L’infanterie au XVIIIe siècle - LA TACTIQUE
CHAPITRE I
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE JUSQU’À LA GUERRE DE SEPT ANS
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
I - Guerre de la succession d’Espagne
Malgré la grande différence qui existe entre le mousquet et le fusil, au double point de vue de la maniabilité et de la vitesse de tir, l’adoption du fusil ne modifie pas d’abord les procédés de combat existants et les idées régnantes : pendant la guerre de la succession d’Espagne, nous trouvons encore les mêmes formations, les mêmes évolutions lentes et pénibles, les mêmes feux par rang, par files et par division. L’ordonnance du 2 mars 1703, qui sera bientôt suivie de la suppression des piques, fixe le nombre de rangs à cinq ; au cours de la guerre, il tombera à quatre, puis à trois, et l’usage le maintiendra à quatre jusqu’au milieu du dix-huitième siècle. Normalement, la distance d’un rang à l’autre est de 4 mètres ; la profondeur de la formation est donc d’environ 20 mètres. Les colonnes par manche, demi-manche et quart de manche sont formées et déployées comme précédemment.
Les divers États européens font pour cette guerre les plus grands efforts et, comme il est difficile d’accroître beaucoup la cavalerie, le nombre des bataillons devient très considérable. Par ce fait, comme par l’efficacité de la fusillade, l’infanterie acquiert une importance plus grande. Dans plusieurs affaires, comme celles de Spire et de Denain, elle joue le principal rôle. Cependant, à Hoechstaedt (1703) et à Malplaquet (1709), c’est encore la cavalerie qui donne des résultats décisifs.
A Malplaquet (01), les effets du feu sont terribles : à notre gauche, les régiments de Bretagne et de Provence, La Sarre, Charost et le Roi, exécutant leurs décharges à bonne portée, font subir à l’ennemi des pertes énormes. Tous les colonels, lieutenants-colonels et majors des régiments ennemis sont tués et blessés, et dans certains bataillons il ne reste que deux ou trois officiers. De notre côté, la moitié de l’effectif est mise hors de combat. L’ennemi parvient, grâce à sa supériorité numérique, à enlever nos retranchements, mais ses progrès se bornent là. Les Irlandais et la brigade de Champagne font une contre-attaque qui l’arrête net. La charge de notre cavalerie contre celle des alliés, qui se montrait sur notre flanc gauche, met fin à toute entreprise de ce côté.
L’ennemi avait forcé nos lignes au centre ; mais il n’eut pas plus tôt porté sa cavalerie en avant que la nôtre, chargeant à fond avec Boufflers, arrêta ses escadrons. " Six fois l’ennemi reprit l’offensive, et six fois l’ouragan de notre cavalerie balaya le plateau " ; mais nous ne pûmes, pas plus que les alliés, pousser plus loin notre avantage, car, à chacune de leurs charges, nos escadrons " durent s’arrêter devant le feu des retranchements et se retirer, vaincus non par la cavalerie des alliés, mais par leur infanterie ".
A notre aile droite, l’infanterie ennemie est écrasée par le feu de nos retranchements, devant lesquels elle laisse des rangs épais de cadavres. " Hors d’état de recommencer un effort qui l’avait épuisée, elle se contente d’entretenir le feu de loin " ; jamais, semble-t-il, le tir n’avait procuré de pareils résultats. " A ce moment, nos soldats eurent le sentiment que la bataille était gagnée et qu’il suffisait d’un mouvement offensif à notre droite pour achever la défaite des bataillons qu’ils venaient de décimer par leur feu. " Mais on n’était pas encore habitué à l’idée de remporter une grande victoire par une charge d’infanterie.
Ainsi, les pertes infligées par le feu de l’infanterie, la grandeur du résultat matériel obtenu sont incomparablement supérieures à ce qu’elles étaient au temps du mousquet, mais la nature du rôle joué par les deux armes est à peu près la même que dans les batailles de 1674 et 1675. Comme à Sinzheim, la cavalerie est l’élément offensif de l’armée; l’infanterie agit surtout par son feu pour arrêter l’essor de la cavalerie. Cependant, elle a pris conscience de sa force ; elle demande à charger, à joindre l’ennemi, et il semble que ce soit le préjugé régnant qui s’y oppose. A Denain comme à Spire (02), c’est l’infanterie chargeant en colonne qui décide la victoire, et par le choc, non par le feu. Il est vrai que dans ces deux affaires, elle agit par surprise, et que ce ne sont pas des batailles rangées.
Nous sommes obligés de nous borner ici à quelques événements caractéristiques, propres à servir d’exemples ; et il va sans dire qu’en reprenant dans tous leurs détails les guerres de Louis XIV, on y trouverait, comme toujours, une confusion, un mélange de particularités contradictoires d’où il serait difficile, au premier abord, de tirer des conclusions certaines. Plusieurs faits d’une importance capitale apparaîtraient, en tout cas, avec tant de netteté qu’il serait impossible de se dérober à l’évidence. En première ligne, la suppression de la pique, accomplie progressivement par la force des choses, imposée par le voeu général avant d’être sanctionnée par les règlements ; la prépondérance accordée au combat par le feu, prépondérance qui se manifestait depuis plus d’un siècle par l’augmentation des mousquetaires aux dépens des piquiers, et par la disparition presque complète de ces derniers, avant même qu’il fût question de substituer la baïonnette à la pique. Cette prépondérance se fait sentir aussi par l’amincissement des formations. De même que les piques disparaissent par la force des choses, au cours des guerres, de par la volonté de tous, de même chaque campagne conduit naturellement à amincir les formations, tandis que l’ordonnance voudrait maintenir la profondeur de cinq rangs. Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans les transformations ainsi accomplies sous Louis XIV, c’est, nous ne saurions trop le répéter, qu’elles ne sont pas l’oeuvre d’un ministre, d’un général, bien au contraire, mais qu’elles s’accomplissent aux armées, sur les champs de bataille, sous la pression des événements. Elles ont donc une valeur démonstrative incomparable.
Enfin, un dernier fait à remarquer dans les guerres de 1689 à 1715, c’est une forte diminution, nous pourrions presque dire la disparition des tirailleurs dans la bataille. Ni à Fleurus, ni à Hoechstædt, ni à Malplaquet, nous ne voyons ces essaims de dragons, ces piquets, ces détachements qui donnaient tant de souplesse et de variété aux manoeuvres de Turenne (03). Les dragons, d’abord infanterie montée, se sont peu à peu rapprochés de la cavalerie ; ils jugent plus noble de charger à cheval que de tirailler à pied.
Quant aux piquets de cinquante hommes par bataillon, ils existent toujours, mais, dans ces batailles rangées à fronts étendus et réguliers, on ne trouve pas à les employer hors des lignes : c’est dans les affaires de poste et le service de campagne qu’ils sont utilisés. Il y a bien des compagnies franches sur les frontières; mais la plupart du temps elles sont employées loin de l’armée, rayonnant autour d’une place forte ou d’un poste, où elles jouissent d’une indépendance presque absolue.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
II - Les évolutions (1715-1753) [04]
Nous avons dit combien les armées de 1715 étaient lourdes et peu manoeuvrières, par suite de leur formation sur quatre ou cinq rangs avec de grandes distances. On va voir par quelle série d’efforts on a pu parvenir à régler les évolutions. La plus simple de toutes, celle qui consiste à rompre une ligne en colonne à distance entière à droite ou à gauche, par conversion de tous les pelotons, ne se fera aisément que vers 1760, et c’est en quelque sorte son histoire qu’on va lire.
Dans les années qui suivent la guerre de la succession d’Espagne, on accomplit des progrès assez sérieux, mais par l’usage seulement, chaque régiment se constituant une tradition propre, et sans qu’une nouvelle ordonnance intervienne. On constate assez vite les inconvénients de la formation normale avec 4 mètres de distance d’un rang à l’autre, et l’on se met à manoeuvrer souvent à rangs serrés.
" Aujourd’hui, pour marcher en colonne, écrit Puységur, on commence par serrer les rangs, on converse, puis on reprend les distances en marchant. " C’est une complication de plus dans la théorie du mouvement, mais l’exécution est plus facile. Le déploiement en bataille n’en reste pas moins soumis à tous les inconvénients que nous avons déjà signalés (05).
" Soit que des armées se côtoient dans leur marche, dit Puységur, ou qu’elles aillent l’une au-devant de l’autre, ou bien qu’une des deux marche à l’autre qui est en bataille, il n’y a de marche qui convienne que celle où les bataillons et les escadrons n’occupent pas plus de terrain en marchant qu’en bataille, en sorte que si l’armée ennemie vous côtoie et que vous soyez obligé de tourner pour l’attaquer, chaque bataillon et chaque escadron faisant un quart de conversion, soit par bataillon et escadron en entier, soit par division, l’armée se trouvera en bataille. " Aussi s’efforçait-on de ne jamais marcher en colonne sur moins de vingt files, et c’est là le motif de ces mouvements à travers champs, de ces marches si pénibles, qu’il fallait tracer et préparer un jour d’avance, et qui sont caractéristiques de la période dont nous parlons. Elles étaient pleines d’inconvénients, elles alourdissaient beaucoup les armées, les rendaient incapables de marcher vite et de manoeuvrer; mais elles seules permettaient de se former en bataille en quelques heures.
En quelques heures, car de déployer promptement une colonne, il n’y faut pas songer. Les distances de 4 mètres entre les rangs et celles qui doivent exister entre les pelotons sont bien difficiles à observer; on n’a pas encore de règles pratiques pour conserver la direction et les distances, et, au moment de se déployer, il se trouve que rien n’est juste et qu’il faut des heures pour placer les différents pelotons sur une ligne. C’est en 1774 seulement que les traditions de l’infanterie prussienne nous seront communiquées et permettront de déployer promptement les colonnes de marche.
Cette situation se prolongera sans grands changements jusqu’à l’instruction de 1754. Pendant les quarante années qui s’écouleront après la guerre de la succession d’Espagne, on ne fera que des progrès de détail, qui prépareront les réformes définitives, mais où il manquera toujours le principe fondamental que Maurice de Saxe appelle le " tact ", c’est-à-dire l’uniformité, le synchronisme parfait des mouvements, ainsi que le coude-à-coude dans des rangs serrés. En Allemagne, les troupes marchaient régulièrement et en cadence dès le dix-septième siècle ; il semble même, ne fût-ce que par les chansons de route qui nous sont parvenues, que depuis des siècles toutes les armées de l’Europe allaient au pas pendant leurs marches ; et pourtant, il est certain que notre infanterie, jusqu’en 1754, n’était pas astreinte au pas cadencé et gardait entre les rangs des distances trop grandes pour que l’alignement et la direction fussent observés. Il faudra attendre 1754 pour accomplir un progrès sérieux dans cet ordre d’idées (06).
A défaut d’évolutions vraiment utiles, on multipliait les mouvements baroques, " on formait avec les bataillons des ronds, des triangles, des carrés, des bastions ; M. de Chevert racontait qu’alors, aide-major du régiment de Beauce, il fut fort admiré parce qu’à la fin d’un exercice qu’il faisait faire devant l’inspecteur, il dessina avec le régiment les mots de : Vive le Roi, et fit faire un feu de réjouissance à cet alphabet vivant (07). "
Les éléments mêmes de l’exercice sont négligés, abandonnés à l’initiative des régiments, faute d’un général qui ait assez de réputation pour imposer des règles uniformes. Même en 1750, l’on n’ose édicter qu’une ordonnance sur le maniement des armes. Encore l’exercice se fait-il rarement et mal dans la plupart des corps. D’Argenson remarquera, dans une circulaire du 14 novembre 1743, que l’exercice des troupes a été fréquemment interrompu et que ce défaut d’exercice ne s’est que trop fait sentir dans les différentes occasions où elles ont été employées. Il recommande aux colonels de profiter de toutes les occasions pour les exercer. Un officier écrit, vers 1740 :
" L’on ne s’attache point assez, en France, à faire faire les évolutions aux troupes ; on se contente ordinairement de faire faire le maniement des armes et de faire bien marcher les soldats. Cela est bon, mais cela ne suffit pas, etc. "
" En France, dit un autre, le recrue n’est pas encore habillé qu’il monte déjà la garde et est abandonné à la conduite d’un sergent ou caporal. Aucun officier ne s’en mêle ; à peine sait-il manier son fusil qu’on 1e fait déjà manoeuvrer avec toute la troupe, où il ne sert qu’à empêcher les autres de bien faire… Qu’on fasse attention aux avantages que les troupes prussiennes ont sur les autres troupes par l’exercice continuel qu’ils font et par le temps qu’ils l’ont déjà fait (08). "
Notre insuffisance est remarquable surtout en ce qui concerne les feux. Chaque soldat peut, il est vrai, tirer quarante coups de fusil par an ; mais il n’existe aucune instruction du tir, ni individuelle, ni collective. Sous le prétexte, d’ailleurs fort mal fondé, que le soldat français est exclusivement propre au combat à l’arme blanche, on a laissé de côté les feux. Cependant, lors même qu’ils auraient une importance secondaire, il faudrait s’en occuper. Mais on accepte tranquillement cet adage que les ennemis " ont un avantage infini sur nous lorsque le feu seul doit décider de la victoire ", et on renonce à lutter avec eux sur ce terrain (09).
" Leur infanterie est accoutumée de longue main à tirer par pelotons ; de cette sorte, les trois rangs sont serrés à la pointe de l’épée (10) ; le premier met un genou en terre, le second est courbé et le troisième se tient droit ; ces rangs tirent les uns après les autres ; par cette disposition, ils font un feu continuel et ne se rompent jamais, au lieu que les Français ne connaissent presque que l’usage de charger la baïonnette au bout du fusil, et combattent avec un désavantage infini lorsque le terrain ne leur permet pas de joindre les ennemis. "
Quant aux évolutions, elles n’existaient guère plus vers 1750 qu’en 1703. Un progrès sérieux avait été fait, dès que l’unité d’armement l’avait permis : les compagnies étaient devenues, sous le nom de sections, les subdivisions naturelles du bataillon. L’instruction pour le camp de 1733 consacre cette simplification, qui se retrouvera désormais dans tous les règlements. Deux compagnies ou sections forment un peloton ; deux pelotons, une manche, expression conservée de l’ancien vocabulaire, où elle désignait le tiers d’un bataillon. Le demi-rang est de six ou huit compagnies, suivant que le bataillon en compte douze ou seize.
Dès les dernières années de Louis XIV, on avait pris le parti de serrer les rangs avant chaque conversion. Peu à peu l’on s’habitue à les serrer pour toutes les évolutions et l’on essaie divers procédés pour faciliter le déploiement rapide des colonnes. Le moyen qui sera adopté en 1753 consiste à faire varier la distance entre les rangs avec la largeur de la colonne, de manière que chaque élément soit moins profond que large ; l’ordonnance de 1753 fixe la distance entre deux rangs consécutifs à 4 pieds (1m30) dans la colonne par section ou par peloton, à 8 pieds dans la colonne par manche ou par demi-rang, à 12 pieds dans la colonne par bataillon. Les diverses colonnes de route sont désormais, au sens propre du mot, des colonnes à distance entière, où l’on pourrait observer les distances; mais, faute d’une instruction suffisante, on n’y parvient pas encore.
Officiellement, il n’existe pas d’autres formations que la ligne déployée sur quatre rangs et les colonnes de route par section, peloton, manche, demi-rang ou bataillon. Pour le reste, l’imagination des chefs de corps et surtout des officiers-majors se donne carrière dans chaque régiment. Partout on se préoccupe de trouver des formations plus maniables que la ligne déployée, et d’apparence moins frêle.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
III - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
La seule formation de combat réglementaire et pratiquée à la fin du règne de Louis XIV était la ligne déployée sur cinq ou sur quatre rangs, quelquefois sur trois. Pendant les guerres du dernier siècle, la profondeur des lignes d’infanterie était descendue progressivement de dix à huit, puis à six, à cinq ou quatre, aussi bien pour les piquiers que pour les mousquetaires, et l’on n’avait jamais ressenti le besoin de recourir à des formations plus denses pour charger. Lorsque la pique eut disparu définitivement et que toute l’infanterie fut pourvue d’une arme à feu, on pensa bien moins encore à adopter un ordre profond
C’était plutôt par le feu que par le choc que l’infanterie avait agi et réussi depuis un siècle, et nul ne songeait à modifier des procédés imposés par l’expérience. Dans quelques circonstances particulières, comme à Spire, à Denain, nos fantassins avaient chargé en colonnes, mais on s’était contenté de former ces colonnes par le procédé ordinaire de rupture employé pour les marches (11).
La formation linéaire commença pourtant à montrer quelques inconvénients et, en particulier, elle parut peu propre à l’offensive. " On doit, dans l’action, prévenir l’ennemi et le charger, s’il se peut, avant qu’il soit en bataille, disaient les tacticiens. Il faut que les troupes marchent lentement et fièrement. La troupe ne doit pas tirer que l’ennemi n’ait fait décharge ou que ce ne soit à bout touchant. A ce moment, il faut doubler le pas et même courir un peu en heurtant l’ennemi, parce que l’attaque qui se fait en courant est plus terrible. " Mais de longues lignes minces étaient bien difficiles à ébranler et à porter en avant à une allure vive.
" En réalité, la marche du combat était rarement conforme à ces principes, d’un caractère nettement offensif, admis par la grande majorité des officiers... Les troupes constituaient des lignes démesurément allongées, fragiles, difficiles à diriger et à mouvoir, impropres à soutenir ou à exercer une poussée brutale. Il y avait donc une véritable contradiction entre la recommandation d’attaquer vigoureusement l’ennemi, sans perdre de temps à tirer, et le dispositif habituel qui semblait conçu pour favoriser l'action exclusive du feu (12). "
Il semble que le chevalier Folard ait été le premier à proposer l’emploi des colonnes pour donner plus de force offensive et défensive, et plus de mobilité, plus de souplesse aux troupes sur les champs de bataille. Ses Nouvelles Découvertes sur la guerre sont de 1724 ; son Polybe, de 1727.
" La manière dont nous combattons, écrit Folard, est pleine de défauts très essentiels. Nos bataillons ne sauraient attaquer ni se défendre indépendamment les uns des autres, parce qu’ils combattent sur si peu de profondeur qu’ils peuvent aisément être rompus, ce qui est contre les règles de la guerre. La véritable force d’un corps consiste dans son épaisseur et dans la hauteur de ses files, dans leur union, dans leur pressement comme dans celui des rangs. Cette épaisseur rend les flancs aussi forts ou presque autant que le front. Par cette méthode, un bataillon se trouve en état de résister, de rompre tout bataillon qui ne combattra pas sur ce principe et de se mouvoir avec plus de facilité et de légèreté que les autres ; au lieu qu’un corps qui combat sur un grand front et peu de hauteur manoeuvre difficilement et ne peut éviter le flottement si ordinaire dans les corps rangés sur une trop grande étendue... A la guerre, l’épaisseur des files remédie à tout et augmente la force et la rapidité du choc, qui fait tout dans les combats. On doit regarder comme une maxime que tout bataillon qui attaque, rangé sur beaucoup de profondeur et peu de front, doit surmonter et enfoncer un autre plus fort, rangé selon la méthode ordinaire, quoique celui-ci l’outrepasse à ses ailes. En combattant de cette manière, toute la force d’un bataillon est en lui-même, sans que sa défaite influe sur ceux qu’il a à côté. "
Ce que dit Folard de la facilité et de la légèreté avec lesquelles se meut une colonne, comparée à une ligne mince, est exact ; et c’est l’avantage qui, après un siècle d’expérience et de discussion, sera définitivement reconnu aux colonnes. Mais, comme on le voit, ce n’est là pour le tacticien de 1720 qu’un point secondaire ; l’essentiel, pour lui, c’est la force offensive et défensive de la colonne. Par un effet de réaction tout naturel, l’excès où l’on est tombé, par l’emploi exclusif du feu, porte Folard à un excès contraire. Il perd totalement de vue les leçons des guerres précédentes, l’importance du feu et le rôle prépondérant qu’il a acquis ; il veut ressusciter les piques, chassées non pas par le caprice d’un ministre, mais par le voeu unanime des troupes et par la force des choses ; enfin, il invoque l’exemple de l’antiquité, lequel, mieux étudié, serait tout à fait opposé à sa thèse. " Les Grecs, dit-il, sont les premiers inventeurs de cet ordre de bataille. Le premier qui a connu la colonne est Épaminondas, le plus grand homme d’infanterie qui fut jamais ; il dut à cette découverte les deux victoires de Leuctres et de Mantinée. "
C’est là, nous l’avons vu, une erreur absolue ; les colonnes profondes d’Épaminondas, qui devaient enfoncer l’ennemi comme avec l’éperon d’un navire, se sont arrêtées dès le premier contact et le combat s’est localisé sur leur front ; l’exemple a paru si peu probant que personne ne l’a suivi, et les phalanges grecques, en général, n’ont jamais dépassé une profondeur de huit à douze rangs. Celles d’Alexandre, avec leurs seize rangs, ont été condamnées à un rôle passif.
Les légions de la République romaine, dont Folard fait l’éloge, n’ont jamais eu qu’une profondeur de huit à dix rangs et ont dû leurs succès à la mobilité, à la souplesse de leur formation en quinconce. Elles devaient encourager à l’emploi des petites colonnes, formations de manoeuvre, et non des lourdes masses à la Folard, sur trente à cent quatre-vingts rangs de profondeur.
Quoi qu’il en soit, une grosse difficulté se présentait, au début du dix-huitième siècle, pour la constitution des colonnes : l’absence de toute évolution dont on pût se servir pour passer de l’ordre mince à l’ordre profond.
Folard compose sa colonne d’un nombre variable de bataillons, d’un à six, placés l’un derrière l’autre ; chacun d’eux est formé sur seize files et trente à trente-six rangs ; les grenadiers sont sur les faces de la colonne ; quant aux compagnies dont se compose le bataillon, il n’est pas dit comment elles sont réparties, ni par quelles évolutions elles vont prendre leur place dans la colonne.
Cette lourde machine, difficile à former, plus difficile encore à rompre, ne peut exister que si, avec l’auteur, on veut en faire la seule formation de marche et de combat, et renoncer à toute autre. Mais une solution aussi radicale n’a jamais eu que peu de partisans. Telle que Folard la présentait, la colonne d’attaque devait rester à l’état de projet. Ses idées, néanmoins, se répandaient, ou plutôt étaient celles que beaucoup d’autres militaires avaient conçues depuis les dernières guerres : dans tous les régiments, on cherchait un type de colonne à proposer, et l’on produisait des monstres. Dans cette armée qui ignorait totalement ce que c’était que manoeuvrer, on imaginait des colonnes serrées où les unités naturelles se trouvaient si bien enchevêtrées qu’il devait être impossible de les déployer par un moyen régulier quelconque.
Cependant, beaucoup d’officiers, le plus grand nombre même, n’avaient pas oublié les leçons de Spire et Denain, et ils ne cherchaient pas d’autre colonne d’attaque que la colonne de route ordinaire, dont parfois ils faisaient serrer les pelotons : " Il n’y a pas d’officier qui ait servi à la guerre, écrira Saint-Pern en 1753, qui ne sache que, lorsqu’il est, question d’attaquer un retranchement, un village, ou de percer dans un point intéressant la première ligne d’une armée ennemie, la meilleure méthode pour réussir est de doubler les divisions les unes sur les autres, lorsqu’il lui est ordonné de mettre son régiment ou la brigade qu’il commande sur une ou plusieurs colonnes pour attaquer. "
Entre autres projets pour former des colonnes d’attaque de cette façon, nous en trouvons un de 1738, qui fut expérimenté par MM. de Nangis et de Maupeou à Landau :
" Chaque bataillon a dédoublé ses files ; au signal, le bataillon s’est rompu par demi-quart de rang (peloton) et a marché en colonne comme pour attaquer un retranchement. On a observé de faire marcher les rangs de chaque division bien serrés à la pointe de l’épée, laissant d’une division à l’autre une demi-distance (13).
Après la publication de l’ordonnance de 1753, M. de Crémilles écrit au ministre : " Je ne mets pas au rang des colonnes celle qui peut être formée en doublant les trois manches d’un bataillon les unes sur les autres, parce qu’elle ressemble entièrement à des divisions mises en colonne de marche ; elle est cependant la plus simple de toutes et peut être employée dans toutes sortes de situations et pour tous les objets... Toutes réflexions faites, je lui donne la préférence à cause de la simplicité et de la facilité avec lesquelles on peut en séparer les différentes divisions sans embarras ni danger. "
Les autres généraux consultés, sans doute Chevert et Brézé, s’expriment dans le même sens et préfèrent la colonne de route, plus ou moins resserrée, à une colonne massive analogue à celle de Folard.
" Tout le monde sait, dit l’un des rapports, que, lorsqu’une troupe marche sur une grande profondeur à rangs serrés, les derniers rangs marchent toujours mal ; le soldat s’arrête ou piétine lorsqu’il est sur les talons de son camarade, court ensuite pour le joindre, piétine encore lorsqu’il le joint, et se fatigue étrangement ; par ce flottement continuel, les rangs se désunissent et le désordre s’y met bientôt ; plus la marche est prompte et plus cet inconvénient est considérable, et je crois qu’il est impossible à une troupe de quarante hommes de profondeur de marcher longtemps en bon ordre, les rangs serrés, et au pas doublé. Peut-être quelques régiments y parviendront-ils à force d’exercice, mais l’inconvénient qui est dans la nature subsistera toujours, surtout à la guerre, où l’on est moins exercé. Il est fort aisé de lever cet inconvénient et de donner à la colonne la légèreté dont elle a besoin, en divisant sa profondeur en plusieurs parties et faisant prendre 2 ou 4 pas de distance entre chaque division (14). "
Après l’adoption d’une colonne massive à la Folard dans les règlements de 1753 et 1754, le chevalier de Puységur lui fera les reproches suivants :
" 1° Elle forme une masse où les divisions ne sont point distinctes, et alors les officiers ne peuvent que difficilement veiller à la partie qui leur est confiée, soit pour ralentir ou accélérer le pas, soit pour y rétablir l’ordre en cas de nécessité ;
" 2° Cette colonne, excepté la division de la tête, marche par files, lesquelles doivent, pour attaquer, se suivre sans interruption; mais, lorsque, pour faire son effort, la tête de la colonne marche le pas redoublé, il est comme impossible que le centre et la queue puissent, surtout dans un terrain inégal, suivre quelque temps ce mouvement avec assez de précision pour ne pas s’ouvrir ; alors toute la liaison du corps est détruite, et il perd beaucoup de force dans son impulsion ; au contraire, les files qui arrivent successivement portent le désordre dans celles qui les précèdent ;
. . .
" 4° J’imagine enfin que la colonne proposée n’est nullement propre pour attaquer ni pour se retirer; en ce qu’elle est par sa masse incapable d’aucun mouvement et d’aucune exécution qui demande de la promptitude et de la légèreté, et que tous les terrains ne lui sont pas propres.
" Il serait mieux, je crois, qu’une colonne d’un ou deux bataillons fût toujours composée d’un nombre de divisions marchant les unes derrière les autres, et dont le front serait proportionné à celui de l’attaque que l’on projette, et au nombre d’hommes qu’on veut mettre en mouvement. Cette colonne, qui était en usage dans plusieurs régiments avant que la première instruction eût paru, est exempte des défauts que j’ai remarqués dans celle que l’on propose.
" 1° Une colonne ainsi formée serait divisible de toutes les manières dont un bataillon peut être divisé, et par là les différents défilés qui peuvent se rencontrer dans sa marche ne sont pas pour elle un obstacle, puisqu’elle peut toujours les passer dans le plus grand ordre ;
" 2° Chaque division marchant à un pas de distance jusqu’à ce qu’on soit à portée de faire effort ou d’être attaqué, l’officier qui serait à la tête le verrait et, au lieu d’être entraîné par le soldat, il serait à même de l’arrêter et de le commander ;
" 3° Chaque division étant distincte, les rangs de chacune se serreraient sans difficulté et sans confusion, ce qui rendrait le choc plus vif et plus entier et donnerait encore cet avantage que, si la première division vient à se rompre, elle peut ne pas toujours porter un désordre irréparable dans celle qui la suit, avec laquelle elle n’est pas nécessairement confondue ;
" 4° Cette méthode remédie à l’inégalité qui se trouve infailliblement dans les pelotons ; les deux flancs de la colonne seront toujours formés d’un même nombre d’hommes, et les hommes de la droite et de la gauche prenant toujours pour chefs de file les soldats des flancs des divisions qui sont à la tête, tout le vide que l’inégalité des pelotons peut occasionner se trouve rejeté dans le centre de la colonne, et ce vide ne saurait préjudicier à sa force ; il laisse au contraire aux officiers qui s’y trouvent la liberté de voir et de contenir les soldats de leurs divisions ; je croirais même avantageux, pour que ce vide fût plus marqué, de donner toujours aux divisions de la tête et de la queue un front de deux ou trois files plus grand que celui des divisions qui forment la colonne ;
" 5° Par la formation de cette colonne, on est le maître de lui donner un front proportionné à sa profondeur et à l’attaque qu’on médite, en rompant par les différentes divisions que l’on croit nécessaires, divisions qui peuvent non seulement changer par le nombre des bataillons que l’on a, mais encore par la force des bataillons qui, en campagne, se trouvent souvent d’une moitié au-dessous du complet ; à la tête et à la queue de la colonne doivent être placés des grenadiers et des piquets que l’on doit cependant toujours disposer de la façon la plus avantageuse aux circonstances et au terrain .....
" Cette disposition joint aux avantages dont je viens de parler la facilité d’être prise dans l’instant, de pouvoir être changée de même et de conduire à plusieurs autres mouvements (15).
Des " Observations sur l’instruction sur l’exercice de l’infanterie du 29 juin 1753 " sont conçues en termes analogues :
" Une troupe qui se forme en colonne pour attaquer un retranchement ou une brèche est la maîtresse de ses mouvements, et il serait très indifférent de quelle manière ils fussent faits si, lorsque la colonne a percé, elle pouvait se déployer avec facilité ; voilà le défaut de celle de l’Instruction. Après avoir emporté un retranchement, il faut nécessairement qu’elle se porte en avant de toute sa profondeur pour pouvoir se développer, et souvent cela n’est pas possible, à raison de mille circonstances inutiles à détailler. A-t-elle forcé une brèche, comment pourrait-elle se former sur un terre-plein qui n’a au plus que 5 à 6 toises de largeur ? On pourrait ajouter que cette colonne, n’ayant aucune liaison entre les parties qui la composent, se meut très difficilement, et qu’une fois en désordre, il ne serait pas possible d’y remédier...
" Pour la colonne d’attaque, je préférerais la former comme l’on passe le défilé en avant : une colonne ainsi ordonnée se développe avec aisance dans quelque temps que ce soit. La raison en est que les parties qui la composent peuvent se mouvoir comme l’on veut. La première division étant rompue, son désordre n’influe pas sur les suivantes (16). "
Les hommes dont on vient d’entendre les avis sont les plus expérimentés, les plus sérieux, les plus intelligents de ceux que le roi pouvait consulter, les Chevert, les Brézé, les Crémilles, les Puységur, les Saint-Pern. On doit donc admettre que, pour l’élite de nos officiers, la colonne serrée, formée d’unités accolées dans le sens de la longueur, telle que Folard l’avait proposée, présentait une foule d’inconvénients, et ils lui préféraient une colonne simple, par pelotons, manches ou demi-rangs se succédant à distances plus ou moins réduites, mais jamais nulles. C’était la seule solution que la pratique semblât autoriser. Cependant, les ordonnances de 1753 et 1754 sont encore rédigées sous l’influence d'un partisan de Folard et imposent l’une et l’autre des colonnes massives.
D’après l’ordonnance de 1753, la colonne d’attaque est formée par un bataillon divisé en trois manches, sur quatre rangs, de la manière suivante : tout le bataillon fait face en arrière, puis chaque manche converse, les première et deuxième de manière à se faire face, la troisième imitant le mouvement de la deuxième et serrant sur elle. Tous les hommes font ensuite face en tête, c’est-à-dire du côté vers lequel la ligne faisait front, et l’on obtient une colonne de douze files et environ quarante rangs. Les grenadiers se placent en tête, le piquet en queue.
La même ordonnance admet aussi la formation de cette colonne à droite ou à gauche, faisant converser les crois manches parallèlement, puis les faisant serrer sur la première. Bien que, par la manière dont on l’exécute, cette colonne ait quelque analogie avec la colonne de route, elle s’en éloigne essentiellement par l’absence de tout intervalle entre les rangs et les files. Cette colonne reproduit d’ailleurs la précédente par un simple à-droite ou à-gauche, mouvement prévu par le règlement.
Cette ordonnance n’aurait certainement pas été rédigée ainsi du vivant de Maurice de Saxe. Malgré son amitié pour le chevalier Folard, ce grand général n’admettait pas la colonne profonde. Il jugeait " ce corps dangereux à vingt-quatre ou seize d’épaisseur, à cause du désordre qui s’y met quand on a à le former ". Ce qu’il voulait, c’était seulement placer les bataillons sur huit, avec de grands intervalles entre eux, pour les rendre plus maniables : " Supposons, disait-il, quatre bataillons de 600 hommes, rangés à l’ordinaire, et ceux que je range à ma façon et qui sont à huit de hauteur ; n’est-il pas vrai qu’ils occupent bien pour le moins le même front, et que je suis le maître de leur en faire occuper un plus grand, ce que l’autre bataillon ne saurait faire ? Je le déborderai toujours en donnant 1 ou 2 pas de plus à mes intervalles, et je demeure plus fort que l’ennemi : je suis toujours à huit de profondeur contre des gens qui n’en ont que quatre ; je n’ai ni flottement ni doublement à craindre, rien ne m’arrête ; je ferai 200 pas plus vite qu’il n’en fera 100 ; à l’arme blanche, je l’aurai percé dans un moment ; et s’il tire, il est perdu... "
A Fontenoy, une partie des troupes qui ont chargé la colonne anglaise ont été rangées dans cet ordre : les quatre bataillons de Normandie sont sur deux lignes ; les deux bataillons des gardes sont formés en colonne ; dans l’intervalle, les six bataillons irlandais sont soutenus par les cinq bataillons d’Eu et des Vaisseaux.
Les disciples du maréchal de Saxe, les officiers qui ont écouté et compris ses observations, cherchent à rendre les armées plus maniables, moins en adoptant des formations profondes qu’en augmentant les intervalles entre les bataillons. Le comte d’Hérouville, qui avait été major général de l’armée commandée en 1744 par Maurice de Saxe et se conformait si bien à ses préceptes que son oeuvre fut attribuée au maréchal lui-même, d’Hérouville écrit dans son Traité des légions
" Les quatre bataillons, dont un régiment sera composé, seront séparés l’un de l’autre par un espace de 20 pieds, et la distance d’un régiment à l’autre sera toujours en double. Au moyen de ces intervalles, quelque mouvement que fasse un bataillon, quelque terrain qu’il rencontre, et même quelque accident qu’il lui arrive, cela n’influe que peu ou point sur le reste des régiments et de la légion, et comme les intervalles sont forts petits, il s’en tire avec les mêmes secours et la même protection. "
Maurice de Saxe, et avec lui le comte d’Hérouville, ont mieux pénétré les avantages de la légion romaine que Folard. Ils savent que, dans une troupe serrée et surpressée comme celle de Folard, les derniers rangs ne fournissent pas d’appui moral aux premiers, mais que ceux-ci seront beaucoup mieux soutenus par la présence d’une troupe placée à quelque distance en arrière. Aussi d’Hérouville dispose-t-il les grenadiers de sa légion à 50 pas derrière les intervalles. " Les fusiliers des bataillons voyant derrière et à portée d’eux trois troupes de leurs camarades, de la fermeté et de l’intrépidité desquels ils sont sûrs, ils savent qu’ils seront bien soutenus. "
On employait souvent, dans la pratique, et bien que l’ordonnance n’en fît pas mention, de petites colonnes analogues à nos colonnes de compagnie
" L’évolution des quatre colonnes se fait ainsi : le premier peloton de chaque quart de rang marche en avant; chacun des trois autres fait un quart de conversion à droite, ensuite à gauche, et ils suivent le premier en ligne directe. Les grenadiers et les piquets se partagent pour remplir les intervalles des colonnes ; mais ils doivent se mettre à leur tête lorsqu’elles attaquent et couvrir leurs ailes lorsqu’elles font leur retraite.
" Cette manoeuvre est propre pour masquer une seconde ligne, pour attaquer une haie, un retranchement, percer dans un village, elle facilite à la cavalerie les moyens de traverser un bataillon, soit pour aller à l’ennemi, soit pour se rallier; elle sert aussi pour se développer dans une plaine et se mettre en bataille, ainsi que pour faire occuper à une seconde ligne la place de la première.
" De ces quatre colonnes on forme un carré plein, en faisant faire un à-gauche aux deux colonnes de la droite, et un à-droite aux deux autres pour se joindre au centre. Ce carré plein est d’autant plus utile que l’on peut marcher par toutes les faces avec plus de facilité qu’avec le carré vide, outre qu’il n’est pas si aisé à flotter et à se rompre ; les sections étant partout égales, et son feu partagé de même (17). "
Parmi les nombreuses formations essayées de 1715 à 1751 dans la plupart des régiments se trouvent divers carrés vides, une " colonne " composée de trois manches d’un bataillon rangées suivant trois faces d’un carré vide. Aucune d’entre elles n’est adoptée par l’ordonnance de 1753 ; celle-ci nous présente seulement, pour le passage du défilé, la colonne centrale qui sera adoptée vingt ans plus tard : les deux pelotons du centre se portent en avant, suivis par ceux qui viennent immédiatement, à droite et à gauche, et ainsi jusqu’au premier et au dernier peloton, qui s’avancent côte à côte et ferment la colonne.
L’ordonnance de 1754 fait former aussi une colonne d’attaque massive, les manches de droite et de gauche se plaçant derrière le centre par une conversion en arrière. Telle est, au point de vue des formations de combat, la situation de l’armée jusqu’en 1754 ; on y a essayé bon nombre d’évolutions, des colonnes massives ou avec distances ; mais on n’arrivera pas à une solution satisfaisante, tant que l’on n’aura pas fait en matière de manoeuvre des progrès plus sensibles.
On voit par ce qui précède qu’un certain nombre d’officiers étaient partisans, vers 1755, de l’ordre profond pour les attaques à l’arme blanche et croyaient à l’efficacité de celle-ci plus qu’à celle de la mousqueterie.
C’était pourtant l’ordre mince et le combat par le feu qui étaient le plus couramment adoptés dans les exercices du temps de paix et sur les champs de bataille. On s’y formait presque exclusivement. en ligne, sur quatre, puis à partir de 1751, sur trois rangs.
Les batailles livrées pendant la guerre de la succession d’Autriche nous firent cruellement sentir l’importance, l’efficacité décisive des feux d’ensemble bien exécutés : les Anglo-Hanovriens, à Dettingen et à Fontenoy, nous infligèrent des pertes énormes. Ce fut une terrible désillusion pour les partisans de l’arme blanche.
" Je n’aurais jamais pu croire, Sire, ce que j’ai vu hier, écrivait Noailles au lendemain de Dettinqen. Leur infanterie était serrée et se tenait comme une muraille d’airain d’où il sortait un feu si vif et si suivi que les plus vieux officiers avouent n’en avoir jamais vu un semblable, et si supérieur au nôtre qu’on ne peut en faire une comparaison. " Mais il était trop tard pour dresser notre infanterie à faire de pareils feux de peloton : elle en essuya d’aussi meurtriers à Fontenoy, et là encore ils faillirent décider la victoire. Leur effet fut si foudroyant que les gardes-françaises, qui avaient laissé approcher l’ennemi à trente pas, s’enfuirent épouvantés. La brigade d’Aubeterre, plus brave, fut à moitié détruite. Bien que nous fussions mal préparés à l’exécution des feux, notre infanterie était pourtant rangée en ligne, car on ne voyait pas d’autre disposition qui convînt pour l’ensemble de la bataille. Dès que Maurice de Saxe eut résolu de faire charger à fond la gauche de l’armée contre la colonne anglaise, il adopta, comme nous l’avons déjà dit, un ordre plus profond, sur deux lignes peu éloignées, avec intervalles entre les bataillons. En 1746 et 1747, à Raucoux et à Lawfeld, ses dispositions furent plus variées.
II n’y eut pas un long combat de front comme à Fontenoy, mais des attaques avec des forces considérables contre des localités. Le feu d’artillerie et de mousqueterie y joua le rôle principal, et la supériorité qu’y prirent alternativement les deux partis détermina les fluctuations du combat ; certaines de nos brigades chargèrent en colonne contre les saillants, tandis que d’autres demeuraient en bataille dans les intervalles (18). Nous adoptions donc à la fois la formation linéaire pour le combat de mousqueterie, et l’ordre profond pour les charges dans les localités : L’esprit pratique de Maurice de Saxe le tenait à l’écart et des théories de Folard et de leurs adversaires irréductibles. Il employa en même temps non seulement la ligne et les colonnes, mais aussi des tirailleurs.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
IV - Piquets et tirailleurs (1715-1753)
L’usage des tirailleurs s’était fort étendu depuis la Régence. Les piquets de 50 fusiliers par bataillon, joints aux compagnies de grenadiers, étaient employés en avant ou sur les flancs de la ligne, tantôt déployés régulièrement, tantôt éparpillés pour garnir une haie, une cense, un moulin, une lisière de bois. La rapidité du tir a fait d’assez grands progrès (le fusilier pouvait tirer un ou deux coups par minute) pour que les tireurs isolés exercent une action importante dans le combat. Ils ne sont plus à la merci d’une charge à l’arme blanche.
On commence à apercevoir les grenadiers et les piquets ainsi employés dans les camps d’instruction en 1727. On voit, dans une attaque, les grenadiers s’avancer pour faire feu, puis se retirer pour recharger aux droites et gauches des bataillons. Dans une autre manoeuvre, une troupe marche à l’ennemi en bon ordre, et les grenadiers, soutenus du piquet, se portent en avant ; puis les grenadiers se retirent, protégés par le feu des piquets. Enfin, une ligne ayant été repoussée, revient à la charge, détachant ses grenadiers et piquets contre ceux de l’ennemi, qu’ils ramènent jusque près de leur ligne.
Au camp de Gray, en 1754, on combine l’action des grenadiers et piquets avec celle des troupes en ordre dense (sur six rangs) contre une ligne simple sur trois rangs : " Il est très certain, dit le rapport, que l’armée restée sur six rangs, qui ne faisait feu que de ses grenadiers et les piquets, détruisait entièrement celle qui était restée sur trois rangs et qui faisait feu sur toute l’étendue de son front... "
Étant à 120 pas de l’ennemi, les grenadiers, les piquets et les bataillons des ailes se portèrent vingt pas en avant, où ils firent feu. Pendant cette marche et ce feu, qui couvraient les mouvements qui se faisaient en arrière, les trois bataillons du centre doublèrent leurs rangs en rejoignant les troupes détachées et marchèrent alors du pas redoublé sur la ligne ennemie, qu’ils enfoncèrent au centre. "
Dans ces diverses manoeuvres exécutées en plaine, il semble que les grenadiers et piquets soient restés quelquefois en formation régulière ; il n'en est plus de même dans les camps d’Apremont et de Plobsheim. La manoeuvre exécutée à Apremont par M. de Vault nous montre les grenadiers et piquets en tirailleurs
" L’armée ennemie étant supérieure par le nombre de ses troupes, celle d’Apremont portera toute son attention à conserver le village de Champvant et le moulin, et le village d’Esmoulins, qui couvrent sa droite et sa gauche ; 3 compagnies de dragons à pied seront employées à la garde de Champvant, 2 compagnies de grenadiers au pont pour le défendre et pour protéger, s’il est nécessaire, la retraite des dragons ; 2 piquets au moulin, 8 piquets au-dessus des vignes ; 13 piquets au village d’Esmoulins ; 1 piquet au ruisseau sur le chemin d’Apremont ; 1 compagnie de dragons à pied au pont, du Tremblois (19). "
Il semble difficile que les divers piquets énumérés ici aient pu faire autre chose que du combat de localités, sans formation régulière. Dans d’autres manoeuvres exécutées au même camp, les grenadiers et piquets détachés des bataillons doivent, autant que possible, rester en ligne déployée.
La troupe opposée à celle de M. de Vault attaque le village d’Esmoulins avec trois petites colonnes formées des grenadiers et piquets, qui doivent pénétrer dans les saillants du village pendant que les bataillons, déployés entre elles, feront des feux de peloton. " Lorsque les colonnes qui auront percé entendront les troupes du village battre la charge, et, qu’elles les verront venir à elles la baïonnette au bout du fusil, chaque capitaine fera faire une décharge complète à sa troupe, sortira des haies en désordre, et tous iront se rallier derrière leurs bataillons ".
Une autre colonne, abordant le village de Champvant, en fait faire la reconnaissance par de petites troupes " qui formeront une légère escarmouche de coups de fusil. "
Au camp de Plobsheim, cinq compagnies de grenadiers sont à l’avant-garde : des postes ennemis étant établis dans les haies pour disputer le passage de l’Ill, les grenadiers se portent en avant avec les dragons, s’emparent de quelques broussailles sur la droite et sur la gauche, puis, ayant en soutien une brigade, ils poussent l’ennemi de haies en haies. Le gros de l’infanterie se déploie derrière eux.
Dans une autre manoeuvre, une colonne est arrêtée par des grenadiers et piquets, que l’ennemi a jetés dans les bois. Ils y sont attaqués par des dragons à pied, etc.
Il semble bien ici qu’il s'agisse de combats de tirailleurs. I1 est d’usage, en tout cas, de détacher en avant de l’armée et de jeter dans les localités, les bois, les haies, les vignes, de petites troupes qui font la plupart du temps un feu de billebaude (20). Qu’elles restent, dans une manoeuvre du temps de paix, formées régulièrement sur trois rangs, leur rôle ne s’en trouve pas changé : l’essentiel est que les feux ne soient pas exécutés au commandement.
" Il est impossible que le soldat ajuste son coup, écrit Maurice de Saxe, s’il est distrait par l’attention qu’il est obligé de faire au commandement. " Le feu de tirailleurs lui semble donc le seul efficace et c’est celui qu’il fait exécuter par les armés à la légère dont il parle dans ses Rêveries : " Quand il est question d’attaquer de l’infanterie, les armés à la légère doivent être dispersés sur le front, à 100, 150 ou 200 pas, si l’on veut, en avant. Ils doivent commencer à tirer sur l’ennemi de 300 pas de distance, sans ordre ni commandement, et à leur volonté. Chaque capitaine des armés à la légère ne doit faire battre la retraite et ne s’ébranlera avec son enseigne pour se retirer que lorsque l’ennemi est à 50 pas ; et il doit revenir tout doucement sur son régiment en faisant feu de temps en temps, jusqu'à ce qu’il soit arrivé sur les bataillons qui doivent être en mouvement dans ce temps-là. Ils pourront donc tirer l’espace de temps qu’il faut à l’ennemi pour faire ces 300 pas ; il lui faudra toujours sept à huit minutes... Dès lors, il est clair que les bataillons ennemis auront essuyé chacun pour le moins quatre cents à cinq cents coups avant qu’ils soient à même de m’attaquer, et par qui ? par des gens qui passent leur vie à tirer d’une plus grande distance au but, qui ne sont point serrés, tirent à l’aise, sont adroits et ingambes et qui ne sont point contraints, soit par le commandement ou par l’attitude gênante où on les fait tenir quand ils sont dans les rangs, où ils se poussent et s’empêchent de voir et d’ajuster leurs coups ; et je tiens qu’un coup tiré par ces armés à la légère en vaut bien dix tirés par d’autres. "
M. d’Hérouville exprime la même opinion dans son Traité des légions : " Pour les armés à la légère, je suppose qu’ils seront bien armés et qu’ils auront été exercés à charger promptement leur fusil et à bien tirer. Dès que la légion se rangera en bataille, ils se porteront à 50 ou 100 pas en avant dans les haies, maisons, buissons et partout où l’on voudra les placer, de façon qu’ils soient à portée de faire feu sur l’ennemi. Il ne sera pas possible aux bataillons qui se trouveront exposés à leur feu qu’ils y tiennent longtemps sans être prodigieusement incommodés, et dans ce cas ils n’ont d’autre parti à prendre que de se retirer ou avancer. "
Dans la pratique, on voit par divers exemples que les idées du maréchal de Saxe sur l’emploi des tirailleurs étaient assez répandues dans notre corps d’officiers. Les relations des manoeuvres exécutées en temps de paix nous ont fait supposer qu’on y avait recours assez généralement. Des observations du célèbre tacticien Bombelles sur l’ordonnance de 1754 nous confirment dans cette opinion : " Le propre de notre infanterie, dit-il, est de combattre à l’arme blanche sans tirer. Dans les occasions où elle se trouve derrière un retranchement, une haie ou un ruisseau, notre feu de chasseur, bien ajusté, est le plus meurtrier ; celui fait par commandement produit un médiocre effet et celui de chasseur est plus analogue au génie de la nation. " Bombelles n’est, ni un inventeur ni un utopiste : c’est un praticien, qui se borne à exposer et recommander ce qu’il a vu expérimenter avec succès à la guerre. Son témoignage nous prouve que, bien souvent, comme on devait s’y attendre, les piquets ou petits détachements jetés en avant du sur les ailes de l’armée, dans des localités, derrière des haies, des ruisseaux, ou sur des lisières de bois, faisaient le feu de chasseur et ne restaient pas déployés régulièrement.
Les batailles et les combats livrés pendant la guerre de la succession d’Autriche prouvèrent l’utilité des tirailleurs ou chasseurs employés en grand nombre : à Fontenoy, le régiment de Grassin, dispersé tout entier (1 200 hommes dont 800 à pied) dans le bois de Barry, arrêta par son feu le mouvement débordant de la brigade Ingoldsby. Son rôle parut si important que d’autres corps semblables furent créés aussitôt, et à Raucoux les deux régiments de Grassin et de La Morlière, en tirailleurs à notre aile droite, débordent le village d’Ans et contribuent pour beaucoup à son enlèvement.
Les grenadiers et piquets des bataillons engagés dans ce village ont-ils combattu séparément et en avant de leurs régiments, comme dans les manoeuvres des camps de 1727, 1730 et 1754 ? On ne peut rien dire à ce sujet, car les relations de Raucoux et de Laufeld sont trop sommaires pour mentionner de tels détails.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
Les années 1754 et 1755 voient se multiplier les réformes, les propositions, les études tactiques.
Le règlement de 1754 prescrit en termes formels le pas cadencé, dont on ne trouve qu’une vague indication dans les ordonnances de 1750 et 1753 ; il spécifie que tous les hommes doivent, même en conversant, placer ensemble le même pied à terre.
Les rangs et les files sont serrés pour l’exécution de toutes les manoeuvres. La formation à rangs ouverts, à 6 pas, se prend au cours des marches. Les sections, pelotons, etc. se suivant dans les colonnes à une distance égale à leur front, les déploiements seront d’autant plus corrects que cette distance sera plus facile à observer.
Un événement important est la réduction à trois rangs de la profondeur du bataillon en ligne. Elle permet de donner plus de feux, ce qui est important, surtout depuis que l’adoption de la baguette de fer (1740) a porté la vitesse du tir à deux ou trois coups par minute (le règlement de 1750 prescrit que les soldats doivent arriver à tirer trois coups par minute).
Le feu par rangs est abandonné depuis une dizaine d’années ; on ne pratique plus que le feu par section, peloton, tiers de rang, demi-rang ou bataillon (21), ainsi que le feu de chaussée (22). L’ordonnance de 1755 prescrit de commencer les feux par les fractions du centre.
L’amincissement de la formation épouvante beaucoup d’officiers, aussi bien les disciples du maréchal de Saxe que ceux de Folard. On adopte à peu près la disposition préconisée par Maurice de Saxe, en permettant de doubler les rangs toutes les fois qu’il ne s’agira pas de combattre par le feu. En particulier, l’ordre sur six est employé comme préparatoire à la colonne d’attaque. Celle-ci, dans le règlement de 1754, se forme de la manière suivante :
Le bataillon étant divisé en trois tiers de rang, celui du centre reste face en tête ; le premier et le troisième font face en arrière, conversent vers le centre, vont se placer derrière les ailes de celui qui n’a pas bougé et font face en dehors. On a ainsi trois côtés d’un rectangle creux, dont le piquet forme le quatrième côté.
L’ordonnance de 1755 abandonne les conversions vers l’arrière et en vient enfin à placer simplement les pelotons les uns derrière les autres. Pour rentrer dans les idées de Folard, il n’est pas laissé de distance entre eux ; enfin, il est prescrit que la colonne comprendra toujours deux bataillons accolés. Les grenadiers et les piquets, restés sur trois rangs, encadrent la tête de la colonne et doivent agir par le feu tandis qu’elle chargera (23). Cette disposition est critiquée par Bombelles :
" La manière de former la colonne, en conformité de la dernière instruction, paraît pécher dans la difficulté et la lenteur de sa formation, ainsi que dans sa composition. On ne comprend qu’avec peine qu’on puisse adopter cette difformité qui se rencontre dans les divisions d’un bataillon à six de hauteur, pendant que la compagnie de grenadiers et le piquet ne se trouvent qu’à trois.
" On n’ignore pas les raisons qu’on peut alléguer pour soutenir ce système, et que le feu qu’on peut tirer de ces deux pelotons, dans certaines occasions, ne soit le principal motif de cet arrangement.
" On croit devoir répondre à cet argument que l’expérience a prouvé dans tous les temps qu’un seul coup de fusil parti d’un bataillon, par accident, détermine presque toujours tout le feu de l’infanterie, malgré les efforts que font les officiers pour l’empêcher, qu’ainsi il n’est pas douteux que, lorsque la compagnie de grenadiers et le piquet commenceront à escarmoucher, il ne sera jamais possible de contenir le feu du reste du bataillon. Malheur pour l’infanterie qui aura commis cette faute !
" Ne serait-il pas plus simple de former les colonnes avec des divisions soutenues les unes par les autres, soit pour enfoncer un corps moins solide par son étendue, soit pour attaquer un chemin couvert ou un retranchement, soit pour en composer un bataillon carré ou parallélogramme, selon que la circonstance peut l’exiger, comme nous l’avons pratiqué avec succès dans diverses occasions de l’ancienne guerre ?
" L’expérience a fait connaître que, depuis plus de cinquante ans, on a essayé en différents temps de mettre les bataillons sur trois, sur quatre, sur cinq et sur six rangs de hauteur ; après avoir mûrement examiné cette affaire, on est convenu unanimement que l’ordonnance de quatre rangs était la plus parfaite.
Celle de trois rend, sans contredit, un bataillon trop faible et trop flottant, de sorte qu’il s’ouvre aisément en marchant en bataille ; le quatrième rang, qui diminue son étendue, soutient suffisamment les trois premiers ; le cinquième et le sixième n’y causent que de la confusion...
" On ajoutera à ces raisons celle de faire observer que, dans toutes les batailles où l’infanterie marche à l’ennemi pour le combattre, sa présence effraie si fort la plupart des soldats les moins aguerris qu’en l’approchant ils se glissent derrière leurs camarades plus braves qu’eux, où ils se croient plus en sûreté ; alors on s’aperçoit aisément que les ailes du bataillon se resserrent sur le centre et qu’au lieu d’être sur quatre de hauteur, il se trouve souvent machinalement au moins sur huit au moment qu’il charge l’ennemi. Ainsi on ne doit jamais appréhender qu’un bataillon manque de profondeur, et on doit s’estimer heureux lorsqu’on peut parvenir à le contenir en boit ordre sur quatre rangs de hauteur...
" Notre infanterie a de tout temps fait son feu, les deux premiers rangs genou à terre, les deux derniers debout, c’est-à-dire le troisième à demi couché...
" ...Enfin le propre de notre infanterie est de combattre à l’arme blanche sans tirer.
" Dans les occasions où elle se trouve derrière un retranchement, une haie ou un ruisseau, notre feu de chasseur, bien ajusté, est le plus meurtrier; celui fait par commandement produit un médiocre effet, et celui de chasseur est plus analogue au génie de la nation. "
Crémille était d’un avis assez différent en 1753 :
" Toutes les actions de guerre se décident ou par le feu, ou à l’arme blanche. Celles de la première espèce demandent un front le plus étendu et le moins profond qu’il est possible ; celles de la deuxième, au contraire, plus de profondeur et moins d’étendue. L’ordre dans lequel l’infanterie du roi se forme encore aujourd’hui, sur quatre rangs, parait ne remplir que très imparfaitement l’un et l’autre objet... (24) "
Entre les partisans des colonnes et ceux de la ligne mince, commençaient à paraître, vers 1755, les partisans d’un ordre mixte :
" M. Folard fait assez connaître l’avantage d’une attaque par colonne, dit M. de Sparre dans ses Instructions militaires (p. 48) ; mais cet avantage me semble encore plus grand, quand les colonnes sont soutenues par une ligne en bataille. " Il est d’avis, également, " d’attacher à chaque brigade 300 hommes d’infanterie de troupes légères, qui feraient les grand’gardes " (p. 130).
Le comte de Beaujeu propose, dans une lettre du 17 décembre 1754, de faire alterner des colonnes de deux bataillons avec des bataillons à trois de hauteur. Il est d’ailleurs opposé avant tout à l’emploi exclusif de la ligne déployée et du combat par le feu
" Le feu est destructif, et celui qui tire le mieux a un avantage incontestable lorsque l’on s’en tient à cette espèce de combat. Ainsi les ennemis employant, comme vous le remarquez, l’adresse qu’ils ont acquise dans l’exercice du feu, c’est une raison pour changer notre manière de combattre en les chargeant brusquement avec la baïonnette sur une plus grande profondeur que celle où ils sont, et en opposant à leurs corps pénétrants, qui sûrement ne tireront point, ou très peu, des corps de même nature.
" Voilà, dans le désespoir où vous êtes de voir rétablir sitôt la discipline parmi nous, le seul parti qui nous reste à prendre ; car d’admettre que les ennemis sont mieux exercés à tirer que flous, de nier que nous puissions les égaler en ce genre, et cependant nous obliger à une espèce de combat si disproportionnée, c’est le conseil qu’ils pourraient nous donner eux-mêmes, et que nous ferons sagement de ne pas suivre.
" Le mélange que vous désirez du choc et de la mousqueterie se trouve dans la composition des bataillons à six de hauteur, puisque les grenadiers et les piquets peuvent toujours tirer...
" Les Français tireront toujours à la billebaude, j’ose le prédire ; on ne change point le génie des nations : celle-ci est pétulante, elle se plaît à tout brusquer; il faut donc la conduire à l’ennemi avec impétuosité (25). "
En résumé, des opinions assez différentes se partagent notre corps d’officiers : les uns sont partisans exclusifs de la colonne ; d’autres, en petit nombre, semble-t-il, préfèrent l’ordre mince et le combat de mousqueterie. Ce qui semble admis le plus généralement par les hommes d’expérience, ayant la pratique de la troupe et de la guerre, c’est que nos troupes sont trop peu disciplinées et trop mal exercées pour soutenir avec succès le combat de mousqueterie contre les Prussiens ou les Anglais, et qu’il faut essayer d’utiliser leur ardeur en chargeant à la baïonnette. L’ordre mince, sur trois rangs, paraît impropre à ce genre de combat, tant à cause du peu de force des bataillons ainsi formés que de la difficulté de les diriger et d’éviter le flottement. On préfère en général une colonne d’un bataillon ou d’une unité moins nombreuse, formée par sections ou pelotons à distance réduite ; bon nombre de tacticiens se contenteraient, avec le maréchal de Saxe, de doubler les rangs.
Enfin, l’emploi de tirailleurs ou de petits détachements faisant le feu de billebaude en avant ou sur les ailes s’est généralisé depuis la guerre de la succession d’Autriche ; dans les camps d’instruction de 1754, il n’y a pas de manœuvres sans tirailleurs.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
Les meilleures dispositions et les meilleures idées de l’époque sont réunies dans un projet de légion présenté en 1755 par Rostaing (26). Il veut composer sa légion de
6 bataillons à 8 compagnies
de 65 hommes ;
6 compagnies de grenadiers à 40 hommes ;
2 -- de
fusiliers à 80 hommes ;
4 -- de
dragons à 64 hommes,
officiers et petits états-majors non compris.
" L’objet des bataillons légionnaires doit être de remplir la fonction de l’infanterie pesante, c'est-à-dire de conserver avec grand scrupule leur ordre, soit en attaquant, soit en résistant.
Ils détermineront l’action principale du combat, mais ce sera aux troupes légères à profiter de leurs succès, car ces bataillons doivent toujours être dans un état d’ordre et d’union qui les constitue en force à tout événement; quoiqu’ils soient divisés en deux parties égales, rien n’empêchera qu’elles ne puissent se réunir selon les circonstances.
" Les grenadiers dits triaires ne camperont ni ne combattront en ligne avec leur bataillon ; ils se tiendront sur leurs derrières pour leur servir de réserve et leur donner de la confiance ; ils seront divisés ou réunis selon les circonstances ; leur objet sera de porter secours à propos, rétablir le combat, favoriser le ralliement, s’opposer aux efforts du vainqueur, s’arrêter et suspendre ses progrès, et enfin décider un combat dont on serait incertain et accélérer le désordre de l’ennemi.
" Les compagnies à cheval se tiendront aussi sur les derrières, divisées soit par compagnie, soit par demi-compagnie, ou réunies, selon les situations; elles mettront pied à terre si besoin est. Leur objet n'est point d'escadronner, mais de prêter à l'infanterie de la légion tous les secours qu'elle peut tirer d'une cavalerie légère ; elles reconnaîtront les terrains, rendront les approches de l’ennemi difficiles, couvriront le mouvement de la légion, combattront, si besoin est, avec des détachements de fusiliers ; elles inquiéteront l'ennemi en se portant sur ses flancs et sur ses derrières.
" Dans un combat, leur fonction principale sera de servir de réserve à la légion pour lui donner de la confiance, favoriser son ralliement et empêcher celui de l'ennemi, car elles sont spécialement propres à la dispersion et destruction de l'ennemi qui aura été rompu ou mis en fuite par les bataillons.
" Les compagnies de fusiliers doivent avoir une grande mobilité et beaucoup de légèreté ; elles seront le plus habituellement en avant de la légion sans engager aucun choc, mais elles inquiéteront l’ennemi par leur feu et lui déroberont la connaissance des mouvements de la légion. Elles seront instruites à combattre mêlées avec les troupes de dragons à cheval, à se diviser, se rompre, se rallier, passer par les intervalles des autres troupes, et enfin à se porter avec vitesse partout où besoin sera. Elles pourront couvrir les têtes des colonnes dans leur marche à l'ennemi, étant instruites à refluer sur leurs flancs au moment où elles joindront l'ennemi...
" La facilité de se mouvoir aisément doit être un principe inaliénable de toute espèce d'ordre, et il ne peut s'établir que par les justes bornes que l'on prescrit pour l'étendue du front d'un bataillon, et par les intervalles que l'on laisse entre chacun d'eux .....
" Je distingue l'ordonnance à rangs serrés pleine et celle à intervalles. La première est celle qui établit une ligne entière sans aucuns intervalles, comme celle de la phalange. Elle exclut la légèreté et la facilité des mouvements ; elle produit le flottement et la lenteur en marchant, et un désordre irréparable si l'on est percé. Elle ne peut avoir lieu que dans certaines circonstances très particulières et ne doit point passer en principe.
" La seconde est celle qui établit des intervalles entre chaque troupe. C'est la préférable, mais elle peut avoir trois objets différents qui exigent chacun une application des principes.
" Le premier de ces objets est l'exécution de l'arme qui atteint de loin, et alors il faut la faciliter par l'extension du front et le peu de profondeur dans les files.
" Le deuxième objet est celui d'une affaire de choc ; l'ordre qui y a précisément rapport doit avoir pour principe un juste emploi des forces mécaniques, savoir la légèreté, l’égalité et la rapidité du mouvement. La bonne qualité est le mélange des armes, une certaine profondeur des files, et une extension du front qui ait de justes bornes.
" L'égalité, la légèreté et la rapidité du mouvement dérivent de la médiocrité d'extension dans le front et de la solidité et consistance acquises par la profondeur. Personne ne nie que ces trois qualités dans le mouvement d'un corps attaquant ne lui soient essentielles ; la bonne qualité et mélange des armes perfectionnent l'état de force. La profondeur des files procure l'avantage du poids et de la résistance. La médiocrité d'extension dans le front procure la facilité d'un mouvement rapide sans flottement ni désunion.
" Le troisième objet est celui d'un choc plus formidable ; il exige un ordre non seulement propre au choc, mais à la pénétration et à l'action de culbuter et enfoncer tout ; celui-là doit avoir les qualités de l’ordre précédent avec plus de profondeur dans ses files et moins d'étendue dans son front. "
Rostaing estime qu'un bataillon est difficile à manier en toutes circonstances si sa force dépasse 300 hommes. Aussi divise-t-il les bataillons de sa légion en demi-bataillons, qui seront la véritable unité tactique, subdivisée en quatre compagnies.
Pour pouvoir faire face aisément à toutes les circonstances, Rostaing adopte comme formation normale, à l'exemple du maréchal de Saxe, l'ordre doublé sur six ou huit rangs. Le demi-bataillon de 300 hommes, sur six ou huit rangs, se ploie très vite en colonne sur douze ou seize s'il veut charger, et se déploie non moins vite en ligne sur trois ou quatre s'il veut combattre par le feu ; d'ailleurs, il est assez solide pour combattre par le choc, le cas échéant, et assez étendu pour fournir un feu nourri en attendant d'avoir pu se déployer.
Rostaing trouve d'ailleurs la colonne de Folard trop lourde, et il estime avec raison que son demi-bataillon de 250 à 300 hommes, sur douze de profondeur, possède à un plus haut degré les qualités attribuées à la colonne par son inventeur.
En ce qui concerne les feux réguliers, qui préoccupent tant ses contemporains, Rostaing ne les croit pas très redoutables :
" Les étrangers, les Prussiens et Hollandais, tirent du feu par des décharges réglées de rangs ou de pelotons ; un point capital est de les rendre formidables par une grande règle et une grande vitesse ; nous voudrions et cherchons à les imiter ; je ne sais si l'on y parviendra ; j'en doute, mais je pense que nous devrions moins les imiter que les surpasser, par l'introduction d'une meilleure méthode ; car il est certain que le feu par peloton est peu dangereux, et que celui par un rang, surtout des derniers, passe trop haut ; il ne saurait être bien ajusté.
" L'expérience des batailles des guerres de 1733 et de 1741 ne nous a pas convaincus que le feu des Autrichiens et Hollandais fût excessivement formidable, et j'ai ouï dire à un de nos généraux de la plus grande distinction, qu'après la bataille de Czaslau, la ligne d'infanterie des Prussiens était marquée par un tas prodigieux de cartouches, lequel aurait fait présumer la destruction totale de l'infanterie autrichienne, de laquelle cependant il y eut à peine 2 000 hommes tués ou blessés.
" L'expérience contraire que nous avons de notre feu irrégulier, soit à Parme, soit ailleurs, semble nous démontrer qu'il est très formidable et même plus destructeur. "
Nous ne pouvons entrer plus avant dans le détail des mesures proposées par Rostaing, mais on en a vu assez pour reconnaître dans son projet de légion des mesures combinées pour permettre le combat par le feu aussi bien que par le choc, des évolutions simples et rapides, enfin l'emploi des tirailleurs, des ligues minces et des colonnes plus ou moins profondes, suivant que les circonstances exigeaient les uns ou les autres.
Le projet de Rostaing est expérimenté à Metz devant le maréchal de Belle-Isle et le due de Broglie. Belle-Isle, dans son rapport au ministre, loue beaucoup la bonne exécution des manoeuvres : " Il est vrai, ajoute-t-il, que la simplicité des mouvements et la netteté des commandements a beaucoup contribué à l'exactitude de tous les mouvements, ce qui prouve la capacité de M. le chevalier de Rostaing, dont je ne puis dire assez de bien. " Le duc de Broglie est moins bienveillant : il déclare nuisible au bien du service de mélanger les armes dans des légions de 3 000 hommes ; il trouve que la cavalerie et les troupes légères ne sont utiles qu'en nombre assez considérable, et non par petits pelotons mêlés aux bataillons. Au reste, il juge bonnes les dispositions tactiques proposées par Rostaing.
La question en était là vers la fin de 1755, c'est-à-dire à la veille de la guerre de Sept ans, quand un nouvel inventeur entra dans la lice ; c'était Mesnil-Durand, avec son cortège de manches, plésions et plésionnettes.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
VII - Le projet d'un ordre français en tactique de Mesnil-Durand
Au moment où paraît l'ordonnance de 1755, il semble que les idées du chevalier Folard, dégagées de leur bizarrerie et de leur exclusivisme, avaient fait leur chemin ; la colonne, sensiblement simplifiée, figurait dans tous les règlements et était étudiée partout ; on allait tirer du système ce qu'il avait de pratique pour l'incorporer à la doctrine officielle. L'entrée en scène de Mesnil-Durand remet tout en question (27).
Cet écrivain a joué un rôle trop important dans notre histoire militaire pour qu'on n'accorde pas une place également considérable à l'exposé de ses idées.
Constatons d'abord que Mesnil-Durand est en progrès sur Folard pour l'organisation de sa colonne ; comme celle de l'ordonnance, elle se compose de pelotons placés les uns derrière les autres, mais ces pelotons s'appellent sections dans le vocabulaire de l'ordre profond, lequel réserve le nom de pelotons pour les sections.
Ainsi deux compagnies accolées forment une section, de vingt-quatre files sur huit rangs ; ces compagnies sont donc doubles de celles qui existent alors dans l'armée française, et elles se trouvent simplement ici en ordre double, si l'on suppose la formation en ligne sur quatre rangs. Deux sections, se suivant sans distance, forment une plésionnette, de vingt-quatre files sur seize rangs ; deux plésionnettes, l'une derrière l'autre, constituent la plésion ou colonne. Si l'on divise la plésion en deux parties suivant la longueur, on a des manches de douze sur trente-deux ; le quart d'une plésion, c'est-à-dire la moitié d'une manche ou d'une plésionnette, s'appelle parfois demi-manche, de douze hommes sur seize ; si l'on divise la manche en deux parties suivant la longueur, on a des manchettes de six sur trente-deux.
Pour se faire une idée de ce que peut être une plésion, il suffit de remarquer qu'elle a le front et la profondeur de notre colonne de bataillon à l'effectif de guerre. Elle en diffère par la suppression des distances.
Mesnil-Durand trouve cette plésion facile à diriger en tous sens, et elle l'est à coup sûr, en comparaison d'une ligne mince de deux cents files. Les hommes peuvent y prendre plus ou moins de distance individuelle suivant les cas, sans trop de difficulté. Marcheraient-ils quelque temps ainsi, sans mêler leurs rangs et leurs files, sans dégénérer en une masse confuse, surtout sous le feu ? C'est la question que Mesnil-Durand n'a garde de se poser.
La plésion peut se rompre en plésionnettes, en demi-manches, en manches ; se déployer par sections, déployer les sections en ligne, par de simples mouvements de tiroir. Mais comment rompt-elle en colonne de route, et comment la colonne de route se reforme-t-elle en plésion ? L'ordre de bataille en plésions n'est-il pas plus long à prendre que l'ordre mince ? Autre question importante que l'ouvrage, pourtant volumineux, de Mesnil-Durand ne permet pas de résoudre.
Telle est la plésion au point de vue des évolutions. Pour ce qui concerne le combat, l'auteur abandonne quelques-unes des prétentions de Folard : il ne se fait pas illusion sur la valeur des feux que peut fournir la colonne. Il compte exclusivement, pour la mousqueterie, sur les deux pelotons de grenadiers (quatre-vingt-seize hommes en tout.) dont il la fait flanquer ou précéder. Ces grenadiers combattront tantôt en tirailleurs, tantôt déployés simplement sur trois rangs. Outre les grenadiers à pied, la plésion comprend encore une compagnie de cinquante grenadiers à cheval.
" La position et l'arrangement de nos colonnes, écrit Mesnil-Durand, donnent non seulement le parfait mélange des armes, si recommandé par tous les maîtres de l'art, mais encore conduisent le soldat à la valeur et à la discipline, par conséquent à la victoire. "
Les contemporains ont mis en doute, avec le duc de Broglie, l'utilité des petits détachements de cavalerie attachés aux légions ou aux plésions. Le mélange des armes leur semblait poussé trop loin si l'on descendait à des compagnies de cinquante hommes. Quant à la force morale de la colonne, elle est plus contestable encore, l'expérience ayant prouvé de tous temps que les rangs les plus sujets à la terreur sont ceux qui ne prennent pas une part active au combat. Sur les trente-deux rangs de la plésion, les trente derniers, loin de donner un appui moral aux deux premiers, auraient besoin eux-mêmes d'une énergie plus constante.
Le point faible de ce système, c'est le mépris de l'auteur pour le feu. Il veut ignorer toute l'histoire des deux derniers siècles, cette prépondérance du feu qui s'est manifestée si nettement dans toutes les affaires d'infanterie, depuis les guerres de religion, et qui a imposé aux troupes leur formation et leur tactique. Il considère l'une et l'autre comme un produit arbitraire de préjugés récents, tandis qu'elles se sont développées sous la pression continue des événements, contre laquelle on ne peut lutter. Comme Folard, il voudrait revenir à la pique, bien qu'elle ait été condamnée par le voeu unanime de la troupe avant de l'être par les règlements. II réclame onze piquiers par compagnie, alternant avec les fusiliers du premier rang, et l'on ne voit guère les avantages des piques ainsi disséminées.
Quoi qu'il en soit, Mesnil-Durand estime que la plésion, grâce à sa profondeur, doit enfoncer facilement une ligne mince dans un combat à l’arme blanche. Nous savons que cette affirmation, présentée comme incontestable, était déjà contredite bien avant qu'il fût question d'armes à feu. Des trente-deux rangs de la plésion, une trentaine seront inutiles au moment où l'on viendra au contact, comme ce fut le cas dans les attaques d'Épaminondas. Mais la plésion pourra-t-elle même se présenter en bon état au combat rapproché, après avoir essuyé le feu de la ligne ennemie ? Pourra-t-elle même aller jusqu'à l'ennemi ? Mesnil-Durand n'a pas de doutes à cet égard (28).
" Qu'il soit possible dans presque toutes les batailles d'en venir aux armes blanches, du moins sur une partie du front de l'armée, c'est de quoi l'on ne peut guère disconvenir. Dans toutes les batailles où l'on s'est passé par les armes le plus constamment, à Malplaquet, à Cassano, et bien ailleurs, les généraux de part et d'autre étaient fort les maures d'abréger la dispute. Cela serait encore bien plus généralement possible, si les généraux français ne cherchaient ordinairement, comme l'a avoué un des plus célèbres d'entre eux, à réduire les batailles à des affaires de postes (29), sachant que la nation y a plus d'avantage actuellement, que dans les plaines. Mais, dira-t-on, quand vous aurez des plésions et des piques, ce sera l'ennemi à son tour qui évitera les plaines. Tant mieux ; ce sera avouer que nous lui avons enlevé le seul avantage qu'il eût sur nous. D'ailleurs il n'est pas aisé, quand on a affaire à des plésions, d'éviter les plaines. Elles en trouvent partout autant qu'il leur en faut.
" S'il est presque toujours possible d'aller à la charge, il le sera donc encore bien plus souvent pour elles. En terrain gauche, pierreux, difficile en un mot, elles ne craindront pas, comme les bataillons, de ne pouvoir conserver leur ordre, d'arriver hors d'état de faire un bon effort. Quelque coupé que soit le champ de bataille par des haies, fossés ou ravins, il y aura toujours bien des passages libres de la largeur du front de quelques-unes. S'il n'y en a pas, il ne sera pas fort difficile d'en faire... Mais quand il serait possible que l'armée de plésions fût battue, en pareille circonstance, je demande quel est l'ordre qui aurait mieux réussi. Supposer l'ennemi ainsi remparé d'obstacles insurmontables, sur presque toute l'étendue de son front, n'est-ce pas le supposer dans un poste inattaquable ? "
" A tant de raisons de se servir des armes blanches, il faut bien en opposer quelqu'une, puisque l'on ne veut pas en revenir à cette méthode. Voici celle qu'on allègue le plus ordinairement : " C'est un abus de penser que le feu ne contribue pas au gain d'une bataille ; on n'en voit presque plus qui se décident autrement. " Et comment se décideraient-elles, puisqu'on ne fait autre chose que tirer ?... Le feu ne déplace que des hommes par-ci par-là dans les rangs des ennemis ; ils se resserrent, il n'y paraît plus... Mais quand c'est l'arme blanche qui déplace un corps, dans le moment le vainqueur entrant dans la ligne, et se repliant sur les collatéraux, qui ne peuvent tenir, c'est une victoire décidée et véritable. "
Malgré son mépris pour le feu, Mesnil-Durand n'ose pas s'en passer complètement. Au lieu de lancer les plésions à l'attaque en bravant les balles, qu'il juge si peu dangereuses, il fait engager le combat par les grenadiers.
" Dès qu'on sera à portée de la mousqueterie, les grenadiers à cheval s'arrêteront tout court. Les grenadiers à pied marcheront, faisant un feu perpétuel fort vif, parce qu'ils seront apparemment bien exercés et bien fermes. Ils auront des cartouches de trois balles pesant ensemble celle de calibre, pour tirer depuis cinquante toises jusqu'à vingt-cinq de l'ennemi, d'autres de cinq ou six petites balles pour s'en servir quand ils passeront cette distance... Dès que les grenadiers auront un peu d'avance, la plésion partira légèrement sans courir. A une certaine distance, que je ne voudrais déterminer qu'après l'expérience, elle prendra la course. Les grenadiers faisant toujours feu ne vont pas si vite, de sorte qu'elle les atteindra, puis les dépassera, passant entre leurs deux troupes pour tomber sur le bataillon. Alors ils ne peuvent plus tirer que sur la partie qui déborde la plésion, ce qu'ils feront perpétuellement, avançant toujours, mais pas plus près de l'ennemi que soixante pas, jusqu'à ce que la plésion soit toute prête de charger. Alors ils avancent légèrement ; les grenadiers à cheval en font de même pour être en état de charger aussi, si l'on veut, et se trouver au moins à portée de tomber sur les débris du bataillon dès qu'il sera rompu. Ils essuieront quelques coups de fusil ; mais un instant, c'est peu de chose. D'ailleurs dans ce moment le bataillon ne peut pas être bien ferme, ni s'empêcher de donner la préférence de son feu aux grenadiers à pied qui le tourmentent, et à la plésion qui va l'accabler. La plésion, arrivant au bataillon ennemi, l'enfoncera par son choc dans le moment (30). "
Toute cette description du combat entre une plésion et un bataillon en ligne sera vraie ou fausse, suivant l'effet que pourra produire le feu de bataillon. Or, on a pu en juger à Dettingen et à Fontenoy, aussi bien qu'à Raucoux et Laufeld (pour ne citer que les affaires auxquelles nos troupes ont pris part), et l'effet foudroyant de la fusillade est un élément bien réel, dont Mesnil-Durand ne tient pas compte, et dont on ne pourra tenir aucun compte dans des expériences faites en temps de pair.
A entendre l’auteur, la plésion n'a pas plus à souffrir du feu convergent d'un bataillon qui s'infléchirait autour de ses angles, que du feu de front.
Après cet exposé, il n'est pas nécessaire de suivre tous les développements de Mesnil-Durand sur l'usage de la plésion dans les différents genres de combat et les diverses opérations de la guerre : il est aisé de les imaginer et de concevoir comment tous les engagements tourneront à l'avantage de la plésion, puisqu'on suppose admis ces deux principes : 1° que la colonne sur trente-deux rangs de profondeur doit forcément percer une ligne mince en l'abordant, et 2° que le feu est incapable d'arrêter sensiblement sa marche. Cette double hypothèse rend toutes les conclusions possibles, et ce n'est qu'une hypothèse !
Nous passons également sur le chapitre dans lequel Mesnil-Durand prouve comment son ordre profond répond au génie de la nation française et mérite ainsi le nom qu'il lui donne. Ce genre d'arguments est trop connu pour qu'il y ait lieu d'y insister.
Trois années plus tard, et tandis que nos armées combattaient en Allemagne, Mesnil-Durand publia une Suite du projet de l'ordre français en tactique. Il y précisait certains points et apportait à la plésion quelques changements de détail.
La compagnie de grenadiers était réduite de moitié, et il était créé une compagnie d'armés à la légère.
La plésionnette était subdivisée à son tour en sections, manchettes et manipules, et destinée à agir souvent séparée.
Il était indiqué trois manières de former la plésion, suivant que les rangs et les subdivisions seraient plus ou moins serrés.
" La plésion sera en bataille (trois pas de distance entre les sections) toutes les fois qu'elle arrivera sur le pré et, après l'avoir fait manoeuvrer, on l'y remettra avant de la renvoyer. Ce sera l'état habituel. C'est encore dans cet état, non autrement, qu'elle marchera le pas redoublé.
" Elle se mettra en phalange au moment de la charge, et seulement à quelques pas de l'ennemi.
" Elle n'aura les rangs ouverts qu'en marchant loin de l'ennemi ou en courant.
Les grenadiers et les armés à la légère sont sur deux rangs, et non plus sur trois ou quatre.
La plésion gagne ainsi très notablement en mobilité et en souplesse. Elle n'est plus, tant s'en faut, la masse proposée jadis par Folard ; mais on peut remarquer que, plus elle fait de progrès dans ce sens, mettant des distances entre les rangs et les sections, plus elle tend à n'avoir plus de raison d'être. Le jour où elle sera devenue assez légère et assez flexible pour être d'un usage pratique, ce ne sera plus qu'une colonne ordinaire, à peine condensée.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
VIII - Progrès de la tactique pendant la première moitié du dix-huitième siècle
Nous avons analysé avec quelque détail la plupart des règlements, des systèmes, des faits de guerre intéressant la tactique de l'infanterie pendant la première moitié du dix-huitième siècle. Obligés de tenir compte avant tout de l'ordre chronologique et ne pouvant séparer les divers objets (feux, évolutions, formations de combat, tirailleurs, etc.) qui sont étroitement liés et réagissent sans cesse l'un sur l'autre, nous n'avons pu éviter une certaine confusion. Il devient nécessaire, à l'heure critique où nous sommes parvenus (la guerre de Sept ans va commencer en 1756), de jeter un regard en arrière et de résumer en quelques lignes les progrès accomplis dans la tactique de l'infanterie, les idées et les procédés les plus généralement adoptés dans notre armée vers 1755.
A la fin du règne de Louis XIV, nous avons signalé surtout deux points essentiels : l'incapacité manoeuvrière des troupes et l'importance considérable, presque exclusive, accordée au combat par le feu.
L'incapacité manoeuvrière tenait aux formations relativement profondes et aux grands intervalles entre les rangs et les files, que, l'on avait adoptés au temps des mousquets et des piques et que l'on n'avait pas abandonnés aussitôt que le fusil à baïonnette avait remplacé à la fois la pique et le mousquet. Formée sur cinq rangs, avec distances de 4 ou 5 pas d'un rang à l'autre, l'infanterie ne pouvait pas facilement se rompre en colonne ou déployer la colonne. Elle ne connaissait que des évolutions nécessaires au service courant, border la baie, faire la contremarche, etc. Il faut toute la période de 1715 à 1755 pour la dégrossir.
Les progrès qui s'accomplissent ont pour cause première le perfectionnement de l'arme à feu et le meilleur emploi qu'on en fait avec le temps. Le fusil primitif de 1699 est amélioré vers 1740 par l'adoption de la baguette de fer ; on y apporte aussi quelques modifications de détail qui en rendent le maniement plus facile. On s'aperçoit peu à peu que les grandes distances entre les rangs sont inutiles ; on tire à rangs serrés ; on peut alors faire tirer, soit en même temps, soit successivement, les quatre rangs. On abandonne donc les feux compliqués de 1703, pour lesquels on faisait sortir des rangs tour à tour les files d'un bataillon pour tirer un coup de fusil et rentrer aussitôt. Cette coutume a déjà disparu lors de la guerre de 1741. Pour que le bataillon ne reste jamais dégarni de son feu, on fait tirer par peloton, division, etc., tour à tour, ou par rangs.
La préoccupation n'est pas de tirer juste, mais vite. En France, comme en Prusse ou en Angleterre, on ne semble pas compter sur la précision du tir, mais on veut jeter sur le champ de bataille une nappe de balles presque continue. Ce qu'on recherche, c'est la succession rapide des salves. A peine quelques voix s'élèvent-elles en faveur du tir de précision et des exercices individuels.
Dans la pratique, on n'obtient de salves régulières qu'au début d'un combat. Le feu au commandement dégénère bien vite en feu de billebaude, c'est-à-dire à volonté. Nous sommes, dit-on, très inférieurs aux Prussiens et aux Anglo-Hanovriens dans le combat par le feu ; pourtant, il ne semble pas que nos feux se soient montrés moins efficaces que les leurs. A Fontenoy, à Raucoux, à Laufeld, nous avons infligé à l'ennemi des pertes comparables à celles que nous avons subies ; mais nos généraux et nos troupes ont été impressionnés, à Dettingen, à Fontenoy, par la régularité des salves anglaises, c'est-à-dire par le sentiment d'une discipline et d'une solidité supérieures. Ainsi les feux exercent une action morale qui s'ajoute à leurs effets matériels, et peut-être est-ce là le motif pour lequel on se préoccupe plutôt de régulariser et de précipiter les salves que de rendre le tir plus précis.
Les progrès accomplis dans la construction et l'emploi du fusil ont donc pour résultat de réduire le nombre des rangs et les distances qui les séparent. Ainsi disparaissent, entre 1715 et 1754, les causes de notre incapacité manoeuvrière. La ligne, presque sans épaisseur, se rompt facilement en colonne à distance entière par conversion simultanée des pelotons et, par le mouvement inverse, la colonne à distance entière se déploie facilement à droite et à gauche. Mais il va de soi que, même pour un mouvement aussi simple, on n'arrive pas d'emblée à la perfection. Sans règles pratiques bien arrêtées pour l'exécution de ces mouvements et pour la marche en colonne, on n'arrive pas à déployer instantanément la colonne ; il faut reprendre les distances, rectifier l'alignement, etc., toutes opérations assez longues pour une ligne de plusieurs bataillons. De plus, le mouvement élémentaire de conversion est une source de difficultés : on ne pratique que la conversion à pivot fixe, et une colonne en marche éprouve de ce chef un grand ralentissement chaque fois qu'elle change de direction, car la conversion d'un peloton n'est pas achevée quand le suivant arrive au point où il faut tourner.
Enfin, tous les mouvements sont incorrects jusqu'au jour où l'on adopte enfin le pas cadencé et le coude-à-coude, c'est-à-dire en 1754 ; cette incorrection rend très lentes et très pénibles les évolutions en ligne de plusieurs bataillons.
Plus tard, on tournera la difficulté, en ce qui concerne les déploiements et manoeuvres d'armée sur les champs de bataille, par l'emploi de formations de manoeuvre plus denses et plus maniables que les longues lignes et les longues colonnes à distance entière ; mais on ne peut guère y songer avant 1755 : on ne forme les colonnes serrées qu'en partant de la colonne à distance entière ; on ne sait pas encore les ployer ou déployer directement. C'est seulement en 1755 que nous avons vu paraître dans le règlement une colonne serrée obtenue en ployant les pelotons derrière l'élément de base par un mouvement de flanc. Il faudra perfectionner le procédé, le rendre simple et pratique, et en apercevoir les applications, avant d'en faire la base d'une nouvelle tactique.
Les partisans de l'ordre profond exercent dans ce sens une influence salutaire : c'est à eux que l'on doit la recherche et l'étude des colonnes serrées, qui deviendront un jour les meilleures, les seules formations de manoeuvre ; malheureusement, Folard et ses disciples ont subordonné cette question à celle du choc, du combat à l'arme blanche.
Comme il arrive toujours, l'excès où l'on était tombé en n'envisageant que le combat par le feu, en amincissant et étendant les lignes à outrance, avait provoqué un excès opposé. Folard avait voulu réduire toute la bataille en combats à l'arme blanche. Il avait cru, malgré les leçons du passé, qu'on pouvait se porter à l'attaque sans tirer, en essuyant avec indifférence le feu de l'adversaire, et il admettait, en outre, qu'une masse profonde avait une force de choc capable d'enfoncer une ligne mince par la seule pression de ses rangs accumulés.
La colonne qu'il proposait, " surpressée ", où les unités entassées n'étaient susceptibles d'aucune manoeuvre, et dont il n'expliquait d'ailleurs ni la formation ni la rupture, eut quelques partisans ; mais les officiers de troupe, ceux qui avaient l'expérience des manoeuvres et du combat, la regardèrent généralement comme impraticable. Il en fut de même des colonnes d'attaque et de retraite prescrites par les ordonnances de 1753 et 1754 : elles ne subirent jamais l'épreuve de la guerre, et, à en juger par les écrits des contemporains, nul n'aurait osé se risquer à les essayer sur les champs de bataille. Toutes les fois qu'on avait eu l'occasion, dans les dernières guerres, de charger en colonne, on avait simplement rapproché les pelotons ou divisions du bataillon rompu en colonne à distance entière.
Les partisans de Folard n'étaient cependant pas sans influence dans les hautes sphères de l'armée, puisqu'ils avaient fait insérer dans tous les règlements ces colonnes d'attaque et de retraite conformes aux principes de l'ordre profond. Ces principes mêmes, abstraction faite de la forme bizarre des colonnes, avaient été admis par la majorité des officiers. On n'aurait peut-être pas trouvé un seul partisan exclusif de l'ordre mince ; mais on n'admettait guère, avec Folard, qu'il fût possible de subir le feu de l'adversaire et de l'aborder à la baïonnette sans l'avoir ébranlé par une fusillade plus ou moins prolongée. On considérait généralement que la ligne déployée devait rester la formation normale de combat en terrain découvert ; mais, invoquant le tempérament ardent de la nation et la prétendue infériorité de nos troupes en matière de tir, on croyait possible de charger à l'arme blanche plus souvent qu'on ne l'avait fait dans le passé. Les uns voulaient qu'on formât alors les bataillons en colonne serrée par pelotons ou divisions ; les autres, avec Maurice de Saxe, d'Hérouville et Rostaing, jugeaient suffisant de doubler la profondeur du bataillon déployé et de se ranger sur six ou sur huit. L'ordonnance de 1755 autorisait l'emploi de toutes les solutions : elle réglementait les formations en ligne mince ou doublée et en colonne serrée. Les unes et les autres seront employées pendant la guerre de Sept ans.
La préoccupation d'entretenir sur tout le champ de bataille un feu roulant, en déployant toute l'infanterie en ligne, avait fait abandonner, à la fin du dix-septième siècle, les tirailleurs, dont Turenne et ses prédécesseurs (en remontant même à la plus haute antiquité) avaient fait usage. Ils reparaissent dans la guerre de la succession d'Autriche. Bon nombre de militaires estiment, avec Maurice de Saxe, que le feu des tirailleurs est le seul efficace et que ses effets matériels peuvent compenser amplement, en maintes circonstances, l'action morale plus grande des feux à commandement. On constate surtout qu'un champ de bataille présente toujours des couverts, bois, haies, localités, où les tirailleurs combattent avec avantage ; qu'ils occupent rapidement et à peu de frais des points importants, où ils couvrent les mouvements de l'armée et lui donnent le temps d'achever ses déploiements. Leur usage, encore restreint pendant la guerre de 1741, devient général dans les exercices du temps de paix, de 1748 à 1755, et il n'y a pas d'écrivain militaire qui n'en préconise l'emploi. Les Rêveries, le Traité des légions, les projets de Rostaing et de Mesnil-Durand sont d'accord sur ce point.
En résumé, les progrès de l'arme à feu ont permis de réduire la profondeur de la formation en ligne à trois rangs serrés, et elle reste l'ordre normal de combat. Durant cette période de 1715 à 1755, nous avons vu en présence l'ordre mince et la colonne à la Folard et, entre les deux, un parti plus nombreux composé des militaires expérimentés, qui admettent l'utilité de la colonne, mais la veulent facile à former, à manier et à déployer. Ce sont ces derniers qui tendent à l'emporter, et le règlement de 1755, en même temps que Mesnil-Durand, ne veut plus que des colonnes serrées par pelotons ou divisions ; mais ces colonnes sont encore lourdes. L'art de manoeuvrer sort à peine de l'enfance. Les conversions et les déploiements des colonnes à distance entière sont encore pénibles ; il faudra des années avant qu'on réalise des évolutions simples et pratiques. Enfin, l'on revient peu à peu à l'emploi des tirailleurs. Ordre mince, ordre profond et tirailleurs vont subir ensemble l'épreuve de la guerre.
Table
des matières -
Introduction
Guerre
de succession d’Espagne - Les évolutions
(1715-1753) - L’ordre mince et l’ordre profond (1715-1753)
- Piquets et tirailleurs (1715-1753) - La
tactique en 1755 - La légion de Rostaing -
Le projet d’un ordre français en tactique de Mesnil-Durand - Progrès
de la tactique pendant la première moitié du 18° siècle
Chapitre
II - Chapitre III - Chapitre
IV - Chapitre V
Planche 1 - Planche 2
- Planche 3 - Planche 4
- Planche 5
Note
01 : Voir
capitaine Sautai, La Bataille de Malplaquet. Paris 1904.
Lieutenant-général de Vault. - Mémoires
militaires relatifs à la Succession d’Espagne, publiés par
le général Pelet. - Paris, 1835-1862.
Quincy, Feuquières, etc.
Note 02 : A Spire (1703), notre infanterie, pour plus de vitesse, ne prend pas le temps de se former et charge en colonne de route. A Denain (1712), l’attaque se fait en colonnes, dont le front nous est mal connu, mais qui se composaient d’éléments successifs, bataillons ou pelotons, précédés de grenadiers et de piquets.
Note 03 : Cette disparition des tirailleurs doit être attribuée à ce qu’on avait enfin une arme très facile à manier dans le rang, et qu’on voulait en profiter pour donner au feu la plus grande densité possible.
Note
04 : Voir :
Instructions militaires, par M. de Sparre. Paris, 1753 ;
La Tactique, par Bardet de Villeneuve. La Haye, 1740 ;
Études militaires, par Bottée. Paris,
1731 et 1750 ;
Traité des évolutions militaires, par
Bombelles. Paris, 1754 ;
Mes rêveries, par M. de Saxe. La Haye, 1756.
Paris, 1877 ;
Les Campagnes du maréchal de Saxe, par J. Colin,
t. I. Paris, 1900 ;
Les Éléments de l’art militaire, par
d’Hericourt. Paris, 1739.
Note 05 : Voir les difficultés que trouve Bombelles dans les conversions en apparence les plus simples ; voir également dans Bottée l’extraordinaire complication et variété des mouvements pour ouvrir et serrer les rangs, faire la contremarche, etc.
Note 06 : L’ordonnance de 1753 prescrit seulement que tous les hommes partent du même pied ; celle de 1754 revient souvent sur ce point essentiel que durant l’exécution des mouvements, tous les hommes doivent frapper le sol ensemble du même pied.
Note 07 : Essai général de Tactique, chap. 6.
Note 08 : Archives de la guerre, carton n° 7.
Note 09 : Cet absurde préjugé, qui commence à régner, persistera sans interruption et nous maintiendra toujours dans un état d’infériorité funeste vis-à-vis de nos voisins, pour tout ce qui concerne le feu.
Note 10 : C’est-à-dire chaque homme touchant du genou la pointe du fourreau de l’épée de celui qui le précède.
Note 11 : Voir : Essai sur l’influence de la poudre à canon, par Mauvillon. Leipzig, 1788.
Note 12 : Commandant de la Jonquière. - Revue d’histoire. Octobre 1905, page g.
Note 13 : Archives de la guerre, carton n° 16.
Note 14 : Idem, no 15.
Note 15 : Archives de la guerre, n° 15.
Note 16 : Archives de la guerre, n° 15.
Note 17 : de Sparre - Instructions militaires.
Note 18 : La brigade de Monaco est sur deux lignes, celle de Ségur en colonne, celle de Bourbon sur deux lignes. La gauche de l’armée est en bataille.
Note 19 : Revue militaire. Années 1899-1900 passim.
Note 20 : C’est-à-dire à volonté.
Note 21 : Pour ces différents feux, on ne fait plus sortir du rang les files qui doivent tirer ; les unités tirent leurs salves successivement en restant dans l’alignement général.
Note 22 : Le feu de chaussée est exécuté en colonne. L’élément de tête tire une salve, et les hommes filent au pas de course le long de la colonne pour se reformer à la queue.
Note 23 : Nous citons pour mémoire les colonnes de retraite, toujours différentes des colonnes d’attaque, et non moins lourdes. Celle de 1755 est analogue à la colonne d’attaque de 1754.
Note 24 : Archives de la guerre, n° 15.
Note 25 : Archives de la guerre, n° 15
Note 26 : Archives de la guerre, n° 77.
Note 27 : Mesnil-Durand est né en 1729. Page du roi à quinze ans, il prend part à la campagne de 1747 et y reçoit une épée d'honneur. Il entre aussitôt après dans le génie, bien qu'on lui offrit une compagnie de cavalerie, puis il se retire dans ses terres pour écrire son Projet d’un ordre français en tactique.
Note 28 : P. 98 et suivantes.
Note 29 : II s'agit de Maurice de Saxe.
Note 30 : P. 222 et suivantes.