, sur les principes proposés, les régiments de Champagne et d'Anhalt : ils ont parcouru plus de 400 toises en avant et en arrière, sans que l'ordre de la ligne en ait été dérangé. J'ai ordonné au bataillon d'alignement de se jeter, ou sur sa droite, ou sur sa gauche : le reste de la ligne a suivi son mouvement sans qu'elle ait perdu sa direction carrée. Il est à désirer qu'on puisse éprouver ces moyens avec un plus grand nombre de bataillons, et je suis persuadé que ce sera avec succès.

" La manière de passer les obstacles qui se rencontrent sur le front de la ligne est simple, prompte et facile : je l'ai vu pratiquer depuis plusieurs années aux régiments de Navarre et de Salis.

" Le pas ordinaire porté à 8o à la minute me paraît être naturel et commode. Le régiment de Champagne s'y est exercé en très peu de temps, et il préfère cette mesure à celle prescrite par l'ordonnance. "

A propos du chapitre des colonnes ouvertes :

" Dans toutes les manoeuvres que j'ai fait exécuter à Landau, je n'ai pas vu qu'une colonne se dirigeant sur les points de vue donnés et par les moyens proposés ne se trouvât pas mise en bataille dans la direction la plus exacte et suffisamment alignée...

" Je ne discuterai point... chacune des manoeuvres proposées par M. de Pirch... Je dois observer qu'en les adoptant, il n'y aura rien à ajouter à l'instruction du soldat ; un régiment, même médiocrement dressé, est en état d'exécuter toutes les manoeuvres proposées, pourvu que l'officier y apporte de l'activité et beaucoup d'attention. Car toute la difficulté de détail consiste dans l'observation exacte des distances, celle de l'alignement, et l'attention de faire à propos les commandements.

" La difficulté est plus grande pour les commandants de bataillons, pour les officiers supérieurs et pour le général. Ainsi la nécessité de l'instruction est en quelque sorte en proportion de la progression de grade.

" En établissant que tous les bataillons d'une ligne exécuteront toujours (à moins d'un ordre particulier) tous les mouvements que fera le bataillon indiqué pour servir d'alignement, on donne une grande facilité au général dont les commandements ne pourraient pas être entendus d'une droite à une gauche, et qui ne peut pas y suppléer par des signaux, lesquels, dans le moment de l'action, ne seraient ni vus ni entendus.

" J'ajouterai que les capitaines, les officiers subalternes et les bas-officiers auront bien moins de choses à apprendre qu'ils n'ont eu de difficulté à se remplir la tête des inutilités de l'ordonnance de l'infanterie (de 1766). Une ligne n'exécutera jamais aucune des manoeuvres que cette ordonnance prescrit ; on les exige cependant, et on doit les exiger jusqu'à ce qu'il y ait autre chose d'ordonné ; tout ce qu'on peut, dire des manoeuvres de l'ordonnance est qu'un régiment qui est rompu à les bien exécuter est capable de bien faire tout ce qu'on lui demandera, mais encore faut-il des principes généraux. Le Mémoire de M. de Pirch en renferme qui me paraissent être très bons ; ils sont d'un usage facile : en suivant ce qu'il propose, on n'enseignera à un bataillon que ce qu'il doit faire quand il sera dans une ligne, et on exercera toujours un régiment, quelque nombreux qu'il soit, comme on manoeuvre, un seul bataillon ; on cherche à le faire briller par l'ensemble, et on néglige l'usage de ce qui se pratiquera à la guerre.

" Je pense donc qu'il serait avantageux d'exercer l'infanterie sur les principes dont je viens de voir l'essai, et desquels je rends compte dans ce mémoire. M. le comte de Guines, en revenant de Prusse, en avait établi quelques-uns dans son régiment, et M. de Pirch les propose d'après l'usage constant qu'il en a vu faire par l'armée prussienne. "

L'année suivante, le prince de Montbarey, chargé d'expérimenter l'ordonnance de 1774, ne se déclare pas moins satisfait :

" Scrupuleusement assidu aux assemblées des inspecteurs ordonnées l'hiver dernier pour entendre, juger, adopter ou refuser les nouveaux plans de tactique contenus dans les mémoires de M. le comte de la Chapelle et de M. le baron de Pirch, j'ai été nommé un des membres du comité chargé par l'assemblée de la rédaction des principes adoptés, qui ont donné lieu à l'instruction provisoire que le roi a fait expédier à son infanterie. Depuis, chargé de l'inspection des troupes de la garnison de Lille, j'ai eu ordre de faire éprouver aux douze bataillons qui la composent, réunis dans un même terrain, les manoeuvres ordonnées, et de rendre compte du résultat de mes observations. C'est le devoir que je remplis ici.

" Je crois devoir d'abord établir les avantages réels due j'ai cru remarquer dans les principes nouvellement proposés, avantages qui ont motivé leur acceptation par les inspecteurs. Je rendrai compte ensuite des avantages ou des inconvénients que j'ai cru apercevoir dans leur application à notre militaire, enfin des observations que leur exécution par un corps de douze bataillons m'a mis dans le cas de faire, et je finirai par mon opinion générale sur cet objet intéressant.

PREMIÈRE PARTIE

" L'acceptation unanime par les inspecteurs du nouveau plan proposé par MM. de la Chapelle et de Pirch m'a paru fondée sur l'importance des objets qu'ils traitaient, sur la simplicité des moyens qu'ils proposaient, sur la solidité des bases sur lesquelles ils élevaient leur édifice, bien plus que sur l'imitation servile d'une puissance étrangère, dont le gouvernement purement militaire a mérité les plus grands éloges comme il a obtenu les plus grands succès, et qui cependant est assujetti à une composition différente de la composition française, et relative à la constitution nationale. Je suis loin de n'être pas pénétré de l'admiration la plus respectueuse pour tout ce qui, créé ou adopté par le roi de Prusse, porte le sceau de son approbation et de ses talents militaires supérieurs ; mais en rendant justice avec toute l'Europe à ses talents et aux avantages qu'ils lui ont procurés, je ne crois pas, et j'ose le dire hautement, que le système qu'il a établi pour son utilité particulière doive être adopté aveuglément par mille autres puissances qui, ne se trouvant pas placées dans les mêmes circonstances, pourraient échouer par les mêmes moyens qui ont assuré les succès de cet admirable modèle. Adopter d'un système quelconque ce qui peut convenir à notre constitution, prendre des leçons en tout genre d'une puissance rivale, même d'une puissance ennemie, et se plier à ce qui peut avoir assuré ses succès, c'est le résultat du génie et le fruit des réflexions utiles ; mais se traîner servilement sur les pas d'un modèle, même couronné par le succès, se laisser subjuguer par le poids de son exemple, faire taire à son nom seul toutes réflexions, cette imitation servile porterait le caractère de la faiblesse, et mettrait trop à découvert la légèreté d'une nation qui préférerait de suivre un chemin indiqué à l'ennui d'en combiner les inconvénients et les avantages, et pour laquelle la peine de réfléchir serait plus grande que celle de renoncer à ses préjugés.

" L'approbation des inspecteurs a donc été motivée par la clarté du principe des points de vue adapté à notre tactique. Ce principe, que jusqu'à présent nous avions suivi dans notre castramétation, est d'une exécution si simple, fournit des moyens si infaillibles pour les alignements de lignes, et pour conserver les directions données, que l'avis fut unanime. La première exécution séduisit, et les épreuves n'ont fait que justifier la première opinion que l'on en avait conçue.

" Les mouvements par files ont eu le même succès. Il est difficile de se refuser à la vérité de la proposition de leur utilité, d'après le seul raisonnement que tout ce qui, dans l'étendue d'une ligne quelconque qui doit exécuter un mouvement, peut présenter inconvénient pour le front d'un peloton qui, en temps de guerre, doit être considéré comme devant être composé de vingt files, n'en peut souffrir ni éprouver aucun pour le front de trois hommes, que cette proposition passa unanimement. Il est démontré qu'un chef de peloton ou de division, placé à la droite ou à la gauche de sa troupe, aurait bien plus de peine à commander, contenir ou faire mouvoir un front de vingt ou quarante files qu'à manier les trois hommes de son flanc, qui lui servent de gouvernail pour faire mouvoir sa division.

" Le principe des drapeaux portés 6 pas en avant pour l'alignement de la marche en bataille d'une ligne parut suffisant dans la proposition, et en approuvant ce moyen, je me réserve, dans la partie de mes observations sur l'exécution que j'ai faite de l'instruction provisoire, de dire ce en quoi j'ai trouvé ce moyen suffisant, et ce que je crois qu'il serait nécessaire d'y ajouter pour le porter à la perfection désirée...

TROISIÈME PARTIE

" ... Plus j'ai examiné, plus j'ai fait exécuter l'entrée dans les points de vue, plus je me suis convaincu de la certitude et de l'excellence du principe, plus j'ai persisté dans l'opinion que j'en avais conçue d'abord. Dans un exercice particulier de régiment, j'ai vu que c'était le moyen infaillible d'obtenir des résultats certains. Dans les exercices de douze bataillons réunis, j'en ai encore senti plus efficacement l'utilité, mais je me suis convaincu que le commandant en chef devait toujours choisir des points de vue déterminés et marquants, quelque éloignés qu'ils pussent être, pourvu qu'ils fussent aperçus et bien distingués, et que dans aucun cas il ne devait se contenter de points de vue mobiles et dont l'instabilité pouvait faire varier sa ligne ou sa colonne et occasionner des flottements et même des variations dans les directions données ; qu'on ne pouvait apporter trop d'exactitude à maintenir la colonne dans le point de vue en avant, et conserver avec trop de soin le point de vue en arrière ; qu'en conséquence on ne pouvait trop exiger que, dans toute la prolongation de la colonne, l'officier-major placé primitivement au point intermédiaire, et contre la poitrine duquel le premier peloton avait conversé pour entrer dans sa direction, restât invariablement à ce pivot jusqu'à ce qu'il fût relevé par l'officier-major du bataillon suivant, auquel il doit indiquer les points de vue en avant et en arrière, ce qui doit s'observer scrupuleusement de bataillon à bataillon.

" Le principe des points de vue est d'une utilité si grande, selon moi, que je crois qu'on ne peut en exiger l'usage avec assez de force, et qu'il doit être de principe qu'aucune troupe ne se meuve sans que son commandant ne lui indique ses points de vue en avant et en arrière. Je crois même qu'il est du bien du service d'en porter l'usage dans les commencements aussi loin que possible, afin de familiariser les officiers avec cette méthode, dont l'utilité me paraît démontrée.

" Les 6 pas en avant de la ligne, que l'instruction fait marcher aux porte-drapeaux et à leurs sergents pour servir à l'alignement de la totalité de la ligne..., m'ont paru suffisants pour le front d'un régiment de quatre bataillons, mais l'expérience m'a convaincu que ce moyen était très insuffisant pour une ligne plus étendue. Je vais même plus loin, d'après les épreuves que j'en ai faites, et j'ose assurer que jamais, même dans un terrain parfaitement uni, l'on ne parviendra à aligner une ligne de douze bataillons par ce moyen, tel qu'il est ordonné par l'instruction. "

Montbarey constate en outre l'impossibilité de faire faire un changement de direction, même peu prononcé, à une ligne de plusieurs bataillons. Au contraire, les changements de front exécutés par pelotons par le flanc réussissent parfaitement.

" Ainsi, d'après mes principes et mon expérience, je persiste à préférer les mouvements par files aux mouvements par le front des pelotons ; le temps nécessaire à les exécuter est à peu près le même sur un terrain uni, et les mouvements par files s'achèveraient beaucoup plus tôt dans un terrain difficile. Le général en chef peut à chaque instant en varier l'objet et la destination, ce qui ne se peut pas par le front des pelotons, où il faut toujours que la manoeuvre commencée s'achève avant de penser à en exécuter une autre... "

L'admiration que les principes de Pirch excitèrent chez la plupart des officiers français est nettement exprimée dans les Souvenirs de Mathieu Dumas, publiés un demi-siècle plus tard :

" Le marquis de Castries, dit M. Dumas (17), m'appela à son quartier général à Lille, où venait de se former la grande école de théorie pour les nouvelles manoeuvres proposées par le major Pirch. On s'occupait enfin de fixer les principes de notre excellente ordonnance d'infanterie d'après celle des armées prussiennes, qu'on avait jusque-là ou mal conçue ou trop servilement et diversement imitée. On s'appropria ces méthodes simples, applicables à toute espèce de formation, pour rompre et rétablir l'ordre de bataille selon le besoin. On régla, on limita l'école de peloton pour la manoeuvre du bataillon, et l'école du bataillon pour les manoeuvres de ligne. On prescrivit surtout et l'on obtint promptement de l'intelligence française l'unité de commandement pour les détails et pour l'ensemble. Ces principes une fois acquis et pour ainsi dire implantés dans l'instruction... ne se sont jamais perdus. Ils ont résisté à l'exagération, à l'esprit de système et de préférence pour tel ou tel ordre de bataille ; leur excellence a été prouvée par l'expérience à la guerre dans toutes les suppositions possibles, et comme la négligence de l'instruction de détail, à laquelle on a souvent été forcé, n'a jamais fait oublier ni même affaibli ces principes, les perfectionnements essayés, introduits pendant les loisirs de la paix par une instruction plus éclairée et plus soignée, n'ont point altéré la solidité du fonds. "

Les nouveaux principes, et surtout la place considérable qu'on leur donne dans les ordonnances, soulèvent cependant quelques critiques.

Un officier du régiment de Chartres prétend que " la nécessité et l'utilité des points de vue sont depuis longtemps reconnues de tout le monde " ; que " les régiments les mieux disciplinés et exercés s'en servent toujours, et depuis plusieurs années " . I1 invoque à ce sujet les manoeuvres exécutées à Metz, dont le capitaine de Laroque nous a déjà fourni un compte rendu sommaire, ainsi que les instructions du comte d'Adhémar pour le régiment de Chartres. On peut constater, cependant, que l'usage des points de direction y a été réduit à peu de chose et, en particulier, que les instructions du régiment de Chartres sont bien vagues.

Ce critique semble mieux inspiré lorsqu'il déclare que " les formations de colonnes sont connues et exécutées de toutes les manières " ; que l'on peut trouver dans l'ouvrage de Guibert " de quoi établir des manoeuvres bonnes et solides ", supérieures à celles que l'on pratique et que l'on propose ; enfin que le régiment de Chartres, en particulier, connaît " des manceuvres supérieures très essentielles, et qui sont peut-être inconnues à l'armée prussienne ". (Souvenirs, I, 12.)

Le lieutenant-général comte de Nicolaï, ayant expérimenté les nouvelles ordonnances avec les troupes du Hainaut, en admet les principes, mais trouve les mouvements trop compassés. Il voudrait, au moins pour le régiment isolé, des évolutions plus simples et plus rapides.

D'autres critiques sont plus importantes et touchent aux principes fondamentaux de la tactique.

Le comte de Clarac, brigadier, ne croit pas qu'il faille tant de soins pour déployer une colonne et faire marcher une ligne. Il juge les points de vue faciles à prendre dans la pratique, sans qu'on se préoccupe de les conserver durant toutes les manoeuvres.

" Sur le champ de bataille même, les points de vue ne sont point difficiles à prendre ; il s'agit d'appuyer sa droite, sa gauche, son centre, à tel village, à tel bois, ou redoute, qu'on a garni d'infanterie, et de suivre les sinuosités d'une hauteur ou d'un ravin, afin de se procurer des flancs et des feux croisés, qui permettent tout au plus l'alignement de quelques bataillons, et jamais celui de la ligne. Pendant le combat, une portion de l'armée ennemie ayant été repoussée, le général juge à propos de déboucher de son terrain ; il n'est plus question alors d'autres points de vue que celui de l'ennemi même qu'on va charger, sur lequel chaque chef de division ou de corps doit se diriger le plus avantageusement possible par le seul coup d'oeil militaire et non par des drapeaux en avant, ou autres petits moyens, dont le minutieux et la pesanteur, en détournant de l'objet principal, entraîneraient la perte de la bataille. Si le général juge à propos de se porter obliquement sur une des ailes de l'ennemi, ou de l'envelopper, il se servira de moyens aussi simples que rapides. "

Clarac estime que, dans une armée de trente-cinq bataillons en première ligne, et vingt-cinq en seconde ligne, il n'y a pas de manoeuvre unique à exécuter : chacune des grandes parties de l'armée manoeuvre pour son compte.

Quant aux passages de lignes, il les croit impraticables sur les champs de bataille.

D'autres critiques se rapportent à la question des feux, et surtout aux feux en avançant et en reculant, que l'on vient d'emprunter aux Prussiens.

Un des inspecteurs généraux consultés sur l'ordonnance de 1774 et chargés de l'expérimenter écrit que le feu en avançant sera sans effet, ou ne s'exécutera jamais à la guerre : " Si on arrête à la portée du feu de l'ennemi une troupe qui marche à lui, il sera impossible de la remettre en mouvement au travers du feu qu'elle essuiera, ou si on parvient à l'ébranler, ce ne sera qu'en désordre et morcelée en mille petits pelotons. D'ailleurs les dispositions des feux, leurs commandements font perdre un temps précieux qu'on eût pu employer plus utilement. Le feu ne devient meurtrier qu'à 200 ou 300 pas, mais alors il vaut mieux se hâter de franchir cet espace, et marcher rapidement, au lieu de s'arrêter tous les douze pas pour faire une tirerie qui ne peut être ni aussi vive ni aussi juste que celle qu'on essuie ; c'est donner le temps à vos ennemis de vous tuer tout à leur aise. Les pertes que vous leur faites éprouver ne peuvent entrer en parallèle avec celles que vous faites : il n'est occupé que de son feu et vous l'êtes de plus de votre marche. J'en appelle à nos bons officiers : tous vous diront qu'il faut aller tête baissée, qu'on perd infiniment moins, et qu'on est presque toujours sûr du succès. Je crois qu'on doit adopter pour maxime générale de ne jamais tirer que quand l'on se trouve dans l'impuissance absolue de joindre son ennemi à la baïonnette. Toutes les fois qu'on peut l'aborder, il faut aller à lui, même lorsqu'on reçoit la bataille ; c'est à quoi doit tendre toute notre tactique. Nous ne saurions trop habituer nos troupes à penser qu'il est de leur honneur, de leur devoir de s'approcher corps à corps, qu'il n'y a que les lâches qui cherchent à se tenir éloignés pour combattre, et si nous parvenons à leur inspirer ce principe, cette ardeur pour se mesurer de près à leurs ennemis, alors il n'y aura aucune nation en Europe qui puisse nous résister.

" ...Le feu de bataillon en retraite n'est pas plus praticable que le feu de bataillon en avançant. Si l'on est près, il ne s'exécutera pas ; si l'on est loin, il ne sert à rien qu'à retarder votre marche. II faut laisser les grenadiers et les chasseurs faire la tiraillerie, se retirer en bon ordre et le plus promptement que les circonstances le permettent. "

L'auteur de ces observations ajoute, qu'à son avis, le feu de tirailleurs est le seul qui convienne au moment de l'attaque.

" Pour que nos ennemis ne puissent tirer avantage de notre système sur les feux, et n'en profitent un jour d'action pour faire avec sécurité tout celui qu'ils voudront pendant que nous marcherons à eux, on éparpillera sur le front de nos bataillons tous nos grenadiers et nos chasseurs. Ils marcheront à 200 pas en avant, et tireront à volonté. Ce feu tuerait plus de monde que celui de nos bataillons. On sent que l'ennemi ne peut rien contre cette troupe dispersée, pas même avec de la cavalerie. Les bataillons qui s'avancent à leur suite, toujours en ordre, sont des points d'appui qui les mettent à couvert de toute insulte. "

Le prince de Montbarey, malgré l'approbation sans réserve qu'il a donnée à la première partie du règlement, se déclare l'ennemi des feux en avançant et en reculant.

" Je ne puis m'empêcher d'en blâmer l'usage, parce qu'à la guerre il n'y a que deux cas, l'attaque ou la retraite ; que si l'on marche en avant et qu'on puisse joindre l'ennemi, on ne peut assez tôt se porter sur lui, et que par conséquent toute espèce de feu, en ralentissant le mouvement, devient préjudiciable à l'objet que l'on doit remplir ; que si au contraire on est dans le cas de se retirer, soit par des forces supérieures, soit par les pertes qu'on a faites, on ne peut assez tôt arriver au point où l'on doit se retirer ; que l'on doit dans ce cas couvrir sa retraite par des chasseurs, grenadiers, ou autre troupe détachée, et que tout mouvement qui retardera la marche de la ligne en retraite sera destructif de son objet. "

Montbarey va plus loin : il n'admet pas la formation sur trois rangs adoptée depuis 1755, et voudrait revenir à la formation sur quatre. " En diminuant la profondeur, on augmentait le front et l'on espérait tirer du feu des trois rangs " ; mais on n'a pu encore y parvenir sans que le premier mette genou en terre. " Jusqu'à présent, personne n'a paru convaincu qu'il fût possible de tirer sur trois rands debout... Je sais qu'on peut objecter qu'à la guerre, passé la première décharge, les soldats ne tirent plus autrement, et qu'il serait à désirer de ne les pas exercer eu temps de paix à des feux qu'ils n'exécutent pas en temps de guerre ; mais je répondrai aussi qu'à la guerre tous les soldats tués ou blessés par le feu de troisième rang passent sur le compte de l'ennemi, et que le nombre peut en être très considérable.

" C'est d'après cet exposé que je fais ma question, s'il est prouvé que quatre rangs soient plus propres à résister et à attaquer, que le doublement des files sur quatre rangs donne nécessairement la profondeur convenable pour l'attaque et la défense. Si les épreuves du feu, les trois rangs debout, ne nous conduisent pas à des moyens satisfaisants et qui lèvent toutes les difficultés, si nous sommes toujours forcés de faire mettre un genou enterre au premier rang pour obtenir sans inconvénient le feu des deux derniers rangs, pourquoi alors ne reprendrions-nous pas notre formation sur quatre rangs, en faisant mettre les deux premiers genou en terre ? "

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

VI - L'ordonnance de 1776

L'ordonnance de 1776 présente un intérêt tout particulier : elle restera en vigueur jusqu'en 1791, car l'instruction de 1788 sera simplement mise en essai et non adoptée, en sorte que les bataillons de la garde nationale seront exercés, de 1789 à 1792, d'après les prescriptions de 1776.

II y a des différences très sensibles entre les ordonnances de 1775 et de 1776 ; on sent dans cette dernière l'influence d'éléments non prussiens ; néanmoins, elle reste, en ce qui concerne les évolutions, absolument conforme aux principes de Pirch. Il n'y est question que de tactique linéaire, et les colonnes d'attaque en sont exclues.

Quelques écrivains du dix-neuvième siècle ont attribué à Guibert la rédaction de cette ordonnance ; mais aucun document de l'époque ne vient confirmer cette assertion ; et l'instruction de 1776 s'éloigne trop des idées exprimées dans l'Essai général de tactique pour qu'on admette sans preuves positives la collaboration de Guibert à une oeuvre strictement conforme aux principes de Pirch.

C'est surtout dans la progression, dans l’ordre des chapitres, que l'ordonnance de 1776 diffère des précédentes. Le principe des points de vue n'est plus isolé, mis en vedette en tête de toutes les évolutions : après tous les détails relatifs à l'instruction en général et à celle que donnent les officiers de compagnie, on passe à la rupture en colonne (titre VIII). Suivant les idées formulées par Pirch dans sa critique de l'instruction de 1769, il est prescrit de ne rompre en colonne qu'à distance entière, face à droite ou à gauche ; la colonne sera ensuite, suivant les circonstances, maintenue à distance entière, ou serrée plus ou moins, et elle sera portée dans telle direction qu'on voudra, par des changements de direction. Pour affirmer ce principe, qu'on rompra d'abord à distance entière, l'ordonnance passe successivement en revue les différents cas :

1° Marcher en colonne perpendiculairement en avant du front ;

2° Marcher en colonne diagonalement en avant du front ;

3° Marcher en colonne perpendiculairement en arrière du front ;

4° Marcher en colonne diagonalement en arrière du front ;

5° Rompre par la droite pour marcher vers la gauche, et réciproquement.

L'inversion des pelotons est interdite.

On est ainsi en opposition absolue avec Guibert, qui s'est prononcé énergiquement en faveur de l'inversion, et du ploiement en colonne face en tête, les pelotons gagnant leur place dans la colonne par une marche de flanc suivant le chemin le plus court.

Avant appris à former les colonnes, l'ordonnance entre dans d'assez longs détails sur leur marche (titre IX) en route ou en manoeuvres et sur le passage de défilé. Un long chapitre est consacré aux dispositions contre la cavalerie :

" Une colonne d'infanterie marchant... dans un pays ouvert, et pouvant être harcelée sur ses deux flancs par des hussards ou de la cavalerie, marchera par le front d'une division, avec seulement, entre chaque division, le quart de la distance qui lui serait nécessaire pour se mettre en bataille... "

" Si cette cavalerie augmentait et s'approchait de la colonne assez en force et assez en ordre pour la mettre dans le cas de suspendre sa marche, le commandant en chef commandera : Colonne, halte ! A ce commandement, toute la colonne s'arrêtera. Il commandera ensuite, si l'ennemi est sur le flanc droit : Dans chaque division, par section à droite... Si l'ennemi est sur les deux flancs : Dans chaque peloton, par section à droite et à gauche... Les deux divisions de la queue feront face en dehors par un demi-tour à droite. " (On suppose ici que la colonne comprend plus d'un bataillon.)

C'est au titre X : Des différentes manières de se mettre en bataille, qu'apparaît la digression sur les points de vue, qui prennent désormais le nom, plus familier à nos troupes, de points de direction. Elle est suivie des différents cas qui peuvent se présenter pour le déploiement d'une colonne à distance entière, à droite, à gauche, sur la droite, sur la gauche. En principe, ces quatre modes de déploiement sont seuls admis ; mais, si une colonne débouche sur la ligne même où elle doit se déployer, et non à une extrémité, une partie seulement pourra se déployer par un à-gauche. Le reste se porte en ligne par bataillon, puis, dans chaque bataillon, par un mouvement de flanc des pelotons. On applique ici la wourff-manoeuvre de Pirch, qu'on a pourtant supprimée comme évolution distincte.

Si l'ordonnance de 1776 n'admet pas le ploiement des bataillons en colonne serrée, elle admet et réglemente le déploiement des colonnes serrées face en tête. " Le commandant en chef placera d'avance, si c'est une colonne composée de plusieurs régiments, deux adjudants dans les points de direction de sa droite et de sa gauche, et il arrêtera toujours la tête de la colonne immédiatement contre ces adjudants, qui feront face à un des points de direction, et qui seront distants l'un de l'autre du front d'une division. Si c'est un régiment seul, le colonel placera l'adjudant avec un bas-officier... L'officier supérieur de chaque bataillon se portera à la tête de la colonne pour recevoir du commandant en chef les points de direction...

" Toutes les fois que la division de la tête de la colonne ne sera point division d'alignement, la division désignée, aussitôt qu'elle sera démasquée, se portera au pas de manoeuvre sur le terrain qu'occupait la division de la tête de la colonne, pour se placer contre et en arrière des deux adjudants, de manière que, l'alignement pris, les points de direction se trouvent précisément en avant du front. "

Le déploiement se fait en principe suivant les idées de Pirch, par mouvement carré des divisions qui se trouvent en avant de la division de base, et par mouvement oblique des suivantes.

L'ordonnance traite particulièrement du déploiement d'une colonne de plusieurs bataillons qui commenceraient par former chacun une colonne indépendante et se déploieraient séparément.

Le titre XI traite de la marche en bataille, du passage d'obstacle et de défilé ; il admet pour ce dernier le passage par files ou par pelotons en bataille.

Le titre XII, relatif au passage des lignes, contient des prescriptions nouvelles. Supposant la première ligne en désordre, il ne lui impose aucune formation déterminée. Les bataillons de la seconde ligne se ploient en colonne, par division, peloton ou section, sur le centre, les unités qui déboîtent marchant par le flanc et par le chemin le plus court. Les chefs de bataillon choisissent l'une ou l'autre formation suivant l'état de désordre plus ou moins grand des troupes qui sont devant eux, de manière à laisser des intervalles assez larges pour que la seconde ligne ne soit pas entraînée par la retraite précipitée de la première.

" La colonne étant formée, l'officier supérieur se conduira ensuite suivant les circonstances et suivant l'ordre qui lui aura été donné par le commandant en chef de la seconde ligne, soit pour marcher au pas de charge au-devant de la première ligne si elle est suivie, pour passer au travers d'elle ou par un intervalle, et charger sans différer ce qui se présenterait, soit en arrêtant et attendant dans cette position que la colonne soit dépassée par la première ligne, pour la déployer sous la protection du feu de file des deux pelotons de la tête, etc. "

Le titre XIII, relatif aux changements de front, a reçu de nouveaux développements. Il porte le titre de : Principes généraux des mouvements des lignes pour changer leur position.

L'article 1 étudie le cas d'un ou deux bataillons et le résout par les moyens habituels de déploiement : si, par exemple, un bataillon fait un changement de position vers sa droite pour faire face à droite, il rompt en colonne par pelotons, va longer la nouvelle ligne et s'y déploie sur la droite en bataille. Les autres cas se résolvent d'une manière analogue.

L'article 2 passe au cas d'une longue ligne : il montre que, la plupart du temps, il suffira de rompre en colonne, de se porter ainsi par colonne d'un bataillon sur la nouvelle ligne, et d'y déployer chaque bataillon par l'un des procédés indiqués pour le déploiement des colonnes en bataille.

Si la nouvelle ligne rencontre l'ancienne près du centre, deux cas peuvent se présenter :

1° La nouvelle ligne rencontre l'ancienne à l'extrémité d'un bataillon. Le mouvement s'exécute comme dans le cas précédent ; 2° la nouvelle ligne rencontre l'ancienne en coupant le front d'un bataillon ; si un ou deux pelotons de ce bataillon doivent pivoter sur place, ils font leur changement de direction par le front ; le reste de la ligne manoeuvre comme dans les cas précédents ; si les pelotons qui, dans la première position, sont voisins du point d'intersection des deux lignes, ne doivent plus s'y trouver dans la deuxième position, ces deux pelotons se portent en avant de deux fronts de peloton vers leur nouvelle position ; le reste du bataillon se rompt derrière eux en deux colonnes partielles, puis marche jusqu'à ce que ces deux pelotons arrivent à l'entrée de leur nouvel emplacement. Alors l'une des colonnes fait à droite (ou à gauche) en bataille ; l'autre fait sur la droite (ou gauche) en bataille. Les autres bataillons exécutent le mouvement comme dans les cas précédents.

Les articles 8 à 17 concernent les mouvements sur deux lignes.

" Les secondes lignes devant se conformer au mouvement des premières, ont quelques règles à observer pour n'être pas gênées par les mouvements de la première, lorsque, par la nature du mouvement, la première précède la seconde, et pour ne pas gêner la première lorsque par la nature du mouvement la seconde précède la première. "

Il est difficile de concevoir l'objet de cette partie du règlement : on y suppose deux lignes distantes d'un front de bataillon, alors que dans la pratique, sur les champs de bataille, la distance est très supérieure et les chances de croisement à peu près nulles. Les dispositions prescrites par le règlement dans chaque cas particulier semblent d'ailleurs compliquer inutilement la manoeuvre.

Dans le cas le plus simple, la première ligne faisant face à gauche en pivotant autour de son aile gauche, chaque bataillon de la première ligne se porte directement à sa nouvelle position ; il semble que les bataillons de la deuxième ligne pourraient en faire autant sans rencontrer ceux de la première. Cependant, on leur ordonne de marcher d'abord perpendiculairement à leur première position, pendant un parcours égal à environ trois fronts de bataillon, avant de se diriger sur leur nouvel emplacement. Les deux bataillons du côté du pivot pourraient exécuter le mouvement sans prescription spéciale ; on complique la manoeuvre en séparant le peloton de gauche de l'avant-dernier bataillon pour le mettre en tête du dernier. Nous passons sous silence tous les détails de commandement et d'exécution.

Dans le cas le plus compliqué, changement de front central de deux lignes, le texte est inintelligible par lui-même, et il faut recourir aux exemples figurés à la fin du volume pour le comprendre.

" Tous les exemples précédents, ajoute l'article 13, ont été supposés exécutés en prenant une nouvelle position perpendiculaire sur l'ancienne ; mais comme une ligne peut prendre autant de positions qu'il y a de points dans la circonférence, et qu'on ne peut établir un exemple pour chacune des suppositions possibles, il suffit de déterminer le principe d'après lequel on doit choisir le point pris pour centre dans la seconde ligne... Si le mouvement se fait par l'aile gauche, pour faire face à gauche, plus l'angle... sera ouvert et au delà d'un angle droit, plus le point qui devra être pris pour centre dans la seconde ligne devra être éloigné de l'aile gauche...

" Dans un mouvement du centre à droite de la première ligne, plus l'angle... sera ouvert et au-dessus d'un angle droit, plus il faudra aller chercher vers la gauche le point qui devra être pris pour centre du mouvement dans la seconde ligne. "

Le titre XIV, Des feux, diffère entièrement de ce qui était prescrit jusque-là. Il supprime les feux de peloton et de division, et le feu de chaussée. Il conserve le feu de demi-rang et le feu de bataillon, en avançant et en retraite, et surtout il admet comme cas général le feu de files, où les trois hommes de chaque file, en commençant par la droite, tirent le premier coup de fusil ensemble. Après la première décharge, ce feu dégénère en feu à volonté. C'est, en somme, le feu à volonté qui prend la première place dans le règlement.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

VII - Critique de l'ordonnance de 1776

Nous ne trouvons pas, sur l'ordonnance de 1776, de critiques aussi nombreuses et aussi autorisées que sur les précédentes. Nous relevons pourtant les observations suivantes :

" On ne peut disconvenir que les trois consécutives nouvelles ordonnances de l'infanterie n'aient infiniment étendu les connaissances sur les grands moyens de mouvoir les armées et de leur donner facilement, et d'après des principes sûrs et indépendants du hasard, des positions conformes aux vues des généraux. " Mais il est à craindre que les généraux et les chefs de corps aient grand'peine à s'assimiler ces nouvelles manoeuvres, dont l'exécution est extrêmement délicate. " On avait déjà cherché à imiter en partie les principes de la tactique prussienne ; ce mélange embrouillé d'une chose qu'on ne savait pas bien avec une autre qu'on ne savait presque plus a peut-être causé tous nos malheurs. De l'ignorance naît ordinairement le désordre et la confusion... Discipline et instruction, voilà les bases fondamentales et sûres de tout état militaire. Toute troupe qui, à la voix de celui qui la commande, n'est pas un corps attentif, muet et immobile dans sa mobilité même, n'est pas une troupe.

" Il est triste d'être contraint de convenir que c'est toujours ce qui manque à notre nation. Dans le peu de rassemblements que j'ai vus, dans ceux même où l'habileté du général avait tout prévu par des ordres pleins de clarté, je n'ai pas remarqué que nous ayons en général fait des progrès sur ces objets essentiels. C'est toujours une confusion dont on ne peut avoir d'idée, et une indécision qui montre sans cesse des chefs troublés, se demandant les uns aux autres : Que ferons-nous, comment ferons-nous ? De là un trouble, un bruit et une lenteur qui font mourir le spectateur, et qui démontrent d'autant plus la nécessité d'insister principalement sur la discipline et l'instruction. On discutera en vain sur le caractère national, difficile à plier à cette discipline : bien des chefs y sont arrivés par de bons moyens ; ces moyens tenaient surtout à la sûreté de leur instruction...

" En admirant dans bien des points notre dernière ordonnance, il me semble cependant qu'en élaguant bien des objets de détail, on y a compris des mouvements qui paraissaient avantageux, et l'on en a laissé subsister d'autres qui doivent causer de la confusion dans les principes, et qui donnent encore dans les instructions des peines inutiles, parce que leur objet ne paraît d'aucune utilité réelle. D'ailleurs, il me paraît qu'en sacrifiant, beaucoup aux grands moyens, on a un peu négligé les mouvements particuliers qui peuvent mieux convenir à de petits corps, ou même à un seul régiment, dans les cas où ils peuvent être à la guerre chargés seuls de quelques objets...

" Je propose de supprimer la régularité des mouvements de conversion,... qui entraîne une multitude de commandements inutiles. Qu'une troupe rompe à droite ou à gauche par les principes actuels, il n'en faut pas moins, avant de la reformer en bataille, rectifier l'alignement des pivots...

" La colonne contre la cavalerie me paraît plus une manoeuvre d'exercice que de guerre. Il parait plus simple de serrer en masse une colonne exposée à être inquiétée, et de lui faire faire face de tous côtés par les moyens indiqués dans l'ordonnance provisoire de 1775... "

L'auteur de ces observations fait ressortir que les principes d'alignement sont différents suivant qu'il s'agit de la marche en bataille, de la marche en colonne, des conversions et des déploiements. Il demande qu'on adopte des règles uniformes.

Il réclame aussi qu'il soit accordé plus d'attention à la charge, et non seulement à la charge en bataille, mais à la charge en colonne, qui a été complètement passée sous silence.

" Cette charge aura sur la précédente l'avantage d'être plus imposante, en ce qu'elle acquerra par la profondeur une pression plus certaine vers l'endroit que l'on voudra enfoncer. Ce sera d'ailleurs les circonstances de la guerre qui détermineront les chefs à s'en servir de préférence... Le bataillon sera formé en colonne sur son centre, par les moyens prescrits dans les colonnes de passages de lignes ou par ceux des colonnes à tiroirs... On donnera aux grenadiers et chasseurs, quand ils seront au bataillon, telle disposition que l'on croira convenable... Bien des militaires ont vu avec peine les colonnes à tiroirs supprimées dans la dernière ordonnance ; elles réunissaient grand nombre d'avantages précieux à la guerre, surtout pour les mouvements particuliers auxquels de petits corps ou un seul régiment peuvent être obligés. Rien ne paraît en effet plus utile que de pouvoir ployer son bataillon ou son régiment en plus ou moins de colonnes, selon les circonstances, et de manoeuvrer ainsi soit pour dérober un corps d'infanterie derrière un rideau, soit pour suppléer avec plus de sûreté aux passages de défilés et à tout autre mouvement quelconque, soit pour attaquer un village, un poste, ou un corps particulier, soit enfin pour résister à la cavalerie, et tenir mieux dans la main une troupe, surtout quand elle est isolée et peu considérable.

" D'après ces considérations, il me parait à désirer de voir rétablir en partie l'article 4 du titre XIII de l'ordonnance provisoire de 1775, où les principes de ces colonnes sont détaillés. Je ne m'étendrai pas sur ces principes : ils sont si simples, si connus et si faciles, qu'on ne doit pas craindre de donner aux troupes ces moyens de plus, quand ils doivent surtout si peu charger l'instruction. Je demanderai seulement que la formation de ces colonnes soit absolument libre, par demi-bataillon, bataillon ou régiment. Elles doivent même servir à terminer tes disputes de l'ordre mince et de l'ordre profond, puisqu'elles rendront les généraux absolument maîtres de manoeuvrer et de combattre en bataille ou en colonne, selon l'avantage qui pourrait en résulter. "

Tout en se montrant favorable à l'adoption des colonnes, l'auteur de ces observations n'en admet pas moins la grande utilité des évolutions de ligne :

" On ne saurait trop recommander l'étude de ce titre XIII comme renfermant les principes les plus clairs et les plus faciles pour tous les mouvements de lignes et les changements de position des armées. Tout ce qu'on pourrait désirer, ce serait de déterminer quelques commandements généraux pour mieux assurer l'intelligence et la promptitude des mouvements. "

L'introduction du feu à volonté est généralement approuvée, mais il faut s'avancer tout à fait dans cette voie et n'employer les feux réguliers que pour l'instruction :

" On exercera habituellement au feu de files, comme devant être le plus employé à la guerre, parce que le soldat, livré à lui-même, n'est point assujetti au commandement et peut ajuster librement. On aura la plus grande attention à ce que les files ne soient jamais trop serrées, ainsi que le prescrit l'ordonnance, afin que les soldats puissent toujours se servir librement de leurs armes. On recommandera aux soldats de fixer toujours un objet en couchant en joue, afin de les habituer à bien ajuster. "

Sur ce point, il n'y aura plus guère de progrès à accomplir, et il est intéressant de constater tout le chemin parcouru depuis le temps où l'on faisait sortir des rangs une file après l'autre ; on avait adopté successivement les feux par peloton ou division, puis les feux réguliers de deux rangs, et l'on en arrivait enfin au feu à volonté, par lequel on tirait du fusil le plus grand effet qu'il pût produire, tout en simplifiant à l'extrême l'instruction de la troupe.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

VIII - Chasseurs et tirailleurs

L'ordonnance de 1776 est moins exactement conforme que les précédentes au Mémoire de Pirch, mais elle n'est pas moins exclusive dans sa préférence pour l'ordre linéaire. II n'y est pas question de colonnes d'attaque, et toute idée d'assaut en ordre profond en est tellement exclue que Guibert lui-même, réputé partisan de l'ordre mince, en sera choqué.

Toutefois, les rédacteurs de ce règlement ne pensaient pas se réduire à la stricte application de la tactique prussienne. S'ils excluaient les colonnes, ils réglementaient l'emploi des tirailleurs. Quelques jours avant la publication de l'ordonnance, on avait enfin créé dans tous les régiments d'infanterie les compagnies de chasseurs réclamées depuis près de vingt ans par le maréchal de Broglie. Deux ans plus tard, le Règlement provisoire sur le service de l'infanterie en campagne réglera l'emploi de ces compagnies de chasseurs dans le combat :

" L'armée se formera ordinairement sur deux lignes, à 300 pas de distance l'une de l'autre ; les réserves se placeront à 300 pas de la seconde ligne, dans le lieu que le général leur aura marqué.

" Les brigades, arrivées sur le terrain qu'elles devront occuper, s'y mettront promptement en bataille, et se tiendront bien alignées sur leur droite ou sur leur gauche, suivant l'ordre qui leur en sera donné...

" Pendant. que les lignes se formeront et qu'on établira les batteries, les officiers généraux, pour découvrir les dispositions et diminuer l'effet du canon des ennemis, feront marcher en avant du front de la ligne les compagnies de chasseurs ; ils les feront placer derrière de petites broussailles, des haies, de petits fossés ou hauteurs, suivant la nature du pays ; il leur sera prescrit de tirer sur les batteries des ennemis et de s'attacher à en détruire les canonniers. Ces chasseurs ne se tiendront point en troupes, pour ne pas donner prise au canon sur eux, mais ils se sépareront, profitant de tout ce qui pourra les mettre à couvert, et se tenant attentifs pour se rassembler très légèrement au premier signal de leurs officiers.

" Les officiers généraux et supérieurs donneront la plus grande attention à ce que les troupes marchent bien droit devant elles, sans se jeter ni à droite ni à gauche, et gardant bien leur distance ; ils empêcheront qu'elles ne marchent trop vite, jusqu'à ce qu'elles soient arrivées à 100 pas de l'ennemi ; alors elles redoubleront de vitesse ; mais, dès qu'il sera rompu, elles se reformeront promptement et reprendront le pas ordinaire, en observant qu'il soit lent et raccourci, pour rétablir l'ordre plus facilement.

" Les chasseurs, soutenus par les grenadiers, seront seuls chargés de la poursuite, en ayant soin cependant de se tenir toujours à portée de rejoindre avec sûreté leurs bataillons. "

Ainsi, les rédacteurs des ordonnances de 1776 et 1778 sont partisans à la fois des formations linéaires et des tirailleurs ; ils veulent, en d'autres termes, utiliser le feu de toutes les manières ; c'est toujours le feu qui, à leur avis, doit exercer l'action prépondérante dans la bataille.

Mesnil-Durand publie en 1774 un Mémoire sur les chasseurs et sur la charge, où lui aussi préconise l'emploi des tirailleurs :

" La même troupe ne pouvant en même temps remplir deux objets tout opposés, il faut qu'une troupe qui charge ne tire point. Mais on craint de ne pouvoir sans feu arriver jusqu'à l'ennemi ; il faut donc que la troupe qui charge sans tirer soit accompagnée, soutenue, masquée par une autre qui tire et ne charge point. C'est aux chasseurs, soutenus par les grenadiers, à favoriser ainsi par leur feu la charge du bataillon. "

Ainsi, vers 1775, s'il y a désaccord sur la formation des troupes en ordre serré, il y a unanimité en ce qui concerne l'emploi des chasseurs ; aussi, lorsque l'ordre profond et l'ordre mince seront aux prises en 1778 au camp de Vaussieux, verra-t-on les colonnes d'un parti et les lignes de l'autre également précédées par des tirailleurs.

Une manoeuvre de garnison exécutée à Grenoble vers la même époque, et sur laquelle nous possédons un rapport très détaillé, montre combien l'usage des tirailleurs était devenu général. La garnison de Grenoble est divisée en deux partis, forts chacun de six bataillons. L'un des partis (M. de Frémur) se tient sur la défensive, couvert par des grand'gardes ; l'autre (M. de Serrant) se porte à l'attaque, et son avant-garde déloge un des postes de la défense. " La grand'garde repliée rentre dans la ligne, et les chasseurs restent éparpillés, faisant feu de billebaude, pendant que les troupes de M. de Frémur se forment. Il détache aussi une compagnie de chasseurs pour exécuter sur sa droite le même feu de billebaude que sa troupe de la gauche.

" Après que les compagnies de chasseurs ont fusillé quelque temps de part et d'autre, M. le marquis de Frémur fait un mouvement en avant, pour attaquer les troupes de M. de Serrant en faisant tirer par demi-bataillon. M. de Serrant y répond par le feu de peloton. "

M. de Frémur, supposé repoussé, se replie derrière un rideau d'arbres, puis fait former ses troupes en deux colonnes, qui débouchent par la droite et par la gauche pour attaquer une seconde fois. " Pendant cette manoeuvre, M. de Serrant fait inquiéter la tête des colonnes par ses chasseurs, qu'il fait soutenir par quelques coups de canon. "

M. de Frémur, ayant déployé ses colonnes, marche jusqu'à 60 pas de l'ennemi et l'attaque de pied ferme par deux décharges de feux de pelotons et de demi-rangs. M. de Serrant riposte par un feu de deux rangs, se replie en désordre jusqu'à 50 pas d'un pont et se rallie pour passer en formant la colonne de retraite. M. de Frémur marche lentement en faisant feu de deux rangs. L'un et l'autre " leurs chasseurs en avant pour fusiller encore quelque temps ".

La manoeuvre est interrompue. A la reprise, M. de Serrant ayant pris position à 60 pas du pont, " le feu des compagnies de chasseurs recommence de part et d'autre " pendant que M. de Frémur manoeuvre pour se porter sur le flanc droit de son adversaire. Celui-ci fait un changement de front pour s'opposer à cette attaque et " détache aussitôt deux compagnies de grenadiers qui vont s'embusquer dans les broussailles du flanc gauche de M. de Frémur. Ces grenadiers se mettent ventre à terre, et ne se montrent pour faire feu sur le flanc gauche de M. de Frémur que lorsque ayant fait, son mouvement en avant, sa gauche se trouve à hauteur desdits grenadiers. "

Les deux troupes étant en bataille l'une en face de l'autre, M. de Frémur marche à l'attaque en faisant un feu de division, auquel le défenseur répond par un feu de demi-bataillon, qui met l'assaillant en désordre. Les grenadiers se lèvent alors, et leur brusque apparition précipite la retraite. M. de Frémur rallie sa troupe derrière le retranchement formé par le fossé et le remblai d'une route. M. de Serrant se porte à l'attaque du retranchement en deux colonnes, dont les grenadiers sont venus former la tête. Ces colonnes sont protégées par le centre, qui reste déployé et attaque de front. La manoeuvre se termine au moment où les colonnes franchissent le retranchement.

On voit dans cette manoeuvre l'application de presque tous les mouvements de l'ordonnance ; on y voit aussi l'emploi constant des chasseurs et des grenadiers en tirailleurs pour préparer les attaques et couvrir les retraites. Enfin, bien que l'ordonnance ne fasse aucune mention de colonnes d'attaque ou de retraite, on voit que l'usage s'en était maintenu. Ces colonnes étaient, d'ailleurs, non pas des plésions compliquées et massives, mais des colonnes serrées à la façon de l'ordonnance, c'est-à-dire par division.

Mesnil-Durand et Joly de Maizeroy n'avaient cependant pas désarmé. Depuis la guerre de Sept ans, leur activité ne cessait de se manifester par des publications nouvelles et même par des projets de règlement. L'influence prussienne a dominé pendant les années 1774 à 1776 ; celle de Mesnil-Durand est bien près de prendre le dessus en 1778, mais sombrera dans les épreuves de Vaussieux et Paramé.

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II
La tactique prussienne - L’infanterie prussienne au combat - Les " points de vue " de Pirch - Les instructions de 1774 et 1775 - Critique du système de Pirch et des ordonnances de 1774-1775 - L’ordonnance de 1776 - Critique de l’ordonnance de 1776 - Chasseurs et tirailleurs
Chapitre IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

 

Note 01 : Kriegsgeschichtliche Einzelschriften, herausg. vom Gr. Generalstabe, Heft 28-30, p. 410 et suiv. Nous nous sommes bornés, en général, dans ce qui suit, à résumer succinctement la remarquable et volumineuse étude consacrée dans cet ouvrage aux progrès de la tactique prussienne jusqu'en 1756.

Note 02 : K'riegsg.Einzelschr., p. 412 et suivantes.

Note 03 : P. 6.

Note 04 : P.9.

Note 05 : P. 11.

Note 06 : Kriegsg. Einzelschr., p. 429.

Note 07 : Cf. Kriegsg. Einzelschr., p. 433 et suivantes.

Note 08 : Kriegsg. Einzelschr., p. 450. Les diverses instructions de Frédéric se trouvent dans les tomes XXV111 à. XXX des OEuvres de Frédéric le Grand. Berlin, Decker, 1856. Les éditions séparées du dix-huitième siècle sont sujettes à caution.

Note 09 : Die Kriege Friedrichs des Grossen, herausg. vom Gr. Generalslabe. 1er Theil : " Der erste schlesische Krieg ", tome I. Berlin, 1890, p. 395.

Note 10 : Idem, tome III. Berlin, 1893, p. 240. u Der zweite schlesische Krieg ", tome II. Berlin, 1895, p. 395.

Note 11 : Die Kriege Friedrichs des Grossen, tome III, Berlin, 1895, p. 72.

Note 12 : Die Kriege Friedrichs des Grossen, Iller Theil : " Der Siebenjährige Krieg. Tome II. Berlin, 1901 p. 132 et suivantes.

Note 13 : Der Siebenjährige Krieg., tome III. Berlin, 1901, p. 72 et suivantes.

Note 14 : Idem, tome V. Berlin, 1903, p. 212 et plan 11.

Note 15 : Revu et corrigé, au point de vue de la rédaction, par MM. de La Chapelle et de Serquigny, officiers aux gardes-françaises.

Note 16 : " L'instruction que l'on donne dans l'ordonnance de 1766 sur la marche en bataille me parait vicieuse et dénuée de principes ; elle est surchargée d'instructions élémentaires et minutieuses, manque de détails capitaux et renferme des erreurs importantes, celle, entre autres, de laisser à chaque commandant en particulier le soin d'employer pour marcher en ligne tels principes qu'il jugera les plus convenables. De là autant de méthodes qu'il y a de régiments dans l'armée. Il est facile de sentir le préjudice que doit porter cette diversité de principes, surtout dans la marche en bataille d'une ligne entière qui, dans son exécution, demande l'harmonie la plus complète de toutes les parties qui composent son tout " (P. 104 et 108 du Mémoire de Pirch).

Note 17 : Souvenirs, t. I, p. 12.