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Source :
SHAT - A4, 29, pièce ??.

 

Lettre que S.M. le Roi de Prusse a écrit à son lieutenant général le baron de la Motte-Fouquet avec ses réflexions sur la tactique sur quelques parties de la guerre.

 

Breslau ce 25 décembre 1758

 

Je vous envoie, mon cher ami, l’obole de la veuve. Recevez-le d’aussi bon coeur que je vous l’ai destiné. Ce sera un petit secours dont vous pourriez avoir besoin dans ce temps calamiteux. Je vous envoie en même temps quelques réflexions qui sont les fruits que j’ai recueillis de ma dernière campagne. Selon les apparences nos quartiers d’hiver seront tranquilles. L’ennemi ne fait aucune démonstration de vouloir nous troubler. Je ne crois pas qu’il en sera de même du Prince Ferdinand ; mais laissons l’avenir sous le voile où la providence a voulu le cacher, et pour parler du présent, soyez persuadé de l’amitié et de l’estime que je vous conserverai jusqu’à la fin de mes jours. Adieu

Frédéric.

 

Réflexions sur quelques changements dans la façon de faire la guerre.

Qu’importe de vivre, si on ne fait que végéter, qu’importe de vivre si ce n’est que pour entasser des faits dans sa mémoire, qu’importe en un mot l’expérience si elle n’est digérée par la réflexion. Vegèce dit que la guerre est une étude de la paix, un exercice, et il a raison. La pensée seule, ou pour mieux m’expliquer, la faculté de combiner les idées est ce qui distingue les hommes des bêtes de somme. Un mulet qui aurait fait dix campagnes sous le Prince Eugène n’en serait pas meilleur tacticien, et il faut avouer, à la honte de l’humanité, que, sur l’article de cette paresseuse stupidité, beaucoup de vieux officiers ne valent pas mieux que ce mulet. Suivre la routine du service, s’occuper de sa pâture et de son couvert, manger quand on mange, se battre quand tout le monde se bat, voilà ce qui pour le plus grand nombre s’appelle avoir fait la campagne et être blanchi sous le harnais. De là vient ce nombre de militaires rouillés dans la médiocrité, et qui ne connaissent ni ne s’embarrassent des causes de leurs triomphes ou de leurs défaites. Ces causes sont cependant très vieilles. Ce sévère critique, le judicieux et rigide Feucquières, nous a montré, par ses censures qu’il a faites des militaires de son temps, la route que nous devons tenir pour nous éclairer. Depuis son siècle, la guerre s’est raffinée. Des usages nouveaux et meurtriers l’ont rendu plus difficile. Il est juste de la détailler, afin qu’ayant bien examiné ce système de nos ennemis et les difficultés qu’ils nous présentent, nous choisissions des moyens propres pour les surmonter ; je ne vous entretiens pas des projets de nos ennemis fondés sur le nombre et la puissance de leurs alliés, dont la multitude devrait écraser non seulement la Prusse, mais tout Prince qui voudrait lui résister. Il n’est pas besoin de vous faire remarquer la manière qu’ils ont adoptée généralement d’attirer par diversion nos forces d’un coté pour frapper un grand coup à l’endroit où ils sont sans trouver aucune résistance et de se tenir sur la défensive vis-à-vis d’un corps assez fort pour leur tenir tête et d’employer la vigueur contre celui que sa faiblesse oblige de céder.

Je ne vous rappellerai point non plus la méthode dont je me suis servi pour me soutenir contre ces colosses qui menaçaient de m’accabler. Cette méthode qui ne s’est trouvée bonne que par les fautes de mes ennemis, par leur lenteur qui a secondé mon activité, par leur indolence à ne jamais profiter de l’occasion, ne se doit point proposer pour modèle. La loi impérieuse de la nécessité, m’a obligé à beaucoup donner au hasard. La conduite d’un pilote qui se livre aux caprices du vent, plus qu’aux indications de sa boussole, ne peut jamais servir de règle, et il est question de se faire une juste idée du système que les Autrichiens suivent dans cette guerre. Je m’attache à eux, comme a ceux de nos ennemis qui ont mis plus d’art, et de perfection dans ce métier. Je passe sous silence les Français, quoiqu’ils soient avisés et entendus, parce que leur inconséquence et leur esprit de légèreté renverse d’un jour à l’autre ce que leur habileté pouvait leur procurer d’avantage. Pour les Russes, aussi féroces qu’ineptes, ils ne méritent pas qu’on les nomme.

Les changements principaux que je remarque dans la conduite des généraux autrichiens dans cette guerre, consiste dans leurs campements, dans leurs marches et dans cette prodigieuse artillerie qui, exécutée sans être soutenue d’une armée, serait presque suffisante pour détruire une armée qui viendrait l’attaquer. L’on a pris de bons camps dans les anciennes guerres, témoins ceux de Fribourg et de Nordlingen de M. de Mercy, témoin un camp que prit le prince Eugène si je ne me trompe, sur l’Adige ou au Tessin, où il arrêta l’armée française commandée par M. de Villeroy, témoin le fameux camp de Heilbrün, celui de Sirck en Lorraine, et d’autres que je n’ai pas besoin de citer, mais que l’on voit si jamais généraux ont formé une ordonnance aussi formidable que les Autrichiens le font à présent. Où a-t-on vu 400 canons rangés sur des hauteurs, avec l’avantage d’atteindre de loin, et de pouvoir fournir en même temps un feu rasant. Un camp autrichien forme un front redoutable, et son derrière est rempli d’embuscade. A la vérité, la grande supériorité de monde qui leur permet de se mettre sur plusieurs lignes sans craindre d’être débordés leur donne la facilité de fournir à tout, les troupes ne leur manquant pas.

Si nous descendons ensuite dans un plus grand détail, vous trouverez que les principes sur lesquels les généraux autrichiens font la guerre sont une suite d’une longue méditation, beaucoup d’art dans leur tactique, une circonspection extrême dans le choix de leurs camps, une grande connaissance du terrain, des dispositions soutenues et une sagesse à ne rien entreprendre qu’avec une certitude aussi grande de réussir que la guerre permet de l’avoir, et ne jamais se laisser forcer à se battre malgré soi. Voilà la première maxime de tout général, et dont leur système est une suite de la recherche des camps forts, des hauteurs, des montagnes. Les Autrichiens n’ont rien qui leur soit particulier dans le choix des postes, sinon qu’on ne les trouve presque jamais dans une mauvaise situation et qu’ils ont une attention essentielle à se placer sans cesse dans des terrains inattaquables. Leurs flancs sont constamment appuyés à des ravins, des précipices, des marais, des rivières ou des villes, mais où ils se distinguent le plus des anciens, c’est dans l’ordonnance qu’ils donnent à leurs troupes pour tirer parti de tous les avantages du terrain. Ils ont soin de placer chaque troupe dans le lieu qui lui est propre. Ils ajoutent la ruse à tout l’art, et vous présentent souvent des corps de cavalerie pour séduire le général qui leur est opposé à faire des fausses dispositions. Je me fuis cependant aperçu dans plus d’une occasion, que toutes les fois qu’ils rangent leur cavalerie en ligne contiguë, ce n’est pas leur intention de la faire combattre, et qu’ils ne s’en veulent servir effectivement que lorsqu’ils la forment en échiquier : remarquez encore, s’il vous plaît, que si vous faites charger cette cavalerie au commencement de l’action, la vôtre, qui la battra sûrement, donnera, pour peu qu’elle la poursuive, dans une embuscade d’infanterie où elle sera détruite, et il s’ensuit qu’en attaquant cet ennemi dans un poste, il faut refuser sa cavalerie du commencement de l’action, s’il se peut même la tenir hors du feu, pour l’employer dans des occasions soit à réparer le combat, soit à profiter de la poursuite. L’armée autrichienne a, pendant cette guerre, été rangée sur trois lignes soutenue de cette prodigieuse artillerie. Leur première ligne se forme au pied des collines, où le terrain est moins âpre et descend en douce pente en forme de glacis, du côté d’où l’ennemi peut venir. Cette méthode est sage, c’est le fruit de l’expérience, qui montre qu’un feu rasant, est plus formidable qu’un feu plongeant, de plus le soldat sur la crête du glacis a tout l’avantage de la hauteur, sans en éprouver les inconvénients, et l’attaquant est découvert et ne peut lui nuire par son feu au lieu qu’il peut le détruire avant que l’autre puisse l’approcher. De plus si cette infanterie force celle qui l’attaque de céder, elle peut profiter de son avantage, le terrain s’y prête et la seconde, au lieu que si elle se trouvait sur un terrain trop élevé ou trop escarpé elle n’oserait en descendre, crainte de se rompre, et le feu qu’elle ferait de cette hauteur n’atteindrait pas l’attaquant partout. En marchant avec vigilance, il se trouverait bientôt sous son canon et ses petites armes, de forte que les Autrichiens conservent cette position d’amphithéâtre a leur seconde ligne entrelacée de canon comme la première. Cette seconde ligne renferme quelques corps de cavalerie qui est destinée à soutenir la première. Si l’ennemi qui attaque plie, la cavalerie est à portée de le charger. Si sa première ligne plie, l’ennemi qui avance trouve, après un rude combat d'infanterie, un poste terrible qu'il faut attaquer de nouveau. Il est dérangé par les charges précédentes et obligé de marcher à des gens frais, bien rangés et secondés par le fort du terrain. La troisième ligne qui leur sert en même temps de réserve est destinée à renforcer l'endroit de leur poste où l'appuyant se propose de pénétrer. Leurs flancs sont garnis de canons comme une citadelle. Ils profitent de tous les petits saillants du terrain pour y mettre des pièces qui tirent en écharpe afin d'avoir d'autant plus de feux croisés, de sorte que de donner l'assaut à une place dont les défenses ne sont pas ruinées ou d'attaquer une armée qui s'est ainsi préparée dans son terrain est la même chose. Non content de tant de précautions, les Autrichiens tachent encore de couvrir leur front par des marais, des chemins creux profonds et impraticables, des ruisseaux, en un mot des défilés, et, ne se fiant pas aux appuis qu'ils ont donnés à leurs flancs, ils ont des gros détachements sur leur droite et sur leur gauche qu'ils font camper à deux mille pas de leurs ailes ou environ, dans des lieux inabordables qui sont prêts, pour observer l'ennemi, et s'il venait attaquer inconsidérément, la grande armée pourrait lui tomber à dos et en flanc et déranger ses mesures de manière a l'obliger, peut-être, après un premier effort infructueux, à se retirer. Comment engager une affaire, dira-t-on, avec des gens si bien préparés ? Serait ce donc que ces troupes si souvent battues, seraient devenues invincibles ? Assurément, c'est de quoi je ne conviendrai jamais. Je ne conseille donc à personne de prendre une résolution précipitée, et d'aller insulter une armée qui s'est pourvue de si grands avantages. Mais comme il est impossible à la longue pendant la durée d'une campagne, que tous les terrains se trouvent également avantageux, que ceux qui ont l'intendance de poster des troupes ne commettent pas quelques fautes, j'approuve fort que l'on profite des occasions sans avoir égard au nombre, pourvu qu'on ait un peu au-delà de la moitié du nombre de ce qu'a l'ennemi. Les fautes de l'ennemi, dont on peut profiter, sont lorsqu'il laisse quelques hauteurs devant ou à coté de son camp, s'il place sa cavalerie dans sa première ligne, si son flanc ne se trouve pas bien appuyé ou qu'il détache loin de l'armée un de ces corps qui veille sur son aile, si les hauteurs où il est ne sont guère considérables, surtout si aucun défilé n'empêche d'aller à lui. Je proposerai dans ce cas, de se saisir incontinent de ces hauteurs, et d'y placer autant de canons qu'elles peuvent contenir. J'ai vu dans plus d'une occasion que les Autrichiens, tant cavalerie qu'infanterie, ne résistent point à l'artillerie, mais il faut ou des hauteurs ou une plaine pour vous en servir. Les bouches à feu et les petites armes ne font point d'effet du bas en haut. Attaquer l'ennemi sans les avantages du feu, c'est se vouloir battre contre les armes avec des bâtons blancs, et cela est impossible. Je reviens à l'attaque. Je conseille qu'on se propose un point pour faire un puissant effort de ce coté, que l'on forme plusieurs lignes pour soutenir, étant probable que vos premières troupes seront repoussées. Je déconseille les attaques générales, parce qu'elles sont trop risqueuses, et qu'en n'engageant qu'une aile, ou une section de l'armée, en cas de malheur, vous gardez le gros pour couvrir votre retraite, et vous ne pourrez jamais être totalement battu. Considérez encore, qu'en ne vous attachant qu'à une partie de l'armée de l'ennemi, vous ne pourrez jamais perdre autant de monde qu'en rendant l'affaire générale, et que si vous réussissez, vous pouvez détruire également votre ennemi, s'il ne se trouve pas avoir un défilé trop près du champ de bataille, ou quelques corps de son armée qui puisse protéger sa retraite. Il me parait encore que vous pouvez employer la partie de vos troupes, que vous refusez à l'ennemi, à en faire ostentation, en la montrant sans cesse vis-à-vis de lui dans un terrain qu'il n'osera pas quitter pour fortifier celui où vous faites votre effort, ce qui est de lui rendre inutile pendant le combat cette partie de l'armée que vous contenez. Si vous avez des troupes suffisantes il arrivera peut être que l'ennemi s'affaiblira d'un coté, pour accourir au secours d'un autre. Voilà de quoi vous pouvez profiter encore, si vous vous apercevez à temps de ces mouvements. D'ailleurs il faut imiter sans doute ce qu'on trouve de bon dans la méthode des ennemis. Les Romains, en s'appropriant les armes avantageuses des nations contre lesquelles ils avaient combattu, rendirent leurs troupes invincibles. On doit certainement adopter la façon des Autrichiens, se contenter en tout cas d'un front plus étroit pour gagner sur la profondeur, et prendre un grand soin de bien placer et d'assurer ses ailes.

Il faut se conformer au système de nombreuse artillerie, quelque embarrassant qu'il soit. J'ai fait augmenter considérablement la nôtre, qui pourra subvenir au défaut de notre infanterie qui ne peut qu'empirer à mesure que la guerre devient plus longue et plus meurtrière. Ainsi prendre des mesures avec plus de justesse et d'attention qu'on ne l'a fait autrefois, c'est se conformer à cet ancien principe de l'art de ne jamais être obligé de combattre malgré soi.

Tant de difficulté pour attaquer l'ennemi dans son poste fait naître l'idée de l'attaquer en marche, de profiter des ses décampements et d'engager des affaires d'arrière-garde, à l'exemple de celle de Lens ou celle de Seneff, mais c'est à quoi les Autrichiens ont également pourvu, en ne faisant la guerre que dans les pays coupés ou fourrés, et en se préparant d'avance des chemins, soit à travers des forêts ou des terrains marécageux ou suivant la route des vallées derrière les montagnes qu'ils ont l'attention de faire garnir d'avance par des détachements. Le nombre des troupes légères va se porter dans les bois, sur les cimes des monts, couvre leur marche, masque leurs mouvements, et leur procure une entière sûreté jusqu'à ce qu'ils ont atteint un autre camp fort, où l'on ne peut, sans être inconsidéré, les entamer.

Je dois, à cette occasion, vous faire remarquer qu'un des moyens dont nos ennemis se servent, est de reconnaître les terrains d'avance qu'ils veulent occuper par des ingénieurs de campagne, qui les lèvent et les examinent, et que ce n'est qu'après une mûre délibération que les terrains sont choisis, et que leur défense est réglée. Les détachements des Autrichiens sont forts, et ils en font beaucoup. Les plus faibles ne sont pas au-dessous de 3000 hommes. Je leur en ai compté quelquefois cinq ou six qui se trouvaient en même temps en campagne. Le nombre de leurs troupes hongroises est assez considérable, que si elles se trouvaient rassemblées, elles pourraient faire un gros corps d'armée, de sorte que vous avez deux sortes d'armée à combattre, la pesante et la légère. Les officiers qu'ils emploient pour leur confier ces détachements sont habiles, souvent près de nos armées, cependant avec l'utile circonspection de se mettre sur les cimes des montagnes, dans des forêts épaisses, ou derrière de doubles ou triples défilés. De cette espèce de repaire, ils envoient des partis qui agissent selon les occasions, et les corps ne se montrent pas à moins que de pouvoir tenter quelques coups. La force de ces détachements leur permet de s'approcher de près de nos armées, de les entourer même, et il est très fâcheux de manquer du nombre égal de cette espèce de troupes. Nos bataillons francs des déserteurs, mal composés et faibles n'osent souvent se montrer devant eux. Nos généraux n'osent pas les aventurer en avant sans risquer de les perdre, ce qui donne les moyens à l'ennemi d'approcher de nos camps, de nous inquiéter et de nous alarmer nuit et jour. Nos officiers s'accoutument à la fin à ces échauffourées, elles leur donnent lieu de les mépriser, et malheureusement ils en contractent l'habitude d'une sécurité qui nous est devenue funeste à Hochkich, où beaucoup prirent pour l'escarmouche de troupes légères l'attaque qu'à notre droite les Autrichiens firent avec toute l'armée. Je crois cependant, pour ne vous rien cacher, que M. Daun pourrait se servir mieux qu'il ne le fait, de son armée hongroise. Elle ne nous cause pas le mal qu'elle pourrait. Pourquoi ces généraux détachés n'ont ils point essayé d'emporter de mauvaises villes où nous avions nos dépôts de vivres ? Pourquoi n'ont ils pas dans toutes les occasions, entrepris d'intercepter nos convois ? Pourquoi, au lieu d'alarmer nos camps de nuit et par de faibles détachements, n'ont ils pas essayé de l'attaquer en force et de prendre à dos notre seconde ligne, ce qui les aurait mené à des objets bien autrement importants et décisifs pour le succès de la guerre ? Sans doute qu'ils manquent comme nous des officiers entreprenants, les seuls cependant qui, parmi cet ordre de gens armés et timides, méritent de parvenir au grade de généraux.

Voilà, en peu de mots, l'idée des principes sur lesquels les Autrichiens font la guerre présente. Ils l'ont beaucoup perfectionnée. Cela même n'empêche pas qu'on ne puisse reprendre sur eux une entière supériorité.

L'art dont ils se servent avec habileté pour se défendre nous fournit des moyens pour les attaquer. J'ai hasardé quelques idées sur la manière d'engager avec eux des combats. Je dois ajouter deux choses que je crois avoir omises, dont l'une est de bien appuyer le corps qui attaque, ou il risquera d'être lui même pris en flanc au lieu de prendre l'ennemi. La seconde est une grande attention que doivent avoir les chefs de troupes à ne point permettre de se débander, surtout lorsqu'ils poussent l'ennemi, d'ou il résulte qu'un faible corps de cavalerie qui tombe sur eux dans un moment de dérangement se trouve en état de les détruire. Quelques précautions que prenne un général, il reste toujours beaucoup de hasard à courir dans l'attaque de postes difficiles, et dans toutes les batailles.

La meilleure infanterie de l'univers peut être repoussée et battue dans des lieux où elle a à combattre le terrain, l'ennemi et les canons. La nôtre, à présent abâtardie par les pertes trop fréquentes, ne doit point être commises à des entreprises difficiles. Sa valeur intrinsèque n'est plus comparable à ce quelle était, et ce serait la mettre à des trop grandes épreuves que de la risquer à des attaques qui demandent une constance et une fermeté inébranlable. Le sort des états dépend souvent d'une affaire décisive. Autant on doit l'engager si l'on trouve ses avantages, autant faut-il l'éviter si le risque que l'on y court surpasse le bien qu'on en espère. Il y a plus d'un chemin à suivre qui mènent tous au même bout. On doit s'appliquer, ce semble, à détruire l'ennemi en détail. Qu'importe de quel moyen on se sert, pourvu que l'on gagne la supériorité. L'ennemi fait nombre de détachements. Les généraux qui les mènent ne font ni également prudents, ni ne sont circonspects tous les jours. Il faut se proposer de ruiner ces détachements l'un après l'autre. Il ne faut point traiter ces expéditions en bagatelles, mais y marcher en force, y donner de bon coups de collier, et traiter ces petits combats aussi sérieusement, que s'il s'y agissait d'affaire décisive. L'avantage que vous en retirez si vous réussissez deux fois à écraser deux corps séparés, sera de réduire l'ennemi sur la défensive. A force de circonspection, il se tiendra rassemblé et vous fournira peut être l'occasion d'entreprendre avec succès sur la grande armée. Il s'offre encore à l'esprit d'autres idées que celle-ci. J'ose à peine les proposer dans les conjonctures présentes, où accablé par le poids de toute l'Europe, contraint de courir la poste avec des armées pour arriver à temps, soit pour défendre une frontière, soit pour voler au secours d'une autre province, nous nous trouvons contraints à recevoir la loi de nos ennemis, au lieu de la leur donner, et à régler nos opérations sur les leurs.

Comme, cependant, les situations violentes ne sont pas de durée, et qu'un seul événement peut apporter un changement considérable dans les affaires, je crois vous devoir découvrir ma pensée sur la façon d'établir le théâtre de la guerre.

Tant que nous n'attirerons l'ennemi dans les plaines, nous ne devons pas nous flatter d'emporter sur lui des grands avantages, mais dès que nous pourrions le priver de ses montagnes, de ses forêts et des terrains coupés dont il tire une si grande utilité, ses troupes ne pourront plus résister aux nôtres. Mais où trouver ces plaines ? me direz vous ; sera-ce en Moravie ? en Bohême ? à Gorlitz ? à Zittau ? à Fryberg ? Je vous répond que non, mais que ces terrains se trouvent dans la Basse Silésie, et que l'insatiable ardeur avec laquelle la cour de Vienne désire de reconquérir ce duché, l'engagera tôt ou tard d'y envoyer ses troupes. C'est alors qu'obligés de quitter les postes, la force de leur ordonnance et l'attirail imposant de leur canon se réduira a peu de choses si leur armée entre dans la plaine au commencement d'une campagne ; leur témérité pourra entraîner leur ruine totale, et dès lors, toutes les opérations des armées prussiennes, soit en Bohême, soit en Moravie, réussiront sans peine. C'est un expédient fâcheux, me direz-vous, que celui d'attirer un ennemi dans le pays. J'en conviens. C'est l'unique, parce qu'il n'a pas plu à la nature de faire des plaines en Bohême et en Moravie mais de les charger des bois et des montagnes. Il ne nous reste qu'à choisir ce terrain avantageux sans nous embarrasser d'autre chose.

Si je loue la tactique des Autrichiens, je ne puis que les blâmer de leur projet de campagne et de leur conduite dans les grandes parties de la guerre. Il n'est pas permis avec des forces aussi supérieures, avec tant d'alliés, que cette puissance tient à sa disposition, d'en tirer un si petit avantage. Je ne saurais assez m'étonner du manque de concert dans les opérations de tant d'armées qui, si elles faisaient un effort général, écraseraient les troupes prussiennes toutes en même temps. Que de lenteur dans l'exécution de leurs projets ! combien d'occasions n'ont ils pas laissées échapper ! en un mot que de fautes énormes, auxquelles jusqu'à présent nous devons notre salut !

Voilà tous les fruits que j'ai retirés cette campagne. L'empreinte encore vive de ces images, m'a fourni lieu à faire quelques réflexions. Je croirais le temps que j'ai mis à les recueillir utilement employé, si, elles vous donnent lieu à des méditations et à la production de vos pensées qui vaudront mieux que les miennes.

A Breslau ce 21 décembre 1758
était signée
Frédéric

 

 

Réponse du lieutenant général Baron de la Motte Fouquet au Roy sur lesdites réflexions militaires.

Sire

Il est étonnant, Sire, et il parait même naturel, de voir suffire votre majesté à tant des différentes occupations d'un détail infini, aussi vous êtes l'unique dans ce monde qui puissiez y satisfaire sans contredit, celles de la guerre sont les plus pressantes et les plus nécessaires. Je vis aussi par les réflexions, que votre Majesté vient de faire dont il lui a plu de m'honorer en me les communiquant, qu'elle y a profondément médité.

Personne n'est plus capable, que vous, sire, de faire des solides réflexions, par la grande expérience que vous vous y êtes acquise ; personne n'a soutenu des guerres comparables aux vôtres. L'histoire ne présente rien de tel, et quoique dans cette dernière campagne, V. M. n’aie point fait de conquête l'activité et les fait mémorables avec lesquels vous avez conduit cette guerre, soutenu et repoussé les puissances les plus redoutables de l'Europe, vous immortaliseront a jamais, et vous donnent le rang sur tous les héros anciens et moderne, la flatterie n'est point mon caractère, le monde entier vous rend cette justice.

Il semble, sire, qu'en me communiquant vos réflexions sur la tactique et quelques parties de la guerre, V. M. approuve ou plutôt m'ordonne de lui en dire mon sentiment, ce qui est proprement, ce qui est proprement demandé la leçon à son écolier. J’obéis, sire, en me flattant même de ne courir aucun risque, puisque la sincérité de mes sentiments vous font connus, aussi bien que mon attachement pour votre service, et mon zèle pour votre auguste personne, j’espère et me flatte que si la guerre continue, V. M. n'aura plus tant d'armées ennemies sur les bras, et qu'il s'en detracquetera des parties, car si ce (???) continue sur le même pied, naturellement nous devrons succomber.

Les remarques auxquelles V. M. a donné le plus ses attentions se fondent principalement sur trois points, la manière de camper des Autrichiens, l'attaque de leur armée en marche, et leur nombreuse artillerie.

Quand au premier point qui est des camps inabordables des Autrichiens, tant sur le front que sur leur flanc, je crois qu'il ne serait propre de les imiter, que lorsqu'on aurait pour objet de leur défendre un passage ou l'entrée d'un pays, de couvrir une place, ou supposé que notre armée fut de beaucoup inférieure pour éviter le combat. Deux armées qui auraient le même but, courraient fort risque de passer une campagne a ne rien faire de formidables, ce qui ne convient pas a notre but, et qui certainement aussi n'arrivera pas car il se fera des détachements de part et d'autre qui conduiront a d'autres positions d'armées qui pourront donner occasions des combats.

Je pense, qu’un camp nous conviendrait, qui aurait ses ailes bien appuyés pour ne pouvoir être tourné, et dont le front serait uni sans avantage réel de part et d’autre ; ce qui pourrait tenter les Autrichiens de venir a nous, et nous donnerait la facilité de marcher a leur rencontre. Il ne s’agirait alors que de trouver des camps, dont les appuyés côtoieraient les ailes et les flancs.

Rien de plus solide, Sire, de mieux pensé et de plus désirable, que d’attirer les ennemis dans la plaine. Il est vrai que cela ne se peut par le sacrifice d’une grande partie des pays ; mais d’un autre coté, cela pourrait conduire au but, qu’il ne serait question alors que de bien pourvoir les frontières. Je ne fais si ma conjecture est juste, qui est qu’en examinant la conduite du général dans la dernière campagne je ne répondrai pas, que si le vieux renard conserve le commandement de l’armée, vous réussissiez à le faire sortir de ses tanières. Il semble que ce général se soit fait un système tout opposé. Les batailles de Strigau et de Leuthen, sont trop présentes a leur mémoire. Si ce projet a lieu, il nous conduira a deux choses. Nous avons prévenus nos ennemis par l’ouverture des campagnes, il faudrait en ce cas leur céder le premier pas et les marches.

Quand au second point, qui est celui d’attaquer leur armée en marche, elle est en effet, V. M. le remarque si bien conduite et masquée par le nombre de leurs troupes légères, qu’on ne doit guère s’attendre à y remporter quelqu’avantages réels. Il en est de même a l’attaque de leur postes, qui font fort et inabordables. C’est y sacrifier une infinité de monde, et le succès en est incertain. Si le poste est mauvais, ils l’abandonnent aussitôt, dont leurs généraux ont donnés devant nous différentes preuves ; nonobstant ces difficultés il serait bien fâcheux, si dans une campagne, il ne se présentait une occasion de les trouver en défaut.

L’article de l’artillerie sans doute est capital. Toute l’artillerie de Votre Majesté convient des points suivants, que l’artillerie des Autrichiens est beaucoup supérieure a la nôtre, qu’elle est mieux servie, et qu’elle atteint de plus loin par la bonté de la poudre, et la charge ordinaire qu’ils y donnent. C’est la feule et unique source, Sire, des remarques que V. M. vient de faire sur la valeur intrinsèque de notre infanterie présente. Les Romains adoptèrent les épées de bonne trempe des gaulois, et vainquirent ceux mêmes qui les avoient vaincus les premières. Suivons leur exemple comme V. M. l’a fort bien résolu, opposez canons a canons avec la proposition des artilleurs, et vous ferez Sire, de votre armée autant de bataillons sacrés des Thébains. Il n’y a que cette supériorité de l’artillerie, dont ils ont sentis les effets qui a ralenti un peu leur ardeur naturelle.

Je suis Sire, de votre majesté le très humble et très obéissant soumis serviteur

Fouquet

Leobeschitz, ce 2 janvier 1759.

 

 

Réponse de M. de Fouquet au Roy au sujet de l’obole de Veuve

Sire !

Souvenez vous Sire, de vos bienfaits, et pensez que vous m’avez enrichi au-delà de ce que je n’ai jamais désiré d’être. Pour comble de grâce, vous venez encore de me faire un présent de 2000 écus. Sire ! je vous en rend mes très humbles actions de grâce et tacherai d’en faire le meilleur usage pour votre service. Je juge pour le trait de générosité de V. M. que ses trésors sont inépuisables, tant mieux. Je vous en félicite et suis

de Votre Majesté

le très humble et très obéissant soumis serviteur
Fouquet

Leobeschitz

 

 

Réponse du Roy à Monsieur de Fouquet.

Je ne suis pas aussi riche que vous le pensez, mon cher ami, mais a force d’industrie et de ressource, j’ai trouvé mes fonds pour la campagne de manière que tout sera exactement payé entre ci et la fin de février. J’ai partagé avec vous et un couple d’amis, ce qui restait d’argent à ma disposition. Ainsi vous me devez plutôt comparer au pauvre Iras, qu’à l’opulent Crésus. Je vous remercie de ce que m’écrivez au sujet des réflexions militaires que je vous ai envoyé. Je pense comme vous, mais il ne faut point sonnes le mot de (illisible). Les turcs resurïent (renaissent ?),. ils ne resteront pas le printemps les bras croisés. Le Roi d’Espagne est nouveau ; voilà qui donnera de l’ouvrage à ces lâches conjurés qui travaillent à ma ruine . Si les gens qui ne portent point des chapeaux, se tournent vers ses barbares, toutes cette horde disparaîtra, et la Suède quittera la partie par conséquent. S’ils tournent vers les insolents voisins, ils ne pourront point s’opposer vigoureusement à moi et aux cirionnees (?) le même tend, et si pardessus tout cela le Roi d’Espagne vient à mourir, voilà une guerre, qui s’allumera aussitôt en Italie, et nos fols étourdis compatriotes qui seront obligés de se brouiller avec les insolents et fiers tyrans de l’Allemagne. Tout cela empêche à présent de former un plan d’opération. Il faut que le temps nous révèle ce qui doit arriver, que l’on voit les mesures que prendront nos ennemis, alors on pourra se déterminer, sur ce qu’il sera convenable de faire. Adieu mon cher ami. Je vous souhaite santé et prospérité pour la nouvelle année. Je vous embrasse de tout mon coeur en vous assurant de ma tendresse et de mon estime, qui ne finiront qu’avec ma vie.

Breslau, ce 9 janvier 1759

Frédéric

A mon lieutenant général baron de la Motte Fouquet.

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