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CAMPAGNE DE 1744

 

 

Au commencement de la campagne, je marquai de la répugnance à mon oncle pour l’état de garçon-major, lui alléguant pour raison que je trouvois désagréable de rester au camp pour y assembler des détachements auxquels marchoient mes camarades pour les mener à la guerre, que mon goût étoit tout contraire, que je préférois chercher les ennemis, apprendre la guerre et gagner par là l’estime de mes compagnons ; je le persuadai ; ma place fut donnée à un autre et je rentrai dans la colonne des lieutenants pour en faire le service. Je remerciai mon oncle qui me dit : " Gardez-vous de débiter le motif de votre abandon, dites au contraire que cet emploi vous incommodoit. " Je suivis son avis.

Une partie de l’armée françoise, dont étoit le régiment de Picardie, s’assembla à Landau. Les mouvements des ennemis firent que le maréchal de Coigny (1), qui commandoit l’armée du Roi, ordonna à M. de Lutteaux, lieutenant-général à ses ordres, avec vingt-cinq bataillons et trente escadrons, de se porter à Openheim et de les placer dans l’anse de Schmittau, en face d’une île ; à notre arrivée, M. de Lutteaux fut instruit que les ennemis étoient dans cette île, au nombre de 4.000, et qu’ils se disposoient à jeter un pont de bateaux pour y communiquer. Leur projet devoit être de passer là le Rhin ; en conséquence M. de Lutteaux ne perdit pas un instant pour faire marcher des troupes et des travailleurs sur le bord du petit bras du Rhin qui nous séparoit des ennemis, dont nous n’étions pas à plus de cinquante pieds. Il fut ordonné de s’y retrancher, ce qui fut exécuté. Les ennemis, de leur côté, en faisoient autant. La nuit, de part et d’autre, fut employée à se mettre à couvert réciproquement. Notre retranchement, qui faisoit face à tout le front de l’île, fut dès le matin à l’abri de toute mousquetade. La nuit s’étoit passée sans qu’il eût été tiré un coup de fusil ; heureusement, car si les troupes, tant de leur part que de la nôtre, eussent fait feu, on étoit si près que notre retranchement et le leur n’auroient pu être faits et que des deux côtés il y auroit eu beaucoup de monde tué.

A peine les travailleurs se furent-ils retirés et les troupes disposées à les soutenir pendant la nuit eurent-elles pris poste dans les retranchements que le feu commença ; il y eut d’abord quelques soldats tués de part et d’autre, ce qui donna précaution aux uns et aux autres de se tenir tapis dans les retranchements et fit ordonner aux seules sentinelles d’avoir l’œil à ce qui se passoit vers les ennemis, et comme entre elles et les Autrichiens il s’établit le même acharnement de se tirer tant d’un côté que d’autre, plusieurs en furent les victimes, ce qui donna occasion tant à eux qu’à nous de se pourvoir de sacs à terre dont chacun entoura son retranchement, comme il est d’usage de faire dans les sièges, en ne laissant qu’un créneau pour passer l’arme. Les meilleurs tireurs étoient des deux côtés à l’affût de tout ce qui osoit paroître. Ce fut là que Mentzel (2), général commandant toutes les troupes légères de l’Impératrice-Reine, fut tué : il voulut imprudemment monter sur le revers des retranchements des siens, pour examiner les nôtres ; à peine y parut-il qu’un coup de feu mortel le renversa. Les ennemis en marquèrent leur sensibilité par plusieurs décharges répétées de toutes leurs troupes. Ce feu peu dangereux s’éteignit promptement ; il servit seulement à prouver l’amour et l’estime que l’on portoit au général.

M. de Lutteaux, instruit que les ennemis travailloient à la construction d’un pont de bateaux qui, traversant sur le grand Rhin, aboutissoit dans l’île, et craignant un débarquement au-dessus de l’anse de Schmittau, ayant aussi observé d’autres simulacres sur différents points, qui, divisant ses forces, pouvoient donner aux ennemis le moyen de tenter avec plus de vigueur de passer le petit bras du Rhin, d’y établir un pont et de nous forcer d’abandonner l’anse de Schmittau, envoya tous les équipages de sa petite armée, gros et menus, à Worms, ce qui nous procura de veiller et dormir pendant trois semaines dans nos bottes.

Une nuit, et seulement pour nous inquiéter, les ennemis firent arriver à proximité de notre bord six bélandres qui se présentoient avec la manœuvre de vouloir prendre terre et de débarquer. Trois compagnies de grenadiers de Picardie et trois piquets établis à demeure dans deux anses nommées les Baraques, avertis par nos sentinelles, se formèrent en bataille sur le bord du fleuve et, lorsque les bélandres furent à la portée du pistolet, ces six troupes firent une décharge pleine sur ces bélandres, ce qui leur apporta un grand désordre et leur fit prendre le parti le plus sage qui fut de s’éloigner, ce qu’elles exécutèrent très diligemment.

Deux jours après, M. de Lutteaux fut instruit qu’une partie de leur camp avoit délogé pendant la dernière nuit pour remonter le Rhin ; le surlendemain. on s’aperçut que leur camp s’étoit infiniment raccourci. M. de Lutteaux en fit instruire M. le maréchal de Coigny et lui fit part que le pont des ennemis étoit toujours dans son entier, ce qui nous fit rester dans notre position.

Le lendemain, M. de Lutteaux reçut un courrier de M. le maréchal avec ordre de partir à la nuit suivante avec sa division et le prévenant qu’à chacune de ses marches il lui donnera de ses nouvelles. La retraite sert de générale et, une heure après, notre petite armée se met en marche ; on laisse quelques troupes dans nos retranchements qui, à deux heures du matin, doivent les abandonner et joindre l’arrière-garde. On marche la nuit et le jour suivant jusqu’à six heures du soir ; l’on prévient alors de faire la soupe et que l’on ne restera que trois heures, après lesquelles l’on se remettra en marche. A onze heures de la nuit, tout est en pleine marche. La journée suivante, ce fut vers les deux heures après midi que nous aperçûmes environ 500 hommes des ennemis, de leurs troupes à cheval, qui n’osèrent nous approcher et se contentèrent de nous suivre ; ce petit nombre de troupe ne pouvoit en rien nous inquiéter. Sur les huit heures du soir, nous arrivâmes sous les glacis de Landau, où l’armée fut encore prévenue qu’elle resteroit seulement trois heures et qu’elle eût à faire la soupe, devant marcher de suite. Le matin, à une heure, elle fut toute en marche ; les chevaux surtout de l’artillerie, des caissons de vivres et des équipages étoient fatigués, de même que les troupes, d’une marche si vive et presque sans dormir. Ce qui avoit occasionné cette marche si accélérée étoit les différents courriers que M. de Lutteaux recevoit du maréchal de Coigny, qui, le jour de notre arrivée à Landau, y avoit fait entrer huit bataillons et quatre escadrons de dragons pour en former la garnison.

M. de Lutteaux, arrivé avec sa division à deux lieues de Weissembourg, s’arrêta, tant pour qu’elle pût se délasser que pour donner le temps aux équipages de filer. A peine chacun avoit-il eu le temps de manger un morceau que le bruit du canon se fit entendre vers Weissembourg. Notre général ordonna que l’on se remit en marche ; au même instant il eut nouvelle de M. le maréchal de Coigny, qui lui faisoit part qu’un corps de 17.000 hommes avoit passé le Rhin à Gemersheim, où il avoit établi un pont sur le Rhin ; que le premier corps avoit sommé et pris Lauterbourg, fait la garnison prisonnière de guerre et s’étoit emparé et logé dans les lignes de Weissembourg ; que le prince Charles, général de l’armée impériale, devoit être occupé à faire passer le Rhin à toute son armée, que lui alloit avec les troupes à ses ordres attaquer les Impériaux qui s’étoient emparés de nos lignes de Weissembourg et du village des Picards et que le canon que nous pourrions entendre seroit le commencement de ses attaques. M. de Lutteaux, sur la demande que lui en firent les chefs du régiment de Picardie, qui faisoit l’arrière-garde, ordonna que cette brigade eût à gagner la tête des troupes à ses ordres et que, sans arrêt pour les autres, cela s’exécutât pendant la marche, sans que les vingt-deux bataillons qui marchoient devant lui suspendissent la leur. La colonne marchoit sur la grande route de Landau à Weissembourg ; le régiment de Picardie et le régiment de Saxe de sa brigade prirent à droite de la chaussée ; cette brigade avoit tant de volonté et de rapidité qu’en une heure de temps elle eut gagné la tête de la colonne et pris rang en avant d’elle.

Sur les quatre heures de l’après-midi, la division de M. de Lutteaux parut sur les hauteurs entre Weissembourg et le village des Picards ; elle se forma en bataille sur une seule ligne et, avant que toute l’infanterie fût arrivée, la brigade de Picardie rompit en avant par demi-bataillon, et, la ligne se formant dans cet ordre, marcha au point fixé, près d’un moulin, de l’autre côté de la petite rivière qui couloit sur le front de la ligne. Notre colonne passa à côté d’une demi-lune qu’à cet instant attaquoit un régiment bavarois ; notre marche se fit à portée du pistolet et nous la dépassâmes, ce qui décida les ennemis à l’abandonner, par la crainte qu’ils eurent de ne pouvoir se retirer après.

Le village des Picards finit à ce moment d’être emporté ; le moulin où nous marchions fut abandonné après urne seule décharge que nous firent les ennemis. Le carnage fut grand au village des Picards : les ennemis y laissèrent 800 morts ; on y fit 300 prisonniers, presque tous blessés.

A Weissembourg, où les ennemis avoient mis 2.000 hommes, tout fut tué, blessé ou pris. Ces deux postes, qui se défendirent avec courage et opiniâtreté, donnèrent le temps au reste des 17.000 hommes de se retirer à Lauterbourg et d’y joindre leur armée qui finissoit de passer le Rhin. La perte des François fut, en tués ou blessés, de 1.200 hommes pour les différentes armes.

Le soir, à huit heures, toute l’armée se trouva réunie. M. le maréchal de Coigny se porta à la division de M. de Lutteaux et nous dit : " A demain, Messieurs, nous verrons ces gens-là de plus près encore. " Mais, instruit que toute leur armée avoit passé le Rhin, il manœuvra différemment [7 juillet].

Nous passâmes cette nuit, comme toute l’armée, au bivac, où nous essuyâmes un orage de pluie de quatre heures. Dans la matinée, nos troupes légères ramassèrent environ 200 prisonniers qui, la veille, s’étoient jetés dans les blés et que les paysans leur indiquoient. Le lendemain, nous fîmes une marche en avant et campâmes sur les hauteurs qui tiennent aux montagnes de Lorraine. Ce jour-là, 3.000 hussards ennemis eurent un combat contre 2.000 des nôtres à la tête de notre camp, plus amusant que dangereux et il ne s’y passa rien de décisif ; il dura deux heures ; nous eûmes dans les différentes charges quarante hussards tués ou blessés ; la perte des ennemis fut égale, mais il y eut très peu de tués de part et d’autre. Ce qui sépara les combattants furent quelques pièces de canon qui firent quelques salves sur les ennemis ; eux, n’en ayant point et étant éloignés de leur camp, se retirèrent.

Le lendemain, l’armée marcha et arriva à Haguenau, où elle s’établit dans une très bonne position. A la droite étoit Drusenheim, où fut établi le camp de la brigade de Picardie, avec celle de Brancas et une brigade allemande ; en cavalerie il y avoit un seul régiment de hussards. Nous restâmes quinze jours dans cette position. On avoit précédemment fortifié Drusenheim, l’on y fit quelque augmentation ; sa situation, au milieu des marais appuyant au Rhin, en fait un très bon poste. Notre camp étoit en arrière de cette petite ville.

Comme les ennemis pouvoient entreprendre sur le Fort-Louis, dont la garnison n’étoit que du régiment d’Enghien, il fut fait un détachement de quatre compagnies de grenadiers et huit piquets aux ordres de M. de Maupeou, colonel de [Bigorre (3)]. Ils furent embarqué sur les neuf heures du soir et le lendemain matin. de très bonne heure, arrivèrent heureusement au Fort-Louis, après avoir essuyé en chemin quelques coups de canon et fusillade des différents postes que les ennemis avoient sur le bord du Rhin qui grossissoit considérablement et accéléroit la vitesse de leur marche. Cette nuit le Rhin augmenta si fort qu’inondées dans notre camp, les trois brigades furent obligées de se porter sur la chaussée de Drusenheim à Offendorf. Le Rhin continuant à augmenter, on cantonna ces trois brigades, deux à Offendorf et la troisième avec les hussards dans un village voisin.

Le prince Charles, dont l’armée étoit forte de 70.000 hommes (la nôtre en ayant quarante seulement à cause des garnisons de Landau, Fort-Louis et Strasbourg), ne voulut pourtant pas nous attaquer ; il manœuvra et, nous tournant par notre gauche, il se porta au camp dit des Choux, que le maréchal de Turenne avoit rendu si recommandable, ce qui força le maréchal de Coigny à venir camper à Strasbourg.

Le prince Charles marcha sur Saverne, s’en empara et y campa. L’armée du Roi fut obligée de passer le canal qui vient de Saverne à Strasbourg, sa droite à proximité de cette ville et sa gauche à Molsheim. Notre communication avec Strasbourg fut toujours libre et dans ce camp nous attendions le secours qui nous venoit de Flandre. Le roi Louis XV en étoit le conducteur mais une maladie [8-15 août], dont il faillit mourir l’arrêta à Metz, où il fut plusieurs jours sur le bord du tombeau ; à cette époque Louis le Bien-Aimé étoit pleuré de tous ses sujets ; le Ciel, touché de leur douleur, le leur rendit par une heureuse convalescence (4).

Le maréchal de Noailles avait été chargé de la conduite des troupes tirées de l’armée de Flandre pour venir au secours de celle d’Alsace. A peine étoit-il à portée de nous joindre, que nous fûmes instruits que, sur les progrès apparents du prince Charles, le roi de Prusse, Frédéric II, qui en craignoit les suites, avoit marché à Prague et s’en étoit emparé, et signifioit à l’Impératrice-Reine qu’il suivroit ses conquêtes si elle ne rappeloit l’armée aux ordres du prince Charles qui avoit pénétré en Alsace. Cette reine fit passer ses ordres au prince Charles et celui-ci ne fut plus occupé que d’évacuer l’Alsace et de repasser le Rhin [10 août] ; il se pressa avant que le secours qui nous venoit pût nous joindre.

Le maréchal de Noailles arrive à Molsheim avec une partie de ce secours, le reste devant y arriver les deux jours suivants. Étant l’ancien du maréchal de Coigny, il prend le commandement de l’armée, ordonne que le lendemain elle passera le canal [de Molsheim] pour marcher, suivre les ennemis et tâcher de les joindre et de les attaquer, s’il est possible, avec avantage. En deux marches l’armée se rend près de Haguenau, où elle séjourne un jour, pour que toutes les troupes venant de Flandre puissent s’y réunir. Le maréchal donne ses ordres pour la marche du lendemain ; elle s’exécute sur six colonnes, l’artillerie disposée comme pour le combat, les gros équipages sont restés sous le canon de Strasbourg et les menus suivent les colonnes dont ils sont dépendants. L’armée, dans cet ordre, traverse la forêt de Haguenau. Les têtes des premières colonnes arrivées attendent que les autres le soient, pour toutes ensemble déboucher dans la plaine qui est au nord de cette forêt. Les ordres sont si bien donnés et exécutés que toutes les colonnes débouchent vers les huit heures du matin. Au même instant les têtes desdites colonnes, arrivées à un certain point de cette plaine, y font halte et de suite l’armée se forme en bataille sur deux lignes, ce qui s’exécute dans l’ordre le plus exact. Ce déploiement fut un des plus beaux qu’on eût vus jusqu’alors ; l’armée étoit de 60.000 hommes bien effectifs, où tout désiroit de combattre et punir l’Autrichien de son audace d’avoir porté la guerre dans une province françoise. Tous les cœurs formoient ce désir et jamais armée ne donna à son général par son vœu unanime plus d’espoir d’une victoire assurée.

A l’extrémité de la plaine et à proximité de plusieurs bouquets de bois et pays couvert, nous découvrions plusieurs troupes tant de pied que de cheval, toutes dans une parfaite inaction, et l’incertitude étoit grande pour notre général de savoir si toute l’armée ennemie n’étoit pas derrière ; ce qui nous fit rester en panne jusqu’à onze heures, où l’armée rompit à droite et marcha vers le Fort-Louis. Laissant cette place, on marcha sur Richevaux. Les ennemis en étoient maîtres, ainsi que de deux autres villages ; ils mirent le feu à ces trois villages et les nouvelles que reçut le maréchal confirmèrent absolument que l’armée du prince Charles repassoit le Rhin. Il ne fut donc plus question que de tâcher de joindre leur arrière-garde ; le soleil étoit à la fin de sa course et, la nuit arrivée en peu d’instants, nous marchâmes à la clarté de l’embrasement de ces malheureux villages.

Vers les dix heures du soir, nous arrivâmes à la proximité d’un ruisseau très marécageux sur lequel étoit un pont que les ennemis avoient détruit ; faute de temps ils en avoient laissé les poutres qui soutenoient les poutrelles et les planches, et s’étoient embusqués de l’autre côté, dans des taillis et broussailles. Vers la nuit, il avoit été placé à la tête de notre colonne six compagnies de grenadiers et six piquets pour en faire l’avant-garde, de manière que, lorsque cette première troupe approcha du ruisseau et du pont, où naturellement le chemin conduisoit, les ennemis firent grand feu sur elle ; la nuit contribua d’abord à y mettre de l’étonnement, ce qui ne les empêcha pas de se porter en avant, de se mettre en bataille et de faire feu à leur tour. M. de Tourant (5), capitaine de grenadiers de Picardie, qui faisoit la tête de ces douze troupes, se porte au pont avec sa compagnie ; il le voit détruit et qu’il n’en existe que les grosses poutres ; il se hasarde avec sa compagnie à défiler dessus ; il avertit les autres compagnies pour qu’elles aient à le suivre, ce que chacune d’elles se met en devoir d’exécuter. Du moment qu’il se voit une centaine de grenadiers avec lui, il charge les ennemis pour. les joindre à la baïonnette et, avec des cris de " Tuez, tuez ", il en baïonnette quelques-uns et les autres fuient. Là se termina toute l’opération. La nuit étoit très obscure, les terrains à parcourir très couverts et marécageux et les troupes fatiguées : ces raisons déterminèrent à s’arrêter. et à attendre le jour. A cette fusillade notre perte en tués et blessés fut de cent hommes ; les ennemis laissèrent quarante morts et vingt prisonniers, tous blessés de coups de baïonnette.

Dans cette aventure nocturne, il arriva deux événements singuliers : MM. les maréchaux de Noailles et de Coigny et toute la troupe dorée des officiers généraux et de ceux de l’État major, les valets et chevaux de suite marchoient sur la chaussée à gauche de la première colonne d’infanterie et à droite de la seconde. Au moment où les ennemis commencèrent à tirer, les balles venant frapper vers la troupe dorée, nombre de valets qui se trouvoient en avant de leurs maîtres prirent l’épouvante et, tournant bride, vinrent dans les ténèbres se choquer sur leurs maîtres, dont quelques-uns furent culbutés à droite et à gauche dans les fossés de la chaussée ; la plupart des valets abandonnèrent les chevaux de suite qu’ils tenoient en main ; il y eut grand nombre de porte-manteaux volés et de perruques perdues dans la chute de plusieurs officiers généraux ; aussi donna-t-on trois noms à cet événement : affaire des perruques, affaire des porte-manteaux et affaire de Richevaux, son véritable nom.

Le second événement, tout aussi singulier, mais plus heureux et qui n’eut pas de suite fâcheuse, fut celui arrivé à la brigade des Gardes Françoises, qui étoit disposée comme les autres colonnes, par bataillon de front, le premier bataillon de ce régiment faisant le premier échelon, le second le suivant dans le même ordre à une distance de quatre-vingts pas. Les soldats de ce second bataillon, au sifflement des balles qui leur passoient sur la tête lorsque les ennemis, de leurs broussailles, commencèrent à tirer, oubliant, ou tout comme, que leur premier bataillon marchoit devant eux, firent une salve de tout leur feu sur le premier bataillon, qui eut la fortune de n’avoir de cette bêtise qu’un seul soldat blessé dans le dos. Les officiers et bas-officiers heureusement arrêtèrent le feu et cette colonne comme les autres eut ordre de faire halte. Toute l’armée passa le reste de la nuit au bivac dans la position où elle se trouvoit. Le lendemain, on fut informé que ce qui avoit occasionné le brouart (6) de la nuit étoit un corps de 3.000 grenadiers, chargé de l’arrière-garde, lequel, par une marche vive, gagna son pont et le passa.

Les détachements de cavalerie qui arrivèrent les premiers virent replier leur pont. Cette retraite sans événement fâcheux fit autant d’honneur au prince Charles que lui en avoit fait le passage du Rhin. Son armée en sûreté, il la fit défiler dès le lendemain pour la porter en Bohème.

Le maréchal de Noailles mit à sa suite toutes les compagnies de grenadiers de l’armée, un corps de cavalerie de dragons et de hussards. Cette suite, trop faible, ne put rien entreprendre ; après quelques jours, ce corps, qui avoit passé le Rhin au Fort-Louis, dirigea sa marche vers Constance et de là se rendit en Brisgau, où toute l’armée, qui passa le Rhin au Fort-Louis, se porta aussi.

Fribourg, ville importante par ses fortifications et surtout par celles de ses châteaux, fut investi ['18 septembre]. L’on s’occupa pendant quinze jours à tirer de Strasbourg artillerie, munitions de guerre et tous autres agrès nécessaires pour un siège de cette importance. Fribourg avoit pour sa défense 10.000 hommes que le prince Charles y avoit jetés en se retirant, tout en bonnes et vieilles troupes.

Le Roi, convalescent, quitta Metz et arriva à Fribourg. L’on travailla à en commencer le siège ; on fit la première parallèle et le Roi arriva à l’armée avant sa perfection. Cette première parallèle faite, il fut construit un canal, en avant d’elle, dans lequel on fit passer la rivière dont le lit naturel étoit au pied du glacis ; la rivière détournée, on fit de l’autre coté une seconde parallèle ; un pont seulement fut disposé sur le canal pour la communication. Cette seconde parallèle faite, on travailla aux ouvrages qui devoient nous porter au bord de la rivière. A la seconde parallèle on avoit établi des batteries pour cent pièces de canon et trente mortiers, dont le feu continuel incommodoit beaucoup les ennemis, et, au jour marqué, les eaux de la rivière furent mises dans le canal ; il fut fait une digue très forte pour fermer le lit naturel de la rivière et contenir le cours de ses eaux dans le canal.

Les fatigues de ce siège furent pénibles, tant pour le service du camp que pour celui de la tranchée, vu le nombre des officiers malades qui n’en pouvoient faire. Il en résulta pour les officiers du régiment de Picardie que, pour les détachements de travailleurs, ils y marchèrent chacun vingt-une fois, mais les lieutenants seulement, vu qu’il en étoit fourni deux pour un capitaine. Le régiment y fut de tour, comme tous ceux de l’armée, neuf fois. L’on y étoit si habitué au mal-être, à la peine et aux dangers d’un siège si conséquent (qui coûta à l’armée 7.000 hommes tués ou morts de maladie), si ennuyé du mauvais temps, que la vie n’étoit plus comptée pour rien et que tout le feu qui partoit de la place étoit méprisé par tous les régiments. Pas un d’eux, pour aller prendre poste dans la tranchée pleine d’eau et de boue, ne vouloit se couvrir des parallèles et boyaux tortueux pour arriver au lieu où ils devoient relever les régiments qui la quittoient. Les uns et les autres passoient à travers les campagnes ; il en coûtoit toujours quelques hommes que la prudence et l’ordre eussent dû faire ménager.

Tel est le fruit des sièges ; les troupes s’y habituent si fort à l’effet et au bruit d’une artillerie immense, qu’elle ne fait plus d’impression, qu’on la méprise et que le courage s’en augmente. En effet, comment ne pas habituer ses oreilles et son cœur au tintamarre de trois cents pièces d’artillerie de part ou d’autre, au sifflement des boulets, au fracas des bombes, au miaulement des balles, dont l’effet est multiplié à l’infini, à celui des pierriers qui lancent sur les assaillants une pluie de pierres, de grenades et de pots à feu qui la nuit font une continuité de jour et procurent aux assiégés de porter des coups plus dangereux et plus sûrs.

Ce siège fut mémorable par tous les actes d’intrépidité qui y furent prodigués. La ville eût été prise d’assaut, sans la prudence de Louis XV, dont la généreuse bonté voulut sauver cette ville de toutes les horreurs que le soldat se croit permises, dans la tentative que l’on en fit en attaquant le bastion et la demi-lune avec une brèche praticable ; l’un et l’autre furent enlevés et les ennemis chassés. Le Roi avoit donné l’ordre précis que l’on s’établît seulement sur la brèche ; quinze compagnies de grenadiers seules attaquèrent le bastion et sept la demi-lune ; on ne mit que ce nombre pour éviter l’inconvénient de trop bien réussir. Les ennemis avoient fait une coupure à la gorge du bastion, d’une fortification très respectable, mais, au moment de l’attaque, les troupes qui devoient défendre la brèche furent prises d’une grande épouvante qu’elles communiquèrent en fuyant à celles de la fortification faite avec tant de soin ; tout fut abandonné et les ennemis se retirèrent au château.

Le général Daumitz, commandant de la place, qui s’aperçut au jour du peu de troupes qui étoient sur la brèche, la fit de suite attaquer et nos grenadiers en furent chassés, puis ce général fit couler sur. la brèche une infinité de poutres pour en rendre l’accès difficile. Toute la journée suivante, notre artillerie tira dessus pour les briser.

Daumitz, craignant un second assaut qui eût été le bon, fit battre la chamade et le drapeau blanc fut placé sur la brèche. La capitulation dressée, les ennemis évacuèrent la place et se retirèrent dans les trois châteaux. Le courrier qu’ils avoient envoyé Vienne étant de retour, ils sortirent avec les honneurs de la guerre et se retirèrent en Allemagne...

L’auteur discute la conduite du général Daumitz et exprime l’avis qu’il aurait pu faire une plus belle défense.

Le siège fut de quarante-sept jours de tranchée ouverte. Après l’évacuation des châteaux, l’armée prit ses quartiers d’hiver, dont elle avoit grand besoin. Le régiment de Picardie fut en Souabe, où il fut parfaitement établi, et pendant l’hiver on fit sauter toutes les fortifications de Fribourg et des châteaux...

L’auteur consigne en deux pages les enseignements qu’il tira de ce siège.

Les pertes du régiment de Picardie pendant ce siège furent : le lieutenant-colonel tué, deux capitaines tués et sept blessés, trois lieutenants ou sous-lieutenants tués, neuf blessés ; et, en soldats, cinq cents morts ou blessés. Il y eut beaucoup de malades, dont cinquante périrent. Le régiment étoit composé à cette époque de 1.900 hommes (7).

 

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Note 01 : François de Franquetot, marquis puis duc de Coigny, maréchal de France, né en 1670, mort en 1759.

Note 02 : Jean-Daniel Mentzel, né à Leipzig en 1698, avait d’abord servi en Russie.

Note 03 : Le manuscrit porte Forez par une erreur évidente de l’auteur, car, cette époque, ce régiment se trouvait en Flandre sous les ordres du comte de Matignon, tandis que Bigorre était à l’armée de Coigny et était commandé par Louis-Charles-Alexandre, chevalier de Maupeou.

Note 04 : On sait que Louis XV faillit mourir à Metz d’une violente attaque de fièvre et que cette maladie fut l’occasion d’une extraordinaire manifestation de l’amour que la France entière portait à son souverain, ainsi que de la disgrâce momentanée de la duchesse de Châteauroux.

Note 05 : N. de Tourant, capitaine au régiment de Picardie en 1728, major en 1747, chevalier de Saint-Louis.

Note 06 : Peut-être brouillas, branle-bas, confusion, ou brouhaha.

Note 07 : Le siège de Fribourg fut une faute : les forces qu’il immobilisa eussent été bien mieux employées à poursuivre le prince Charles par une opération combinée avec le roi de Prusse.

 

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