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CAMPAGNE DE 1743

 

 

Je quittai mes parents au mois de mars 1743, étant âgé de dix-sept ans. Ils me virent partir avec les regrets que la nature donne à un fils unique. Leurs alarmes s’augmentoient de ce que j’avois à franchir une route de plus de deux cent cinquante lieues, accompagné par un seul valet. Je devois traverser, depuis Viviers en Vivarois, lieu de ma naissance, toutes les provinces qui me séparoient du Fort-Louis sur le Rhin, et, partant de là, arriver à Dingelfing sur l’Isar, en Bavière, où étoit le régiment de Picardie, que j’allois joindre. Un de mes oncles (1), capitaine de grenadiers dans cette phalange de l’empire françois, m’y attendoit. Les fatigues d’une si longue route furent pour moi des plaisirs.

J’arrivai à Straubing le 29 du mois de mai (2), jour où il s’étoit passé une affaire assez conséquente à Deggendorf, où le régiment de Champagne et celui de Bourbonnois avoient beaucoup souffert et avoient été obligés d’abandonner cette ville ; ils avoient fait des prodiges de valeur, mais avoient été forcés de céder à une armée entière. Une infinité de soldats et officiers blessés arrivoient à Straubing, soit en voiture, soit à cheval ou à pied, chacun comme lui permettoit la nature de ses blessures. C’est au même instant que je me présente, pêle-mêle avec les blessés, pour entrer. Comme il étoit ordonné de ne laisser entrer que les officiers et soldats blessés, la porte m’est refusée et je reviens sur mes pas, sans réclamation, pour aller chercher gîte dans le plus proche village. Je suis alors accosté par deux officiers de Champagne qui me demandent pourquoi je reviens de la ville et si je ne suis pas blessé. L’un et l’autre de ces deux officiers l’étoient légèrement. Je leur réponds que je n’ai pas cet avantage, que j’arrive de France et viens prendre le régiment de Picardie. — " Le régiment de Picardie, me disent-ils, vous allez de suite y être fort avancé, car le 24 mai ce régiment a eu sa sauce à Straubing, comme aujourd’hui nous l’avons eue à Deggendorf. Il y a eu quarante officiers morts ou blessés. " Sur ce, ils me laissent et marchent vers la porte, dont nous n’étions pas encore à cent pas. Plein du récit qu’ils viennent de me faire, ma première idée est de penser à mon oncle et de me dire combien il seroit malheureux pour moi s’il étoit du nombre des morts. Je m’achemine, mais lentement, pour aller chercher gîte. A peine avois-je fait trente pas que j’entends une voix qu me crie : " M. de Picardie ! " Je m’arrête et tourne bride, et vois un soldat, tout blanc d’uniforme, qui se dirige vers moi. C’est un sergent du régiment de Picardie, qui me demande si je ne suis pas M. de Beaulieu. Je lui réponds que oui. Il me dit qu’il est sergent de la compagnie de mon oncle, que son capitaine et lui, comme une infinité d’autres, ont été blessés à Dingelfing, qu’il l’est au bras (qu’il portoit soutenu par une écharpe), que mon oncle l’est moins, que tout cela ne sera rien. Mon oncle, qui m’attendoit depuis quelques jours, ayant appris l’ordre qui avoit été donné vers midi de ne laisser entrer dans la ville que les soldats et officiers blessés, lui avoit donné mission, comme à un de ses valets, de venir à la porte et d’y rester jusqu’à sa fermeture pour voir si on ne me verroit pas paroître. " En conséquence, [dit-il], je m’étois placé sur le chemin couvert d’où il m’a été aisé de vous apercevoir, et de suite je me suis porté à la barrière pour vous joindre ; l’uniforme de Picardie, que je distingue fort bien, m’assurant que vous deviez être M. de Beaulieu. " Ce sergent me reconduit jusqu’à la barrière, où on me laisse entrer ainsi que mon valet, sur un billet de M. de Gautier (3), lieutenant-colonel du régiment de Picardie et commandant de la ville.

Chemin faisant, je m’informe du sergent de l’espèce de blessure de mon oncle ; son narré est de me dire qu’elle étoit à la clavicule droite, qu’il a été très heureux de n’être pas tué ; ... il me fait l’éloge de sa bravoure et de la manière dont il s’étoit comporté à la tête de la première compagnie de grenadiers du régiment. Ce récit remplit mon cœur du désir d’en faire un jour autant et, marchant au milieu des blessés de Champagne et Bourbonnois, je voudrois l’être comme eux et ne suis étonné ni du bruit ni des alarmes qu’occasionnoient les forces supérieures de l’armée impériale. Né François et plein des préjugés de l’éducation, ma confiance est extrême et je ne vois ma nation que faite pour vaincre les autres. J’arrive près de mon oncle, je l’embrasse et lui remets les lettres dont j’étois chargé ; il me reçoit avec la bonté et l’honnêteté d’un bon parent. Au milieu de ses caresses et de ses empressements, je l’interromps pour lui demander comment va sa blessure ; il me tranquillise et me dit : " Elle n’aura pas de suite fâcheuse ; j’ai reçu sept coups de feu, un seul a porté là ", dit-il en mettant la main à sa clavicule droite ; et, se tournant, il me dit : " Mon neveu, voyez cet habit ". J’examine les coups qui l’ont morcelé. Il ajoute en souriant : " Ce sont là les roses du métier auquel vous vous destinez ; comment les trouvez-vous ? " — " Honorables ", lui dis-je, et mes yeux ne pouvoient se lasser d’en parcourir les effets, qui sembloient par des détours avoir voulu respecter les cheveux blancs de ce guerrier, qui touchoit alors à la trente-huitième année de ses services, avoit été blessé aux guerres de 33, aux batailles de Parme et de Guastalla, d’un coup de feu, à la première, au bras, et, à la seconde, au cou-de-pied, qui s’étoit trouvé à la bataille d’Audenarde, à celle de Malplaquet, à celle de Denain et dans tous les faits d’armes où le régiment de Picardie avoit toujours donné de nouvelles preuves à conserver sa réputation, la gloire du Roi et celle de la nation, choses qu’il me détailla dans la suite et dont je cherchai à faire mon profit, autant que, suivant les temps, mon peu d’expérience et mon intelligence pouvoient m’en fournir les moyens.

Mon oncle avoit combattu à la défense du pont de radeaux à Dingelfing sur l’Isar ; il fut chargé de le détruire (étant important qu’il le fût pour la sûreté de l’armée peu nombreuse et dispersée) sous les yeux et aux ordres de S. A. Mgr le prince de Conti (4), qui lui sut un gré infini de la manière dont il s’étoit conduit, ce que ce prince témoigna en faisant distribuer quarante louis aux trois compagnies de grenadiers du régiment de Picardie et en accordant des éloges aux officiers et surtout à mon oncle, qui commandoit la première compagnie et qui, pour détruire le pont de radeaux, avoit fait couper à coups de sabre les cordages et les liens qui unissoient les radeaux ensemble ; il eut la satisfaction de n’être blessé qu’à la fin de son opération, mais non sans regret et vive douleur d’avoir perdu, sur cinquante-deux grenadiers, dix de tués ou morts dans les vingt-quatre heures de leurs blessures, et quinze de blessés.

Je le joignis donc peu de jours après cet événement. Ses premières conversations furent tout le détail de cette affaire, où le régiment de Picardie perdit quarante officiers tués ou blessés et cinq cents soldats. Ces récits échauffoient mon imagination, et il me tardoit d’entrer dans les champs de l’honneur.

M. le maréchal de Broglie (5) ayant déterminé d’évacuer non seulement la Bavière, mais toute l’Allemagne, et de se porter sur le Rhin, son armée réduite dans le plus mauvais état par les maladies qui l’avoient détruite pendant l’hiver et mis les régiments à moitié de ce qu’ils devoient être, tout ordonné pour faire une retraite d’une si longue haleine, l’armée fut rassemblée d’abord aux environs de Straubing, dont elle partit pour se porter à Ingolstadt. On laissa à Straubing (mauvaise place) M. de Gautier, lieutenant-colonel de Picardie, avec 700 hommes fournis par différents régiments et les malades et blessés qui ne pouvoient être transportés, au nombre de huit à neuf cents. L’armée séjourna quelques jours à son camp près d’Ingolstadt. Ce fut là que je joignis le régiment de Picardie et que la vue de ses drapeaux commença à m’être chère. L’armée partit à trois jours de là pour se porter à Donauwerth, sans être inquiétée ni harcelée de nulle manière dans sa marche ; on y brûla les magasins de fourrage que l’on ne pouvoit consommer et l’on y jeta dans le Danube les farines que l’on ne pouvoit emporter.

La garnison qu’on laissa à Ingolstadt fut de 1.500 Bavarois et de 1.200 François ; cette place étoit assez bien fournie en vivres et munitions de guerre. Après dix jours de station à Donauwerth, l’armée partit pour se rapprocher du Rhin, que l’on n’eût pas repassé sans les fautes que l’on fit à Dettingen et qui, d’une journée brillante et marquée dans les annales pour la gloire du maréchal duc de Noailles (6), fut par la faute du duc de Gramont (7) une bataille perdue.

Dès les premières marches de l’armée, M. le maréchal de Broglie eut ordre de se rendre à la Cour et de laisser le commandement de l’armée à ses ordres à M. de Lutteaux (8), premier lieutenant-général, tué deux ans après à la bataille de Fontenoy. Dans l’abandon de l’Allemagne, et pendant neuf jours de marche, le régiment de Picardie fut toujours chargé de l’arrière-garde et tous les jours harcelé par les troupes légères de l’ennemi, tant hussards, croates, que pandours, qui se montrèrent en queue et sur les flancs de la marche. Suivant le nombre de ce qui paroissoit, le régiment étoit obligé de changer sa formation, soit en colonne par demi-bataillon ou bataillon carré long, dans lequel on faisoit entrer les chevaux des officiers et ceux des valets, qui, selon l’usage, les suivent dans leur marche et leur portent des vivres. On disposoit des tireurs (de préférence ceux armés de carabines) en arrière et sur les flancs pour éloigner cette vermine de hussards et de troupes de pied, dont le pays, très couvert, nous empêchoit de connoître la force et les moyens. Le régiment, dans l’une ou l’autre disposition, continuoit sa marche.

M. de Lutteaux, avec partie des grenadiers de l’armée, des piquets d’infanterie, de cavalerie et dragons et les compagnies franches alors d’usage, couvroit autant que possible la marche des colonnes, mais celles du centre étoient les seules exemptes de voir chaque jour l’ennemi. Souvent, celle de la droite recevoit ordre de ralentir sa marche, à laquelle le général Lutteaux étoit bien aise de coudre son arrière-garde, où il étoit toujours présent de sa personne ; aussi, pendant les huit premiers jours de cette retraite, nous arrivâmes toujours au camp à deux heures de nuit, et le seul [jour.] où nous arrivâmes au soleil couchant fut celui où nous passâmes le Rhin, à Spire.

Pendant cette retraite, n’étant attaché à aucune compagnie et n’ayant pas reçu mes lettres d’officier, je désirois montrer ma [bonne] volonté et je me proposois toujours pour faire partie des tirailleurs que l’on laissoit en arrière ou que l’on poussoit sur les flancs pour protéger la marche du régiment, ce que l’on m’accordoit avec plaisir, et je voyois avec joie que les officiers m’en savoient gré et que les soldats se disoient entre eux : " Ce petit Beaulieu vaudra autant que son oncle. "

L’armée passa le Neckar et prit son camp sur la rive gauche, négligemment, surtout pour la cavalerie, vu que les faisceaux de l’une et l’autre armée n’étoient qu’à dix pas des bords de la rivière, très encaissée et point guéable à cause des pluies qu’il avoit fait quelques jours auparavant. Le maréchal général des logis qui avoit fixé ce camp et M. de Lutteaux, général de l’armée, furent punis de cette négligence (ce dernier peut-être de sa seule complaisance, vu que sa réputation pour les connoissances militaires étoit bien établie). Peut-être aussi se joignit-il à cette complaisance le désir de ménager les campagnes de l’Électeur, dont la récolte étoit pendante, fortifié par. le projet de ne rester dans ce camp que quarante-huit heures.

Quel qu’en fût le motif, la nuit qui suivit le jour de notre séjour dans le camp, l’aile droite de l’armée et de préférence la cavalerie eurent une alarme vive. Les ennemis, qui étoient de l’autre côté de la rivière, la combinèrent pendant la journée ; … heureusement ils n’eurent le moyen que de porter 1.200 hommes, à la nuit, sur le bord de la rivière, où ils furent distribués, et au signal convenu, qui fut l’heure de minuit, ils firent usage de leur feu. Au premier coup de fusil, je fus éveillé par le bruit et surtout le sifflement des balles. Je m’habille, prends mon fusil et cours aux gardes du camp établies près du bord de la rivière ; je rejoins les soldats d’une de ces gardes, et, en arrivant à six pas en avant de leur feu, deux ou trois balles viennent frapper sur les tisons ; deux soldats de cette garde sont blessés. Je réfléchis que cette garde, ayant du feu derrière elle, doit être entièrement aperçue par les ennemis, et, sans autre examen, je me porte à ce feu et en dissipe les tisons, qui n’éclairant plus rendent les coups des ennemis moins certains. A cet exemple, les deux autres gardes du camp des régiments en font autant. Pendant ce temps et sans autre indication que celle de se défendre, tous les soldats de la brigade et avec eux presque tous les officiers se portent sur le bord de la rivière et s’y forment ; on leur ordonne de tirer sur les feux des ennemis, ce qu’ils exécutent : le feu fut enfin si vif que les ennemis cessèrent le leur et se retirèrent.

La cavalerie qui apppuyoit à notre droite, les officiers et cavaliers armés de leur mousqueton, s’étoit portée comme nous sur le bord de la rivière, où elle fit grand feu, et les ennemis, quittant absolument la partie, se retirèrent. On ignora leur perte qui dut être peu considérable ; la nôtre le fut assez pour une leçon qui eût été bien plus forte si les ennemis avoient été nombreux. Le régiment de Picardie eut sept hommes tués et douze blessés, dont un capitaine. La cavalerie eut un cornette tué dans son lit, au moment où il se levoit, un lieutenant blessé, trente cavaliers tués ou blessés, six chevaux tués et soixante blessés.

La camisade (9) dissipée et l’aurore ramenant le calme, plusieurs officiers qui avoient été témoins lorsque j’avois éteint le feu de la garde du camp où les ennemis tiroient alors à force et avoient vu le zèle dont je leur avois paru animé pendant la nuit, furent au bataillon auquel mon oncle étoit attaché, pour lui rendre compte de la manière dont je m’étois conduit ; mon oncle fut très sensible à l’honnêteté de ses compagnons et surtout aux qualités dont ces messieurs me flattèrent et il m’en parla avec sa bonté ordinaire, en me disant : " Voyez combien il est heureux de se bien conduire, d’aimer son métier et de le faire avec zèle, honneur et courage : vous n’êtes encore rien (je ne reçus mes lettres de lieutenant qu’au mois de juillet suivant) et l’on vous donne des louanges. " Ma réponse fut : " Mon oncle, je ne suis plus assez jeune et n’ai point été assez occupé pendant la nuit pour à mon tour n’avoir pas fait mes observations et distingué dans cette alarme ceux qui m’ont paru donner des ordres froids et tranquilles. " - " Eh bien, me dit-il, il faut avoir l’ambition de les imiter. "

Le lendemain de cette camisade, on recule de la rivière l’aile droite de la cavalerie et, le jour d’après, l’on quitte ce camp pour se porter à Spire. L’armée y passe le Rhin, campe sur la rive gauche et reste quelques jours dans ce camp. Le régiment de Picardie reçoit ordre d’aller à Strasbourg, où il arrive vers le 10 de juillet, et ce fut peu de jours après que je reçus mes lettres de lieutenant, datées du 2 juillet 1743.

Sur. les différents mouvements du prince Charles (10), qui s’étoit porté dans le Brisgau avec son armée, forte de 70.000 hommes, et qui menace de passer le Rhin et pénétrer en Haute-Alsace, la majeure partie de l’armée du Roi y marche et le régiment de Picardie quitte Strasbourg, le 1er d’août suivant, et marche au Neuf-Brisach. Pendant ce temps, le prince Charles dispose des bélandres (11) sur lesquelles il embarque 3.000 hommes, et elles tentent de passer le Rhin au-dessous d’Huningue, près du Petit-Landau. Les 3.000 hommes sont mis à terre pour s’y retrancher promptement, et le projet du prince Charles étoit sans doute d’établir un pont, dont ces 3.000 hommes devoient assurer la tête. A la première alarme du passage des ennemis, la brigade de Champagne et avec elle une autre brigade d’infanterie et deux brigades de dragons, campés depuis trente-six heures près de là, marchent aux ennemis à peine débarqués, les enveloppent et les attaquent avec tant de furie que tout est tué ou fait prisonnier. De 3.000 à peine cinquante ont le temps de se jeter dans leurs bateaux qui gagnent l’autre bord avec précipitation.

Le prince Charles, déçu de son espoir par cet échec, porte le principal de ses forces au Vieux-Brisach, où de suite il jette un pont sur le principal Rhin et gagne l’île de Rheinau, fortifie la tête de ce pont et établit sur la montagne dite la Butte cinquante pièces de canon, qui, protégeant la tête du pont, balayent toute l’île et dont le feu atteint un pont de quatre bateaux seulement, qui traversoit le petit bras du Rhin et nous faisoit avoir de notre côté un pied dans la même île de Rheinau. La tête de ce pont étoit couverte d’une demi-lune en terre, assez mauvaise, et l’on étoit occupé à perfectionner un retranchement tout du long du Rhin, sur tout le front de la contenance de l’île et à demi-portée de canon, pour éviter ceux de la butte du Vieux-Brisach. Il fut établi un camp de dix bataillons, dont la brigade de Picardie faisoit partie, avec celle de la Vieille Marine, et, en seconde ligne, douze escadrons de cavalerie ou dragons ; plusieurs petits camps volants de toute espèce d’armes étoient placés à proximité du point central, qui étoit l’île de Rheinau, et tous en mesure de s’y porter si le cas l’eût exigé. Dans la demi-lune en avant de notre petit pont, on avoit placé six pièces de canon de huit et, dans les retranchements qui faisoient face à tout le front de l’île, étoient placées vingt pièces de canon de seize et douze livres de balles. Pendant les quinze premiers jours de cette position, l’artillerie des ennemis et la nôtre faisoient jouer leur tonnerre, et les pandours, pour venir cueillir des pommes de terre, se répandoient souvent dans l’île, au nombre de deux ou trois cents, et quelques-uns d’eux, armés, se glissoient dans les parties couvertes de l’île et venoient insulter nos retranchements ; le feu qui en partoit les éloignoit bien vite ; cela n’empêchoit pas que trois ou quatre fois par jour ils nous procurassent cet amusement, qui en étoit un pour les jeunes officiers, qui, au premier coup de fusil, prenoient leurs armes et couroient au retranchement. De la Butte partoit sur eux, lorsqu’ils étoient près d’y arriver, une décharge d’artillerie, mais, comme les coups qui en venoient étoient plongeants, ils étoient peu dangereux ; aussi il n’arriva aucun accident à toute la jeunesse imprudente, à laquelle on eût dû défendre ce désir de montrer son courage en lieu où ils n’avoient à faire. Les anciens officiers portèrent des plaintes de cette bravoure inutile et elle fut interdite et défendue.

Au 1er de novembre, les ennemis commencèrent à défiler pour aller prendre leurs quartiers d’hiver. L’armée françoise fut cantonnée dans les villages à proximité des bords du Rhin et, à la fin de novembre, elle défila à son tour pour gagner ses quartiers. Le régiment n’eut qu’une journée de marche pour se rendre à Colmar, où étoit le sien. Au moment de son départ, il en fut tiré un détachement de 400 hommes, faisant partie d’un de 3.000 hommes d’infanterie, lequel fut envoyé à Huningue, pour y être aux ordres de M. de la Ravoye (12), maréchal de camp, y commandant. Ce détachement ne faisoit point partie de la garnison de cette place et, à son arrivée, il fut établi dans les villages à portée d’Huningue. L’objet de ce détachement étoit de travailler à rétablir l’ouvrage à corne qui y étoit longues années auparavant et qui faisoit la sûreté et défense d’un pont sur le Rhin, dont il couvroit la tête. Le projet étant d’y en construire un nouveau, ce qui fut exécuté, et grand nombre de travailleurs, tant militaires que pionniers, y furent employés ; on commença par découvrir. toute la forme de l’ancien ouvrage, qui par traité de paix avoit été rasé, et sur les fondements de l’ancienne fortification en fascines, gazon et terre, l’ouvrage à corne fut rétabli. Les ennemis, qui avoient des troupes en quartier sur la rive droite du Rhin et à proximité d’Huningue, firent de légères tentatives pour venir inquiéter les travailleurs, mais comme il étoit ordonné aux troupes d’y aller armées, lorsque les ennemis paroissoient, chacun quittoit la pioche et prenoit ses armes et l’inquiétant étoit bientôt chassé ; les jours de leurs tentatives étoient des jours d’amusement : ils ne pouvoient en effet s’approcher de nous qu’en courant risque de se perdre, vu que le canon d’Huningue balayoit la plaine en avant de l’ouvrage à corne. En quarante jours l’ouvrage fut mis à l’abri d’insulte et M. de la Ravoye nous fit partir pour que chaque détachement rejoignît son camp respectif. Nous joignîmes donc le régiment à Colmar, le 29 de décembre. Ce fut peu de jours après que mon oncle me fit faire garçon-major, dont je remplis les fonctions pendant l’hiver.

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Note 01 : Jean-Baptiste de Mercoyrol du Brau, capitaine de grenadiers en 1721, commandant de bataillon en 1745, chevalier de Saint-Louis, fils de Jacques de Mercoyrol de Beaulieu, seigneur de Miraval, et de Marguerite de Cuchet.

Note 02 : Le manuscrit porte mars par une erreur évidente, le combat et l’évacuation de Deggendorf ayant eu lieu le 27 mai.

Note 03 : N. de Gautier, capitaine de grenadier en 1710, commandant de bataillon en 1735, lieutenant-colonel en 1740, chevalier de Saint-Louis, lieutenant du Roi à Schlestadt.

Note 04 : Louis-François de Bourbon, prince de Conti, duc de Mercœur, comte de la Marche, né en 1717, mort en 1776.

Note 05 : François-Marie, duc de Broglie, né en 1671, maréchal de France en 1734, mort en 1745. Il avait reçu, en 1742, le commandement d’une armée destinée à soutenir en Bavière l’empereur Charles VII; après l’insuccès de Belle-Isle en Bohême et sa célèbre retraite de Prague, il avait joint ses troupes à celles de Maillebois, à Dingelfing (21 novembre), mais il avait échoué à son tour contre Khevenhüller et était obligé de se replier sur le Rhin.

Note 06 : Adrien-Maurice, duc de Noailles, né en 1678, maréchal de France en 1734, mort en 1766. Battu à Dettingen (Franconie) le 27 juin 1743 par l’armée anglo-allemande de Lord Stairs.

Note 07 : Louis, fils d’Antoine V duc de Gramont, d’abord connu sous le titre de comte de Gramont, devint duc de Gramont après la mort de son frère Louis-Antoine-Armand en 1741. Il fut fait maréchal de camp en 1734 et lieutenant général en 1738. Il fut tué par un boulet de canon au début de la bataille de Fontenoy (11 mai 1745).

Note 08 : Etienne le Ménestrel de Haugel, comte de Lutteaux, lieutenant-général et gouverneur de Verdun en 1745, mort en 1745.

Note 09 : On donne ce nom aux attaques imprévues qui se font la nuit (La Chesnaye des bois, Dictionnaire militaire).

Note 10 : Le prince Charles de Lorraine, né en 1713, second fils de Léopold-Joseph-Charles, duc de Lorraine et de Bar, et d’Élisaheth-Charlotte d’Orléans, nièce de Louis XIV, commandait l’armée autrichienne.

Note 11 : Bélandre, bateau à fond plat.

Note 12 : Louis Neyret, marquis de la Ravoye, lieutenant-général en 1744.

 

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