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CAMPAGNE DE 1761
Le 4 de mars, je quittai le Vivarois et mes parents, et m’acheminai pour joindre le régiment de Picardie, où j’arrivai et le trouvai à Fulda dans les premiers jours d’avril.
Cet hiver fut rigoureux et pénible pour toutes les troupes des deux armées, les opérations méditées du prince Ferdinand en ayant fait une campagne d’hiver et forcé, vers la fin de février, l’armée françoise à la levée et abandon de tous ses quartiers.
Le projet de ce prince étoit de prendre Cassel, où commandoit le comte de Broglie. Je ne parlerai pas du siège qu’il en fit et de la résistance opiniâtre qu’il y trouva de la part du chef de la garnison, ni de tous les valeureux faits d’armes qui s’y passèrent, n’y étant pas, lesquels donnèrent le temps à M. le maréchal duc de Broglie de rassembler son armée toute éparse, ni de la brillante action de M. le comte de Narbonne (01), colonel d’un régiment de grenadiers royaux, avec lui 300 ou 400 hommes de piquets de différents régiments, attaqués à Fritzlar par le prince héréditaire de Brunswick, chef d’une division 8.000 à 9.000 hommes de l’armée du prince Ferdinand : ce jeune prince fut repoussé à l’attaque qu’il en fit, où il laissa quatre pièces de canon [13 février].
Ce premier échec dérangea la combinaison du vaste projet du prince Ferdinand et fut un événement unique pour l’avantage de l’armée françoise. Dans la reddition de compte du maréchal duc de Broglie à la Cour, il en fit le plus grand éloge et l’y donna comme le restaurateur de l’armée du Roi. Louis XV y fut si sensible qu’il voulut qu’il fût surnommé Narbonne-Fritzlar, ce qui a eu son plein effet, l’armée se faisant un devoir, une justice et un plaisir de joindre son suffrage à celui du monarque, et la branche de cette illustre maison dans l’avenir va conserver, tant qu’il en existera, le surnom de Fritzlar. Ce comte fut, de plus, honoré du cordon de l’ordre militaire de Saint-Louis et, peu de temps après, fut fait maréchal de camp.
L’armée, revenue de sa première surprise, et tous les différents quartiers se portant à un point central que M. le Maréchal avoit indiqué pour son rassemblement, fut, en peu de temps, en état de se porter en avant et de chercher à son tour l’ennemi, devant lequel, jusque-là, elle avoit toujours fait des marches rétrogrades, et eux se flattoient de la mener ainsi jusqu’à Francfort. Et, pendant ce temps, ils étoient acharnés à faire le siège de Cassel : s’ils eussent réussi, ils jetoient le maréchal et son armée de l’autre côté du Main...
Les troupes sont instruites qu’elles marcheront le lendemain ; on se demande si c’est pour gagner Francfort et, lorsqu’elles apprennent que c’est pour se porter en avant et chercher les ennemis, le courage, jusqu’alors abattu, passe comme un éclair dans tous les coeurs. On marche aux ennemis ; ceux-ci, que la prospérité avoit suivis jusque-là, sont étonnés à leur tour de voir qu’on cesse de les éviter, mais qu’on les cherche. Tout ce qui est en avant pour nous suivre se replie sur ceux qui les suivent ; à la seconde marche on les joint, on les trouve dans l’étonnement, on les attaque, on les bat, sans presque de perte en tués ou blessés, de même que fort peu de leur part, par le peu de résistance qu’ils y mettent. On fait plus de 3.000 prisonniers, on leur prend vingt-deux drapeaux, dix-huit pièces de canon, et cette armée fuit de toute part [Grünberg, 22 mars]. Le siège de Cassel est levé et tous les projets du prince Ferdinand évanouis.
Telle fut l’époque où je trouvai l’armée. Tout y respiroit la joie de ces derniers avantages. Cette guerre d’hiver ayant retardé toute l’organisation des préparatifs pour entrer en campagne, elle ne put s’ouvrir qu’en mai.
Ce que j’avois éprouvé, la campagne précédente, de la lettre du ministre de le guerre écrite à M. de La Rochethulon et à M. de Gelb sur le compte qui avoit été rendu au Roi de leurs services, et comme quoi Sa Majesté lui avoit ordonné de leur en marquer sa satisfaction, cette lettre m’avoit absolument découragé de continuer mes services au bataillon de grenadiers et chasseurs. Je regrettois infiniment de les quitter et leur genre de service.
Ce qui acheva de me déterminer fut, premièrement la mort de M. de Gelb, officier que j’aimois et estimois autant qu’il m’étoit possible, compagnon et ami du début de mes services, avec lequel j’avois toujours été dans la plus active et vive intimité, et qui ne se seroit pas prêté longtemps, comme M. de La Rochethulon, à vouloir. rapporter à lui les services d’autrui. Quelque aimable et doué de talents militaire que fût M. de La Rochethulon, le petit brins d’encens que sa position pouvoit lui faire espérer, il vouloit en jouir seul : tels étoient son caractère et sa fausse façon de voir. M. de Gelb étoit l’opposé, ce que j’aurai l’occasion de ramener bientôt, chose que je tiens de M. le maréchal de Broglie. Ce malheureux Gelb mort, l’aide-majorité du bataillon avoit été donnée à un autre, dont les services, commencés en 1757, mettoient quatorze ans de différence de ses services aux miens et faisoient que je n’avois vécu du tout avec lui et que je n’avois l’honneur de connoître ni son cœur ni son âme.
Le second motif fut qu’instruit, comme toute l’armée, que S. A. Mgr le prince de Condé serviroit la campagne que nous allions commencer à l’armée commandée par M. le maréchal prince de Soubise, dite armée du Bas-Rhin, qui devoit commencer ses opérations par la Westphalie, ce motif, qui m’éloignoit absolument de l’espoir de servir sous les yeux de cette Altesse, me décida à demander de servir avec un corps de volontaires et d’attendre le rassemblement de l’armée pour en faire moi-même la demande à M. le maréchal duc de Broglie.
J’éloignai donc l’offre honnête et obligeante que me fit le capitaine du régiment, M. le chevalier d’Averton (02), de me remettre cette compagnie de chasseurs, à laquelle il avoit fait le service pendant tout l’hiver, lui sus un gré infini de son attention, l’en remerciai et en restai très reconnoissant, fort heureux d’avoir pu le lui marquer dans mes grades de major et de lieutenant-colonel.
Au mois de mai, le régiment reçut ses ordres pour quitter Fulda et se porter vers Cassel, où M. le maréchal avoit fixé le rassemblement de son armée, ce qui s’y exécuta. Là, l’armée rassemblée et tous les corps réunis, M. le Maréchal en fit la revue, la parcourant sur son front. Mme la Maréchale l’y accompagnoit, placée sur un char brillant et léger, traîné par des chevaux orgueilleux de leur fonction ; elle étoit seule au milieu d’un camp, où cent pièces de canon et 70.000 hommes firent trois salves en mémoire de l’affaire du 22 de mars dernier (qui, comme il avoit été dit, avoit amené la levée du siège de Cassel). Dans la scène intéressante de la réunion du maréchal et de son frère, le comte de Broglie, avec Mme la Maréchale, celle-ci paroissoit comme la Victoire qui venoit présenter une double couronne à ces deux frères : tout cette journée des plus intéressantes.
Après quelques jours encore de station dans le camp, l’armée en partit et sa seconde marche fut de passer le Diemel environ à une lieue au-dessous de Stadtberg et de venir camper sa droite à Murhoff, la gauche se prolongeant vers Leyberg, en avant d’elle la vaste et belle plaine de Rensfeldt, là où, l’an 794, les Saxons furent entièrement défaits par Charlemagne et ensuite convertis au christianisme.
Stadtberg, autrefois et vers la même époque, étoit une forteresse considérable, sous le nom d’Ehrorbergen, où étoit le temple d’Arminius, faux dieu des Saxons, détruit par Charlemagne ; la statue fut portée à Hildesheim, où l’on voit encore le piédestal dans l’église cathédrale.
L'armée resta dans ce camp près de dix jours. L’armée du prince Ferdinand étoit vers Büren, sa gauche derrière Brencken, son front couvert d’un ruisseau faisant face à la même plaine que l’armée du Roi.
On poussa un corps considérable à Attelen et ce mouvement détermina le prince Ferdinand à quitter sa position de Büren, à se porter dans le comté de Lamarck et pays de Lippstadt. L’armée du maréchal de Broglie se porta à Paderborn et le corps qui étoit à Attelen fut poussé à Neuhaus, dont la majeure partie étoit le corps des Saxons, aux ordres du comte de Lusace, frère de la Dauphine de France, avec lui, d’officiers généraux françois pour son conseil, M. le chevalier comte du Muy.
Ce fut pendant les quelques jours de séjour à ce camp que je demandai à M. le maréchal duc de Broglie de vouloir bien m’employer hors de la ligne, soit avec des volontaires de l’armée ou tout autre détachement qu’il lui plairoit de me confier, et, pensant que peut-être mon physique ne lui suffiroit pas pour se rappeler que j’avois fait la campagne précédente aux chasseurs et grenadiers de la brigade de Picardie, j’y ajoutai mon nom. " Oui, me dit-il, je me rappelle parfaitement vos bons services ; je voulus vous employer à la fin de la campagne, M. de Gelb me dit que vous étiez parti, profitant de votre semestre ; c’étoit un de vos amis et un officier que j’ai beaucoup regretté. "
Il me fut aisé de comprendre, vu la lettre que j’avois reçue de M. de Gelb en arrivant chez moi et dont j’ai déjà parlé, que près de M. le Maréchal il s’étoit servi des termes qu’inspire l’amitié, et, lors de mes réflexions, M. le Maréchal me dit : " Passez chez Guibert (03), major-général, et dites-lui de prendre note de ce que vous désirez, ajoutant de lui dire qu’il ait à m’en parler au premier travail que je ferai avec lui. "
Je fus sur-le-champ chez M. de Guibert, à qui je fis part de ma conversation avec M. le Maréchal. Ce digne et brave M. de Guibert, homme rare, aimé et estimé de toute l’armée, m’accueillit par toutes sortes d’honnêtetés.
Sur cette agréable réception de sa part, arrive M. du Vivier, major du régiment de Picardie, qui avoit pour moi beaucoup d’amitié, auquel je fis part de mes démarches, lui disant que s’il n’eût été adjoint à M. de Guibert pour le travail de major de l’armée, je lui en eusse fait part plus tôt, mais que son absence de la brigade m’avoit fait remettre de lui en parler ; que j’étois parti du camp pour venir au quartier général plein de cette intention, mais que le hasard avoit tout dérangé, lui ajoutant que, plein de non projet, à un quart de lieue du quartier général, j’avois rencontré quelques dragons qui alloient fort vite ; que, voyant dans un éloignement non considérable une voiture légère qui suivoit, je leur avois demandé si c’étoit M. le Maréchal ; qu’ils m’avoient répondu que oui ; que la voiture près de moi, j’avois fait signe au postillon de s’arrêter, ce qu’il avoit exécuté ; que, dans cette voiture, voyant M. le Maréchal, avec lui M. le comte de Broglie son frère et le chevalier de Bon, j’avois poussé ma demande à M. le Maréchal, qui m’avoit prescrit d’en parler à M. de Guibert, ce dont je venois de m’acquitter, en le priant d’accélérer le plus qu’il lui seroit possible de me rappeler à M. le Maréchal, et que je priois actuellement M. du Vivier, mon major, de me continuer les marques d’amitié qu’il m’avoit toujours prodiguées, pour que, joint à M. de Guibert, j’éprouvasse le moins d’attente possible.
Je pris congé d’eux pour retourner au camp, très satisfait et content de ma course, par le juste espoir que j’avois que le major-général et son adjoint ne m’oublieroient pas, ce qui arriva en effet, et, deux jours après, je reçus l’ordre de partir le lendemain, avec moi 50 hommes de la brigade de Picardie, 100 hommes de celle de Champagne et 50 chevaux aux ordres de deux lieutenants, pour me rendre à Saltzkotten, sur la communication de Paderborn à Geseke (?), et [de m’y] arrêter, où, depuis trente-six heures, M. le Maréchal avoit fait marcher deux brigades d’infanterie et deux de cavalerie.
J’y pris poste et, comme l’enceinte de cette petite ville est assez considérable, qu’il y a cinq portes et que, pour les garder toutes, j’eusse infiniment fatigué la troupe à mes ordres, j’en fis fermer trois, les renforçant avec beaucoup de fumier, et les fis créneler à une hauteur assez élevée, pour que l’ennemi qui auroit tenté de s’y porter ne pût faire usage des créneaux par leur hauteur, et j’y mis trois hommes de garde à chacune d’elles. Les deux autres, qu’on étoit obligé souvent d’ouvrir pendant la nuit, je les fis seulement créneler et plaçai pour la nuit dix hommes de garde dans les tourelles au-dessus de ces deux portes, et huit pour chacune d’elles en bas, pour se défendre par les créneaux en cas d’insulte. J’établis tant mes gens de pied que de cheval à portée contre elles, de manière qu’à la première alarme, ils pouvoient se porter dans un instant aux portes qui leur étoient indiquées.
Je dois dire ici que, du moment que le prince Ferdinand avoit quitté le camp de Büren, il s’étoit porté rapidement sur les bords de la Lippe ; qu’il avoit manoeuvré avec habileté et coupé à l’armée de Soubise sa communication avec Wesel, d’où elle tiroit ses vivres ; que, dans cette angoisse, M. le prince de Soubise avoit demandé du secours en pain au maréchal de Broglie, qui donna les ordres les plus précis pour qu’on employât tous les moyens à faire plus que de doubler la fourniture ordinaire de son armée. Tous les chariots du pays, en outre de ceux attachés ordinairement aux vivres et hôpitaux, furent mis en mouvement pour porter et donner du pain à l’armée de Soubise, et lui, de sa personne, partit sur-le-champ avec une légère escorte pour se porter près de M. de Soubise, auquel, par un courrier, il avoit fait part de sa venue pour que, par un détachement vers sa droite, il la favorisât, ce qui fut heureusement et sans rencontre fâcheuse, exécuté.
Le maréchal de Soubise, qui s’y attendoit, sous prétexte de voir son armée et reconnoître celle des ennemis, étoit monté à cheval, s’étoit porté à la droite de son camp, où, après peu d’instants qu’il y fut rendu, arrivèrent quelques hussards et dragons de ceux de l’avant-garde de l’escorte du maréchal de Broglie, qui annonçoient à tout ce qu’ils rencontroient la venue de ce maréchal. Un aide de camp du maréchal de Soubise fut les joindre et leur dit de venir parler à ce prince, qui leur demanda si M. le maréchal de Broglie étoit encore bien loin ; ils répondirent que dans moins d’une demi-heure il devoit arriver. En effet, l’instant d’après, on vit déboucher d’un bois une troupe à cheval et, un quart d’heure après, les deux maréchaux furent réunis et s’approchèrent ensemble de la ligne ; les soldats, d’eux-mêmes, crièrent : " Succès ! ", et ensuite : " Vivent le Roi et le maréchal de Broglie ! et l’honnête et bon citoyen maréchal de Soubise suivoit ce cri, en applaudissant des mains, comme l’on fait à l’Opéra ou aux François, sans marquer la moindre humeur s’il y étoit oublié [6 juillet, au soir.]
Du même jour, il fut fait quelque changement au campement, et la soirée suivante fut employée à convenir entre les deux maréchaux des opérations dont ils furent d’accord ; après quoi, le maréchal de Broglie reprit le chemin de son armée, qui, pendant quelques jours, fournit du pain à celle du maréchal de Soubise qui, du moment que le maréchal de Broglie l’eut quitté, fit différents mouvements.
Ces mouvements, joints à la juste appréhension que devoit avoir le prince Ferdinand de la réunion de ces armées, lui firent rassembler toute la sienne en seul corps pour être en force et, dès ce moment, la communication de l’armée de Soubise avec Wesel devint libre. Le prince Ferdinand couvrit son camp de deux ruisseaux qui se jettent dans la Lippe, sur laquelle il établit plusieurs ponts. Il campa en avant d’elle, occupant les hauteurs des deux ruisseaux serpentant au bas de ces hauteurs ; sa gauche, qui se prolongeoit vers Lippstadt et en étoit à environ une lieue, étoit le seul endroit découvert, des deux ruisseaux aucun ne la couvrant, mais [elle étoit en] terrain difficile par différents ravins, très coupé et couvert.
Ayant été décidé entre les deux maréchaux de Broglie et de Soubise d’attaquer le prince Ferdinand dans sa position, les deux armées françoises manoeuvrèrent conséquemment. Celle du maréchal de Broglie se porta sur Erwitte, laissant à Neuhaus les Saxons aux ordres de M. le comte de Lusace, avec lui le chevalier du Muy, des dragons françois et la brigade du régiment du Roi.
Tout fut donc en mouvement sur l’événement prochain d’une bataille qui alloit décider du sort de tant de guerriers et des avantages que la victoire sembloit promettre à celui des chefs pour qui elle se décideroit. Le prince Ferdinand, non sans inquiétude de voir deux armées formidables prêtes à l’assaillir, réfléchissoit sur tous les moyens de défense et à se retirer avec honneur et avantage de sa position critique, étant plus faible que les deux armées françoises de 30.000 hommes. Il établissoit sa confiance et son espoir sur quelque faute de combinaison, peut-être de mésintelligence entre les généraux françois, [mésintelligence] qui, jusque-là, l’avoit servi avec succès, ou bien sur des fautes que l’inhabileté ne manquoit de lui procurer de la part des armées du monarque françois. Il étoit instruit de ce qui se passoit dans ces camps, tandis que nos chefs n’étoient du tout instruits de ce qui se passoit dans le sien ; il observoit un mouvement et, en habile chef, attendoit l’instant de profiter de la première faute où nous pourrions tomber, ce qui ne tarda pas de se présenter.
Les généraux françois étoient convenus d’attaquer le prince Ferdinand le 15 de juillet et chaque armée manoeuvroit conséquemment, les 12, 13 et 14, en formant ses approches. Le 14, l’avant-garde du duc de Broglie [se mit en marche ; elle étoit] forte de 8.000 hommes, commandée par M. le baron de Clausen (04), officier général de grand mérite, d’une intelligence rare, de grande capacité pour son métier et sur lequel le maréchal de Broglie avoit la plus grande confiance, justement méritée par la manière brillante dont cet officier avoit toujours servi. L’ordre qu’il avoit reçu du maréchal avoit été de s’approcher des ennemis le plus qu’il lui seroit possible, s’emparant de postes avantageux qui, pour le lendemain matin 15, pourroient faciliter à l’armée du maréchal d’attaquer avec succès la gauche de l’armée du prince Ferdinand en la tournant et la prenant à dos, tandis que l’armée aux ordres du maréchal de Soubise devoit attaquer la droite et former une seconde attaque sur le centre.
M. le baron de Clausen avoit à ses ordres le baron de Saint-Victor, commandant d’un corps de volontaires de l’armée, de 2.000 hommes, et faisoit l’avant-garde dudit baron de Clausen. Ces braves guerriers poussèrent leur marche avec tant de rapidité et de courage que, dissipant tout ce qu’ils rencontroient et arrivés au pied d’une petite hauteur, ils ne balancèrent pas de la gravir, continuant à dissiper tout ce qui se rencontroit et vouloit s’opposer à leur progrès. La première troupe, arrivée sur la sommité de cette hauteur, qui, jusque-là, leur avoit couvert ce qui étoit derrière, ne fut pas peu étonnée de se trouver dans le camp des ennemis, où elle porta l’alarme et le désordre dans les bataillons qui tenoient la gauche de ce camp ; mais comme toute la ligne couroit aux armes, le succès et les premiers avantages des troupes françoises furent arrêtés tout court.
Le baron de Clausen, n’ayant avec lui que les 8.000 hommes dits et éloigné de plus d’une lieue du maréchal de Broglie, jugea de l’impossibilité de pouvoir tirer grand avantage de ces premiers succès et n’aperçut, vu sa faiblesse, ayant devant lui l’armée ennemie, que celui de chercher à se maintenir sur une autre petite hauteur opposée à celle où M. de Saint-Victor étoit monté et qui l’avait mis dans le camp des ennemis. Il jugea que, sous peu d’instants, M. de Saint-Victor seroit attaqué et que, ne pouvant l’y soutenir, il seroit forcé de céder au nombre et de perdre du terrain ; c’est pourquoi il dit à cet officier : " Dans le moment, vous allez être attaqué et forcé d’abandonner la hauteur que votre courage vous avoit fait gagner, mais, pour ne pas sacrifier inutilement les braves à vos ordres, vous vous retirerez, s’il le faut, jusqu’au pied de la hauteur que j’occupe ; je suis persuadé que les ennemis ne vous pousseront pas plus loin, incertains du nombre de troupes qui y sont. Vous vous conduirez du reste en homme de guerre pour donner à penser aux ennemis que toute l’armée aux ordres du maréchal duc de Broglie peut être derrière la hauteur que j’occupe. "
L’instant d’après, M. le baron de Saint-Victor fut attaqué ; il disputa le terrain pied à pied et les ennemis ne lui firent abandonner que la hauteur et moitié de la pente pour arriver jusqu’au bas ; il s’y maintint pendant encore une heure du soir, toute la nuit, et jusqu’au moment de l’attaque dont nous parlerons.
Les ennemis établirent sur la hauteur et en face d’un terrain découvert, et par où il paroissoit le plus aisé de déboucher sur eux, quatre pièces de canon qui, pendant toute la nuit, ne cessèrent de tirer soit à boulet, soit à cartouche, pour porter du désordre aux troupes françoises, dans la supposition où ils étoient qu’elles s’y formeroient pour, débouchant sur eux, commencer l’action qu’ils s’attendoient devoir être au petit point du jour.
Le prince Ferdinand, instruit par tous les rapports qui lui furent rendus, tant de la droite de son armée que de son centre, qu’aucune parcelle des troupes de l’armée aux ordres du prince de Soubise n’avoit approché des deux ruisseaux qui en couvroient le front, que tous les petits postes [avoient été] détruits, comme il l’avoit ordonné, et les gués rendus plus difficiles, le prince Ferdinand, donc, jugea avec raison qu’avant que l’armée de Soubise se fût portée sur ces deux ruisseaux, qu’elle y eût établi quelques ponts pour le passage de l’artillerie, vu le temps qu’il falloit à cette armée pour son passage, même guéant les ruisseaux, il lui étoit possible d’avoir tout le loisir d’attaquer et battre le corps de troupes de l’armée du maréchal de Broglie qui se trouvoit en avant, de l’assaillir avec une telle supériorité en force que l’avantage de ce combat devoit être pour lui. Son calcul fait et sa résolution prise, il donna ses ordres pour l’exécution.
C’est ici où le talent du général se déploie. Il est sûr que, s’il peut avoir le plus petit avantage sur M. de Broglie, la campagne, qu’il avoit commencée sur la défensive, pourroit, par la suite, mettre l’armée françoise à désirer seulement de conserver sa conquête de la Hesse. En conséquence, il ne néglige rien pour la réussite qu’il se propose.
Sûr, vers minuit, par les rapports de ses détachements et coureurs, que l’armée du prince de Soubise ne peut, par son éloignement et les difficultés du terrain qu’elle a à parcourir, rien entreprendre sur sa droite comme sur son centre, il prend le parti militaire et justement prévu de ne laisser à sa droite et à son centre qu’une ligne légère, où la cavalerie dominoit, n’ayant besoin, dans son projet combiné, que de son infanterie, et il porte de sa droite et de son centre à sa gauche quarante bataillons, qui, joints à l’infanterie qui la composoient, la rendirent forte de près de quatre-vingts bataillons.
Pendant la nuit, il fit toutes ses dispositions d’attaque pour, au petit point du jour, pouvoir commencer un feu ardent d’artillerie sur l’armée françoise et attaquer avec cette immense infanterie celle du maréchal de Broglie, qui ne pouvoit manquer d'être étonnée, dans la confiance et l’opinion générale où elle étoit qu’elle marchoit pour attaquer, et surprise de l’audace de l’être au contraire, il seroit possible de la trouver dans quelques dispositions négligées et d’en avoir bon compte, comme nous allons en être assurés par l’ordre qu’elle tenoit.
MM. les barons de Clausen et de Saint-Victor avoient, avec leurs 8.000 hommes, conservé leurs positions de la veille. Quatre brigades d’infanterie les avoient joints pendant la nuit ; deux de ces brigades avoient été portées dans différents vergers et terrains coupés par des haies, dans le bas de la hauteur que tenoit le baron de Clausen. M. le baron de Saint-Victor, avec ses 2.000 hommes volontaires [étoit] en avant de ces deux brigades, sur le penchant des hauteurs que tenoient les ennemis, comme il a été déjà dit. M. le maréchal de Broglie, avec le reste de son infanterie et toute la cavalerie, étoit à un quart de lieue en arrière de M. le baron de Clausen. On doit observer que le maréchal de Broglie avoit laissé à Neuhaus la division saxonne et à Erwitte deux brigades d’infanterie, et que toute sa force en infanterie pouvoit être de 25.000 à 30.000 hommes au plus, même en différents corps, comme il vient d’être dit.
Au petit point du jour, quarante pièces de canon des ennemis commencèrent un feu infernal sur tout le front qu’occupoient MM. de Clausen et de Saint-Victor et les quatre brigades d’infanterie qui, pendant le nuit les avoient joints, et ce ne fut qu’un quart d’heure après le commencement de leur feu que seize pièces de canon de parc se joignirent à douze qu’avoient amenées les quatre brigades d’infanterie, ce qui commencoit à donner un peu d’égalité dans le feu de canon par la célérité que M. de Villepatour, officier général d’artillerie, savoit si bien donner et inspirer à tout ce qui étoit à ses ordres.
Je vais dire ici un événement très particulier arrivé, pendant cette canonnade, au régiment de Champagne infanterie. Deux capitaines de ce régiment, l’un nommé de La Fenêtre (05), l’autre d’Agaÿ, sans doute par une opposition de caractère ou antipathie innée entre eux l’un pour l’autre, dans l’espace de vingt-huit ans qu’ils avoient passé à servir sous les mêmes drapeaux, avoient eu différentes prises ensemble et s’en étoient toujours rapportés à la fortune des armes pour les vider. Dans ces combats particuliers, braves l’un et l’autre, chacun à leur tour avoit eu l’avantage de blesser grièvement son adversaire dans sept combats qu’ils s’étoient donnés. Il fallut le canon de ce jour pour terminer la querelle et c’est ce qui en fit le particulier.
La canonnade des seize pièces de canon aux ordres de M. de Villepatour étoit si portante pour les troupes qui se trouvoient en avant, dans une pente douce, que l’on fit mettre ventre à terre à ces troupes pour que le canon pût tirer et éviter tout accident. Le régiment de Champagne, ou la portion qui étoit à la direction de notre artillerie, exécuta l’ordre qu’en donnoit M. le duc d’Havré (06), lieutenant-général, qui commandoit cette brigade. Les compagnies de MM. de La Fenêtre et d’Agaÿ furent de celles qui mirent ventre à terre ; après y être resté un certain temps, M. de La Fenêtre, soit curiosité ou impatience de la position où il étoit, s’élevant sur les deux poignets, gagne par là environ un pied et demi de hauteur et regarde du côté des ennemis ; M. d’Agaÿ, poussé par un même motif, fait le même mouvement. Leurs compagnies étoient adhérentes. Un boulet de canon frappe M. de La Fenêtre, lui emporte la tête et un morceau de son crâne crève l’oeil droit de son adversaire d’opinion d’Agaÿ, car de haine il n’y en avoit aucune de part et d’autre, et tout ce régiment rendoit justice à ces deux compagnons d’armes et répondoit de la netteté de leur coeur à cet égard.
Dans cette matinée terminèrent également leur carrière, par un même boulet, MM. le duc d’Havré et le marquis de Rougé, l’un et l’autre lieutenants-généraux.
Après une canonnade d’une heure et demie, débouchent deux immenses colonnes d’infanterie qui, semblables à deux torrents que rien n’arrête, embrassant l’une par la droite, l’autre par la gauche, le terrain qu’occupoient le baron de Saint-Victor et les deux brigades d’infanterie placées dans les verger intermédiaires au corps de M. le baron de Clausen et aux deux brigades d’infanterie restées sur la hauteur des quatre arrivées pendant la nuit.
Ces deux colonnes étoient si profondes et si nombreuses, pareilles à deux fourmilières de soldats qui n’ont point de fin, que M. le baron de Clausen, craignant d’en être enveloppé à son tour, ordonna et fit exécuter promptement la retraite aux corps à ses ordres et aux quatre brigades d’infanterie.
[Pour] la totalité du régiment de Rougé (ci-devant Belsunce, aujourd’hui Flandre), ceux qui en commandoient auroient dû faire comme le commandeur de Chabrillan (07), commandant d’un ces bataillons, qui avoit eu soin de faire ouvrir des communications d’un verger à l’autre, ainsi sur ses derrières ; aussi, lorsque l’ordre lui vint de se retirer promptement, son bataillon se retira avec la plus grande aisance et en très bon ordre. Il fut de même pour la brigade qui étoit à la gauche, mais les trois autres bataillons du régiment de Rougé, qui avoient négligé de penser à leur retraite et qui occupoient des vergers, suivant leur étendue, par trois, deux ou une compagnies et quelques-unes d’elles par demi-compagnie, qui y étoient entrés en défilant les uns après les autres, n’ayant donc aucune communication d’ouverte et, faute d’elles, le temps de se retirer, furent enveloppés, forcés de mettre bas les armes et se rendirent prisonniers de guerre. Ce furent là les seuls que firent les ennemis, avec des blessés des volontaires de l’armée des brigades qui avoient été canonnés, ainsi que ceux des corps du baron de Clausen.
Toutes les troupes abandonnèrent la position qu’elles avoient tenue pendant la nuit précédente, se replièrent sur l’armée du maréchal de Broglie, qui occupoit une autre éminence dernière celle qu’avoit tenue le baron de Clausen, et, sans désordre, s’y formèrent en bataille.
La contenance assurée de l’armée du maréchal, jointe à la bonté du poste qu’elle occupoit, l’incertitude où devoit être le prince Ferdinand de ce que l’armée du maréchal de Soubise pouvoit entreprendre ce même jour sur le peu de troupes qu’il avoit laissé dans son camp, en l’attaquant même sur son flanc droit, s’il s’opiniâtroit à vouloir attaquer le maréchal de Broglie et suivre le commencement de ses avantages, tout cela considéré fit que ce prince ordonna à ses troupes de se retirer et de regagner leur camp, bien assuré que de l’action de ce jour, quelque mince qu’en eût été l’avantage, il naîtroit des plaintes et des reproches entre ces deux maréchaux françois, qui, mettant entre eux de la désunion, apporteroient un grand avantage à l’armée à ses ordres [Willingshausen, 15-16 juillet] : ce qui se passa comme il l’avoit prévu.
M. le duc de Broglie fut accusé par le maréchal de Soubise d’avoir avancé d’un jour l’attaque de l’armée ennemie ; le maréchal de Broglie se justifioit en disant que les avantages qu’avoit eus son avant-garde, le 14, n’avoient au contraire que préparé des moyens plus sûrs pour la victoire qu’on devoit se promettre le 15, jour fixé pour l’attaque ; qu’aux premières heures de la nuit, il avoit fait dire au maréchal de Soubise la position qu’il tenoit et que la réussite ne dépendroit actuellement que de l’activité et célérité qu’il mettroit, pendant la nuit, à s’approcher le plus possible des ennemis pour, au petit point du jour, commencer ses attaques ; que si le prince Ferdinand dégarnissoit sa droite ou son centre pour fortifier sa gauche menacée, il trouveroit peu de résistance et qu’au cas que le prince Ferdinand n’eût fait aucun changement à son ordre de bataille, il étoit sûr de forcer la gauche.
Mille difficultés se présentèrent au maréchal de Soubise, soit de s’approcher des ennemis, de passer les deux petits ruisseaux et terrain difficile qui le séparoient d’eux, et son armée resta dans une espèce d’inaction, puisque les petits mouvements qu’il fit ne purent rien produire. Le maréchal [de Broglie disoit qu’]en ne soutenant pas son avant-garde et les quatre brigades d’infanterie qu’il y avoit jointes pendant la nuit, il avoit craint, en s’y déterminant, de combattre lui seul contre toutes les forces de l’armée des alliés ; que, cependant, il n’avoit pas craint de les attendre dans la position qu’il avoit choisie et où son avant-garde l’avoit rejoint ; que là il avoit arrêté le prince Ferdinand, qui n’avoit gagné qu’un quart de lieue de terrain ; qu’à midi il l’avoit abandonné pour aller reprendre sa position et son camp ; qu’il n’avoit nul reproche à se faire sur tout ce qui s’étoit passé, qu’il s’étoit conduit en général et citoyen.
M. le prince de Soubise répondoit à toutes ces allégations, pour justifier ce qu’il n’avoit pas exécuté ; le maréchal de Broglie y ripostoit et la mésintelligence entre ces deux collègues fut toute à découvert, d’où il s’ensuivit que des mémoires réciproques de leur part furent adressés à la Cour, pour qu’elle eût à prononcer en jugeant ces deux chefs.
Il s’ensuivit que, jusqu’à la réponse de Versailles, les deux armées françoises restèrent dans leur position, que celle du prince Ferdinand resta également dans la sienne et que, pendant l’intervalle à recevoir ce à quoi le monarque françois auroit déterminé eu égard à ces deux généraux, il ne se passa, en faits d’armes intéressants, que l’attaque que fit Luckner (08) de la brigade du Roi-dragons, en avant de Neuhaus. Cette brigade soutint seule, pendant deux heures, toutes les charges du corps aux ordres de Luckner, qui fut forcé de se retirer, M. le chevalier du Muy, attaché à la division des Saxons, y ayant fait marcher de l’infanterie. Quant à la perte des combattants, elle fut à peu près égale, à la seule différence que les blessures que reçurent les ennemis furent plus fâcheuses, étant presque toutes des coups de pointe, ayant indiqué à nos dragons de faire usage de la pointe plutôt que de la taille [17 juillet].
Quant à la perte des combats du 14 et du 15, elle fut d’égalité en tués et blessés, c’est-à-dire 2.000 hommes de chaque part ; les trois bataillons de Rougé prisonniers et le champ de bataille furent à la prépondérance qu’en eut le prince Ferdinand.
Les ennemis se réjouirent beaucoup de cet avantage et en célébrèrent la réjouissance avec toute la pompe possible et d’usage pour les grandes victoires, lequel avantage se seroit réduit à rien et n’eût pas changé l’obligation du prince Ferdinand de continuer à être sur la défensive, si l’accord eût régné entre nos deux maréchaux, mais il s’en falloit bien que l’on pût l’espérer, et la Cour pensa bien de même, comme nous aurons occasion de le dire ci-après.
Telle est la narration qui me fut faite de ces deux journées, par des officiers de mes amis présents et acteurs de leur personne, et comme j’eus occasion d’en être instruit par un nombre infini d’individus de l’armée, n’en étant éloigné, au poste que j’occupois de Saltzkotten, que de trois lieues (09). Et deux jours après l’action, M. de Vignol, colonel des volontaires d’Austrasie, eut ordre de se porter, avec son régiment, à Wever, pour la sûreté de la communication avec Paderborn, d’où l’armée de Broglie tiroit sa subsistance et que la division du corps des Saxons couvroit, campée entre cette ville et Neuhaus. L’attaque que Luckner y fit n’étoit qu’un épouvantail que le prince Ferdinand avoit tenté pour essayer de nous faire changer de position, mais elle fut sans effet pour tout ce qu’il avoit pu s’en promettre.
J’étois, comme je l’ai dit, détaché avec 200 hommes d’infanterie et 50 chevaux à Saltzkotten. J’entendis nombre de coups de canon du côté de Neuhaus ou Paderborn, que précédemment j’avois été, comme mon ordre le portoit, en communication avec M. le chevalier du Muy, lieutenant-général, auquel je rendois compte de toutes mes patrouilles, tant de pied que de cheval, que je faisois faire jusqu’à Benfeld et Bocke, faisant détruire et embarrasser les gués qui pouvoient exister de l’un à l’autre lieu et poussant de temps en temps mes patrouilles à cheval jusqu’à Elsen, où il y avoit un poste de Saxons ; je rendois compte à M. du Muy de tout ce dont je pouvois être instruit.
A la nuit du jour de l’attaque de Neuhaus, incertain quel pouvoit en être l’événement, ayant, pendant toute la journée, ignoré quelle suite avoit eue le bruit de la canonnade que j’avois entendue, et ne voulant pas me laisser envelopper dans une petite ville dont l’enceinte étoit fort considérable et qui, pour la commodité de ses habitants, avoit cinq portes, désirant vivement éviter de pouvoir être fait prisonnier ainsi que la troupe à mes ordres, j’avois ordonné, pendant la canonnade vers Neuhaus ou Paderborn, que ma troupe se tînt prête à marcher au premier coup de tambour, armes et bagages.
Mon calcul fut court ; je me dis : " Je suis placé ici pour la sûreté des convois qui, partant de Paderborn, vont à l’armée ; je ne puis mieux veiller à leur sûreté que de me mettre en campagne et de choisir un poste d’où je puisse protéger la ville de Saltzkotten et la route pour l’armée. J’ai cinq portes dans cette ville : trois en sont fermées et embarrassées avec quantité de fumier ; pour que les habitants ne s’avisent de la débarrasser et ouvrir, j’y laisserai un bas-officier à chacune d’elles ; quant aux deux fermées seulement de leurs portes et que l’on ouvre chaque instant pour le passage des convois ou vivandiers qui se présentent la nuit, et qui restent ouvertes toute la journée, j’y placerai à chacune un bas-officier et quatre fusiliers, et, de ma personne, avec tout mon détachement, j’irai m’établir à l’angle de la forêt qui est au couchant de la ville, dont l’éloignement n’est pas d’un demi-quart de lieue de la ville et que le chemin de Saltzkotten à Geseke et Erwitte côtoie l’espace d’une lieue, et, dans le cas que les ennemis eussent en tout réussi dans leurs attaques de la journée à Neuhaus, je serai dans une forêt de quatre lieues de circonférence, qui me procurera des moyens à éviter d’être pris, à rejoindre l’armée et me conduire suivant les circonstances. "
La nuit prête à se clore, je fis donner le signal convenu dans la journée pour que le détachement eût à s’assembler sur la place, où, tout rendu, après avoir instruit chaque bas-officier de ceux que je laissois, je me mis en marche pour me rendre à la forêt, où, arrivé, je m’y plaçai avec les précautions que la circonstance demandoit, défendant qu’il fût fait le moindre petit feu.
Avant le point du jour, je poussai une patrouille à cheval vers Wever, avec ordre, si elle ne rencontroit des ennemis, d’y arriver, de faire part à M. de Vignol des précautions que j’avois prises en sortant de Saltzkotten et de lui dire combien je désirois être instruit de ce qui s’étoit passé à Neuhaus. Deux heures et demie après, ma patrouille fut de retour et je sus qu’elle avoit trouvé M. de Vignol hors Wever et son régiment en bataille sur les hauteurs où il avoit passé la nuit.
M. de Vignol me fit part comme quoi Luckner avoit été repoussé à son attaque de Neuhaus, où tout étoit actuellement tranquille, qu’il n’attendoit plus que la rentrée d’un détachement qu’il avoit envoyé à Elsen pour avoir nouvelles des ennemis ; que, s’ils n’avoient paru dans cette partie, il feroit rentrer son régiment dans Wever, ce qui me détermina à faire partir sur-le-champ un lieutenant et vingt maîtres pour qu’ils eussent à se porter à Bocke, y prendre langue sur ce qu’on pouvoit y savoir des ennemis. Cet officier fut de retour sur les onze heures et me l’on n’avoit vu vestiges des ennemis dans tout ce qu’il avoit parcouru, ce qui me détermina à rentrer à Saltzkotten, où j’arrivai à midi, et y repris le même service et précautions précédentes.
Nous touchions au 26, et l’armée fut instruite que M. le maréchal duc de Broglie tireroit vingt-cinq bataillons et trente-six escadrons de l’armée aux ordres du prince de Soubise, qu’il joindroit à l’armée ses ordres, et que le reste de l’armée de ce prince se retireroit vers Wesel, comme la cour de Versailles l’avoit ordonné ; et de suite l’exécution s’ensuivit.
Cette décision de la Cour démontra que, par les mémoires respectifs de ces deux maréchaux de France, qui devoient agir de concert, des raisons motivées de leur part, celles de M. le duc de Broglie avoient été trouvées justificatives dans le conseil du Roi, ou que, par des raisons de politique, on lui avoit donné plein droit. Celles du maréchal prince de Soubise furent donc rejetées et l’on voulut laisser au maréchal de Broglie le commandement des principales forces du Roi en Allemagne, en opposition à celles de l’armée des alliés, mais, par cette division, les forces françoises furent d’égalité avec celles des ennemis, ce qui annonça assez évidemment que le reste de la campagne se passeroit en observation de la part des deux armées...
Ces deux armées à peu près égales, il dut d’impossibilité au prince Ferdinand, quoiqu’il fût supérieur d’environ 6.000 hommes et faisant la guerre sur ses foyers, de pouvoir rien entreprendre sur l’armée aux ordres du maréchal de Broglie. Ces deux armées passèrent plus de trois mois sans qu’il s’y passât rien de considérable que la seule occasion dont nous parlerons, où M. de Vignol fut blessé et mourut peu de jours après.
Il doit paroître bien apparent que le prince Soubise, de retour à la Cour, n’oublia rien pour se justifier près de Louis XV, dont il devoit se flatter (et comme il étoit vrai) que s’il eut de l’amitié pour l’un de ses sujets, ce fut particulièrement pour ce prince. On verra, par ce qui se passa dans le cours de l’hiver qui va suivre cette campagne, que les ennemis et envieux de la gloire du maréchal de Broglie mirent tout en oeuvre pour le disgracier près du Roi.
Retournons aux opérations de la campagne. Le même jour que le prince de Soubise se mit en marche pour Wesel, les vingt-cinq bataillons et trente-six escadrons vinrent camper à coté de l’armée de Broglie et, dès le lendemain, cette armée fit un mouvement sur Erwitte. Le jour suivant, elle dépassa Saltzkotten et, le jour d’après, elle vint camper en arrière de Paderborn, dont on fit évacuer tous les effets appartenant au Roi et les diriger sur Dribourg, où l’armée se porta [29 juillet] et resta quatre jours.
Le projet du maréchal de Broglie étant de se porter à Brakel, de là à Hoxter et y passer le Weser, il fut commandé 2.000 hommes d’infanterie, dont il fut composé quatre bataillons ; de ces bataillons, formés de quarante piquets de l’armée, le premier fut dénommé bataillon de Picardie, les autres Champagne, Navarre et Normandie. J’eus le commandement de celui de Picardie. Le tout étoit aux ordres de M. de Gelb, brigadier des armées du Roi à cette époque, frère de feu mon ami Gelb, aide-major du régiment de Picardie, mort si malheureusement d’un coup de feu à Göttingue, comme je l’ai ci-devant tristement raconté...
Ces 2.000 hommes partirent de Dribourg et, en une marche, se rendirent à Hoxter, où M. de Gelb prit toutes les précautions militaires à s’y établir et pouvoir s’y garder et maintenir en homme de guerre.
Un léger détachement des ennemis, environ de 150 hommes, en étoit parti quelques heures avant notre arrivée et s’étoit retiré dans la forêt de Solling. On crut d’abord qu’ils se seroient mis dans le château qui est à Furstenberg, situé sur une hauteur où est un plateau assez vaste, d’une demi-lieue de circuit, mais, le surlendemain, on fut instruit qu’ils étoient dans la forêt, où ils avoient joint le principal de leurs forces, qui toutes ensemble pouvoient être de 800 hommes, au rapport des espions dont M. de Gelb se servoit, qui instruisirent également que, sur le bord de la forêt faisant face à Hoxter, de l’autre côté du Weser, c’est-à-dire à sa rive droite, il y avoit toujours 300 hommes placés là pour examiner ce que nous faisions à Hoxter et pour être instruits, par les habitants de la ville ou de la campagne, de ce que nous pouvions tenter, pour en faire part à M. le prince Ferdinand.
Cinq ou six jours après notre arrivée à Hoxter, M. de Gelb fut instruit par M. le maréchal de Broglie que, le 8 d’août, il arriveroit des bateaux et pontons pour établir deux ponts sur le Weser, l’un au-dessus de la ville et l’autre au-dessous. M. de Gelb jugea qu’il pouvoit être intéressant de cacher aux ennemis, autant qu’il étoit à son pouvoir, la confection de ces deux ponts ; il pensa qu’il falloit éloigner le détachement qu’il avoit sur le bord de la forêt. En conséquence, le 7 au soir, il commanda 400 hommes aux ordres de M. de Choiseul (10), colonel du régiment du Poitou, second chef des 2.000 hommes à ses ordres, et, pour ce détachement, il y joignit le premier commandant de bataillon à marcher : mon tour à marcher m’y plaça.
A dix heures de la nuit, nous nous rendîmes au-dessus de Hoxter, où, avec deux petits bateaux et par troupes, nous passâmes le Weser. Lorsque les 400 hommes furent de l’autre côté, nous prîmes notre ordre de marche, nous vînmes passer près de Furstenberg, le laissant à notre droite. Je demandai à M. de Choiseul de marcher à son avant-garde, ce qu’il me permit, mais à la condition que si nous trouvions les ennemis, je viendrois de ma personne le rejoindre ; c’étoit mon intention, car ce colonel étoit fort jeune.
Notre marche fut d’une heure au moins pour arriver près de la forêt, et, lorsque nous en fûmes à environ cent cinquante pas, marchant tous dans le plus grand silence, il partit de la lisière du bois sept à huit coups de fusil, dont les balles nous passèrent fort au-dessus de la tête, vu que nous cheminions sur un terrain montant. Je fis faire halte à l’avant-garde, lui ordonnai d’attendre mon retour et fus au gros de troupe, où, trouvant M. de Choiseul, je lui dis : " Monsieur, nous ne trouverons personne ; c’est un petit poste qui est vis-à-vis nous et qui certainement se retire ; je viens pour vous en prévenir et vous demander de me laisser conduire les cinquante hommes de l’avant-garde après eux, de manière que nous puissions avoir nouvelles, s’il est possible, de la route qu’ils vont prendre et si leur projet est de tenir dans la forêt. Ma course faite, je reviendrai ici sur la lisière vous rejoindre en peu d’heures. "
M. de Choiseul trouva ma proposition bonne. Je lui dis qu’il pouvoit se remettre en marche pour arriver au bois, ce qu’il exécuta, et moi, plus légèrement, je me portai à l’avant-garde et la fis marcher.
Nous arrivâmes au bois sans plus rien recevoir ni entendre en mousquetades ; je fis dans la forêt un quart de lieue, toujours aux écoutes à une petite distance. Arrivé, j’y laissai un officier et dix hommes, le prévenant que je me replierois sur lui. Après avoir fait environ quatre cents pas, je laissai là un caporal et un fusilier, et de quatre à quatre cents pas j’en faisois de même, laissant les moins lestes à la marche.
Je m’avançai jusqu’à une grande route qui, traversant cette forêt de Solling, partant de Göttingue, est du midi au couchant. Je ne fis rencontre que d’un berger, de vaches et de quelques mauvais chevaux du village de Neuhaus, dont [le berger] me dit que j’étois à demi-lieue en suivant la grande route sur laquelle j’étois. Il ne me restoit que dix hommes des cinquante avec lesquels j’étois entré dans la forêt, ayant laissé ce qui me manquoit pour jalonner mon retour, auquel je me décidai.
Je repliai tout mon monde, avec lequel j’arrivai à M. le comte de Choiseul ; il étoit alors neuf heures du matin ; il prit le parti de se retirer à Hoxter.
Nous passâmes le Weser au même lieu et comme nous l’avions passé la nuit précédente. Sur la rive gauche de cette rivière, nous trouvâmes les bateaux et autres matériaux nécessaires pour y établir un pont, et, au-dessous d’Hoxter, étoient arrivés les barques et pontons pour y construire un second pont. Pendant la nuit suivante, ils furent perfectionnés l’un et l’autre et, à neuf heures du matin du jour qui suivit cette nuit, l’on vit arriver une colonne d’artillerie qui se dirigea pour passer sur le pont des bateaux. L’artillerie étoit suivie des gros équipages ; une seconde colonne des menus équipages de toute l’armée fut dirigée pour passer le Weser sur le pont des pontons, et toute cette journée, la nuit et la matinée suivante, furent employées pour le passage de l’artillerie, gros et menus équipages, hôpital ambulant et caissons de vivres.
Le jour suivant, vers les huit heures du matin, parurent les tètes des colonnes de toute l’armée, celles d’infanterie se dirigeant vers les ponts et celles de cavalerie au-dessous du pont placé sous Hoxter, où étoit un gué assez bon, et chacune d’elles se hâta de passer de suite le Weser, tant sur le pont que la cavalerie au gué.
Vers les deux heures, parurent sur les hauteurs, en avant d’Hoxter, les troupes chargées ce jour-là l’arrière-garde de l’armée du maréchal, où elles firent halte environ une heure et demie ; pendant ce temps, l’armée étoit occupée à passer le Weser.
Pendant ce même temps, M. le prince Ferdinand faisoit ses dispositions pour faire attaquer cette arrière-garde par les troupes les plus avancées de son armée, qui suivoit celle du maréchal duc de Broglie, lequel observoit avec attention les mouvements de ce prince et, prévoyant qu’il seroit dans peu d’instants attaqué, ordonna la retraite à toutes les troupes qui faisoient partie de son arrière-garde et dont le mouvement, à cause des hauteurs, ne pouvoit être découvert de l’œil vigilant du prince Ferdinand, n’ayant, sur les sommités des hauteurs, que des grenadiers qui y faisoient ferme et dont la contenance en imposoit, ce qui occasionna, de la part des ennemis, des précautions et une marche mesurée, qui, retardant leur attaque, donna tout le loisir à la plus grande partie de l’arrière-garde de passer le Weser, et la ligne légère que les grenadiers de l’armée formoient sur la sommité des hauteurs eut ordre de se retirer du moment que les ennemis marcheroient en force sur eux, ce qui fut exécuté dans le meilleur ordre, de manière que, lorsque les premiers des ennemis arrivèrent sur les sommités abandonnées, nos troupes étoient au moment d’arriver à la plaine, de joindre en peu d’instants les ponts et de passer le Weser à leur tour.
Les ennemis, arrivés la crête des hauteurs, tiraillèrent quelques coups de fusil, mais si hors de portée, qu’ils furent sans le moindre effet autre que celui d’accélérer, de la part des ennemis, et presser l’arrivée d’environ vingt pièces de canon, dont successivement le feu fut dirigé sur les deux ponts. Quatre pièces de canon de quatre livres de balles, qui avoient été données à M. de Gelb, qui nous commandoit à Hoxter, et placées dans un des angles du chemin couvert, furent la seule artillerie, pendant une heure, qui répondit à celle des ennemis, quoique le maréchal de Broglie eût ordonné que douze pièces de douze livres de halles fussent placées sur le bord du Weser afin de protéger les dernières troupes à le passer.
Ces douze pièces placées, elles commencèrent leur feu et, comme leur calibre étoit bien plus fort que celles des ennemis et qu’elles étoient servies avec la plus grande vivacité et une intelligence supérieure, elles éteignirent absolument le feu des ennemis et les empêchèrent de descendre dans la plaine, ce qui facilita, le soir même, à replier les deux ponts, et toute l’armée, et tout ce qui lui appartenoit sur la rive droite du Weser, à l’exception des 2.000 hommes d’infanterie aux ordres de M. de Gelb, qui tenoit Hoxter du côté de la rive gauche du fleuve.
L’armée prit son camp sur deux lignes, la droite dépassant Corwey et la gauche à Furstenberg, et tout y fut tranquille et paisible.
Il en étoit de même à Hoxter, où étoit M. de Gelb avec les 2.000 hommes à ses ordres, où il passa trois jours et trois nuits, toujours dans l’attente d’y être attaqué.
Les ennemis continuant des préparatifs en fascines et la place très mauvaise pouvant aisément être emportée de vive force, n’ayant pour défense qu’un mauvais retranchement qui en faisoit la circonvallation et très aisé à emporter, pour retraite un seul bateau servant de bac à cette ville et que vingt personnes remplissoient, nous fûmes donc trois jours et trois nuits à cette palissade. Pendant la nuit, nous tenions toutes les troupes debout, les armes du premier rang sur le parapet du retranchement et les autres rangs reposés sur leurs armes ; défense à qui que ce fût de s’asseoir, et tout veilloit ; le jour, on laissoit dormir les officiers et soldats une première partie, et puis la seconde.
Pour la quatrième nuit, M. de Gelb reçut, pendant le jour, l’ordre de commencer sa retraite, la nuit close, ce qu’il exécuta [20 août] en abandonnant le chemin couvert, et mettant tout à ses ordres dans la ville, et commençant par vingt à leur faire passer le Weser ; ce passage demanda beaucoup de temps et il étoit neuf heures du matin lorsque les derniers l’évacuèrent.
Tout rendu de l’autre côté de la rivière, M. de Gelb nous ordonna de joindre chacun notre corps et y conduire les troupes à nos ordres, ce qui fut exécuté.
Le lendemain, l’armée marcha et, traversant la forêt de Solling, elle se porta à Dassel, d’où elle repartit le lendemain pour Eimbeck, y établit son camp, sa droite appuyée à la rivière de Leine et son front couvert par la rivière de Ilme, sa gauche vers Holtenfen.
Le troisième jour de notre station à ce camp, je reçus ordre de M. le maréchal duc de Broglie de me porter à Moringen, ayant à mes ordres 300 hommes d’infanterie, un capitaine et 50 maîtres du corps des carabiniers et, de plus, devoient y être à mes ordres 400 hommes de milice qui y étoient campés. Je les établis, la majeure partie dans le château dudit Moringen, et le restant dans deux maisons très voisines dudit château, avec indication du maréchal duc de Broglie d’avoir continuellement des patrouilles, soit de nuit, soit de jour, vers la forêt de Solling, dans laquelle les ennemis s’étoient jetés assez en force pour incommoder la communication de l’armée à Göttingue et Cassel, de veiller donc, dans ma partie, avec le plus grand soin, à être instruit et éviter même de pouvoir être surpris à mon poste de Moringen, ce qui me détermina, pour le premier motif, à pousser mes patrouilles à Hienhagen, à Strolh, Faresen et Hardegsen ; pour le second, à mettre, dans le château de Moringen, des vivres pour plus de quinze jours et à l’arranger par de petits retranchements qui le mirent à l’abri d’une insulte vive, et qui seroit devenue trop coûteuse si les ennemis eussent entrepris de vouloir m’y forcer, et je m’y fis pourvoir de munitions de guerre, ce que M. le Maréchal m’octroya avec satisfaction.
Je restai dix jours dans cette position, au bout desquels les 400 hommes de milice me furent retirés, et le poste de Moringen devenant plus nécessiteux d’avoir des troupes à cheval, M. le comte de Toustain (11), avec son régiment, eut ordre de se rendre à Moringen, ce dont je fus instruit par M. de Guibert, major-général, qui me manda que je serois à ses ordres.
Ce régiment arrivé, M. le comte de Toustain, comme cela lui étoit ordonné, fit partir le lendemain les 50 maîtres du corps des carabiniers, qui furent le rejoindre, et il ne fut plus question que de l’établissement de son régiment et de la nécessité qu’il y avoit de le mettre à l’abri de toute insulte de la part des ennemis, toujours plus empressés d’entreprendre sur une troupe à cheval que sur une infanterie, où il n’y a que des coups de feu à gagner.
Je connoissois parfaitement ma position et je voyois possibilité d’établir ce régiment dans les écuries du château et celles des fermiers, séparées par un seul mur, en faisant sortir tous les chevaux et bêtes à cornes, ce qui fut exécuté. Nous les fîmes placer dans des maisons voisines et du bourg, de manière que plus de cinq cents chevaux, tant du régiment de Toustain que de ses officiers, furent placés tous à couvert des injures du temps, dont les nuits commençoient à être très froides, mais, par une belle nuit, tout ce qui étoit dans les écuries des fermiers pouvoit éprouver aisément une camisade et être enlevé si une force supérieure eût entrepris sur les cavaliers qui couchoient à portée des chevaux qui y étoient établis, dont le nombre alloit à près de quatre cents, ce à quoi il fallut pourvoir, et, en conséquence, je fis tracer un retranchement qui enveloppoit toute cette partie des fermes, que je fis palissader en forme de chemin couvert, où je ménageai quelques d’armes.
Le régiment de Toustain, les 300 hommes à mes ordres, les femmes, filles et enfants du bourg de Moringen y travaillèrent avec tant de zèle qu’en six jours mon retranchement fut à sa perfection. Je me donnai garde de ne prendre aucun des hommes pour ne pas contrarier M. le comte de Vaux, occupé, dans ce même moment, à pourvoir Göttingue de tous objets nécessaires pour une garnison nombreuse qui devoit y passer l’hiver, et ne fis par conséquent usage ni des hommes forts et robustes, ni des chevaux, ni des chariots de Moringen et villages circonvoisins, tous employés à l’objet important dont s’occupoit le comte de Vaux, ce qui me valut de sa part des compliments d’avoir su distinguer toute l’importance de sa besogne. M. le comte de Toustain ne ménagea pas les chevaux de son régiment pour me procurer les bois et fascines qui furent nécessaires à mon retranchement, et, quelques jours après sa perfection, M. le maréchal de Broglie, son frère le comte de Broglie et le baron de Bon, tous trois faisant une course vers Cassel à cause des différents mouvements que le prince Ferdinand avoit faits, portant des troupes vers cette partie, soit pour inquiéter M. le maréchal de Broglie, soit pour lui faire quitter sa position d’Eimbeck, le maréchal passant à Moringen, le comte de Toustain, pour me faire honneur et profit, engagea le maréchal à s’arrêter un moment pour venir donner un coup d’oeil à mes ouvrages, dont ce général fut très satisfait et m’en fit des compliments ; le comte de Broglie y joignit les siens, approuvant infiniment les moyens que j’avois pris pour ne pas déplaire à M. le comte de Vaux.
On ne peut être plus satisfait de la manière noble dont M. le comte de Toustain se conduisit dans cette circonstance à mon égard dans le compte qu’il rendit à M. le Maréchal de ma personne, comme je le fus de ses honnêtetés infinies pendant les six semaines que je fus à ses ordres audit Moringen, après lesquelles son régiment en partit et y fut remplacé par celui du régiment du Roi-cavalerie.
Je ne restai plus à Moringen que cinq jours du mois de novembre. La saison [étant] déjà rigoureuse, je reçus ordre de faire rentrer à leurs corps respectifs les 300 hommes d’infanterie à mes ordres, lorsque les régiments dont ils étoient passeroient le lendemain à Moringen, 6 de novembre (12), se portant à Neuhaus où l’armée resta jusqu’au 20 novembre, époque où il fut ordonné à chaque régiment de toutes armes de gagner les villes ou bourgs qui leur étoient destinés pour passer l’hiver.
Quant à moi, je reçus un ordre de M. le maréchal de Broglie pour me rendre de ma personne au château d’Arenstein, où je remplacerois l’officier qui y commandois et garderois à mes ordres 200 grenadiers royaux et 50 hommes du régiment de Courten Suisses et 30 hussards qui y tenoient garnison. L’officier qui y commandoit éprouva le désagrément d’en être relevé pour n’avoir pas su distinguer l’importance de l’approvisionnement de Göttingue [par le] désir dont il fut trop rempli pour fortifier le château qu’il occupoit, ce qui le fit tomber en contradiction avec M. le comte de Vaux pour la partie de Göttingue, et avec M. le comte de Caupenne (13), officier de l’état major à cette époque, chargé d’un autre objet important, qui étoit de faire réparer les chemins pour qu’au moment où l’armée recevroit l’ordre de prendre les quartiers, elle en profitât et surtout toute l’artillerie du Roi, qui par ce chemin devoit se rendre à Cassel.
La conduite indiscrète et peu clairvoyante de cet officier, qui n’avoit vu que son château, le fit errer ; de plus, il s’étoit ingéré à se faire payer en argent par les différentes communautés des bailliages dépendant du château d’Arenstein, à raison d’une somme qu’il avoit déterminée, en place des chariots qu’il leur ordonnoit et qu’ils ne pouvoient fournir. Tels furent les motifs qui lui firent perdre son poste, quelque bon usage qu’il eût fait de cet argent, qu’il distribuoit à son détachement à tant par jour pour chaque travailleur, grenadier ou Suisse, dont il me remit un état fort exact, de même que le restant de l’argent qu’il avoit en main, et, quelques jours après mon établissement à Arenstein, je fis exprès un voyage à Göttingue, où je fus trouver M. le comte de Vaux pour tâcher de justifier cet officier, remettant à M. le comte de Vaux l’argent qu’il m’avoit remis, lequel consistoit à 180 livres 18 sous, dont M. de Vaux me donna un reçu que je lui demandai pour l’envoyer à cet officier, afin de lui que prouver que j’avois été exact à cette remise et pouvoir lui mander plus particulièrement que j’avois employé tous les états qu’il m’avoit remis pour justifier sa conduite près M. le comte de Vaux quant à l’article de finance, ce à quoi je me portai avec d’autant plus d’empressement et désir de réussir, que cet officier étoit depuis longtemps de ma connoissance et que nos provinces rapprochées n’étoient séparées que par le fleuve du Rhône.
Le 8 décembre, je reçus un ordre de M. le duc de Broglie pour que j’eusse à me rendre à Göttingue et aller y commander un bataillon composé, comme tous ceux de cette garnison, de piquets de différents régiments qui étoient de son armée ; le nombre en étoit de six bataillons de 500 hommes chacun, six compagnies de grenadiers, 500 maîtres en piquets de cavalerie, 300 dragons, les volontaires de Hainaut, trois troupes de 120 volontaires d’infanterie chacune, aux ordres de trois capitaines. M. le comte de Vaux, lieutenant-général, commandoit dans cette place, comme il l’avoit fait l’hiver de 1760 à 1761.
Je me rendis à Gottingue le 9 et fis partir le détachement à mes ordres pour que les 200 grenadiers et les 50 Suisses eussent à rejoindre leurs corps. Le tout fut remplacé au château d’Arenstein par 100 volontaires [chasseurs] de Monet et y restèrent les 30 hussards que j’y commandois.
Arrivé à Göttingue, je présentai ma patente à M. le comte de Vaux, qui, le lendemain, me fit recevoir au bataillon que je devois y commander, comme il avoit fait recevoir précédemment les commandants de bataillon ou capitaines de grenadiers qui commandoient les cinq autres bataillons de cette garnison, car j’avois lieu de me féliciter d’être le seul capitaine ordinaire qui fût employé aussi distinctement, et mon amour-propre me portoit à mettre tout en oeuvre pour bien servir le Roi et prouver ma reconnoissance à M. le maréchal duc de Broglie en remplissant avec zèle tous mes devoirs et en faisant plus si les occasions m’en fournissoient les moyens. Ma reconnoissance étoit si juste pour le maréchal que, sans demande de ma part, je devois son bienfait au seul souvenir qu’il eût de moi et des comptes favorables à mon égard qui lui avoient été faits la campagne précédente, à cette dernière commandant les chasseurs de la brigade de Picardie.
A peine étois-je établi à Göttingue que j’y reçus une lettre de M. de Guibert, major-général, à laquelle étoit jointe une ordonnance de M. le maréchal duc de Broglie d’une somme de mille livres, pour en être payé à vue par le trésorier des troupes à Göttingue. Le traitement que je devois y recevoir pour chaque mois, comme commandant un bataillon, étant de cinq cents livres par mois et six places de fourrage, je me trouvois parfaitement récompensé de la dépense qu’avoit pu m’occasionner d’avoir été employé, pendant cette dernière campagne, soit à Saltzkotten, à Hoxter, à Moringen et au château d’Arenstein. La lettre de M. de Guibert étoit datée du 22 de décembre 1761.
Comme j’étois plus jeune, au moins de dix-huit ans, que le moins avancé en âge des cinq autres commandants de bataillon de la garnison de Göttingue, de mon avis je me dis : " Il ne faut pas parler de ma bonne fortune qu’autant que les autres commandants de bataillon me diront avoir reçu même gracieuseté de M. le Maréchal. " Comme personne d’eux n’en parla, je me doutai alors que j’étois le seul qui eût reçu cette gratification et, pour m’en éclaircir, environ un mois après, j’en parlai au trésorier des troupes pour savoir de lui s’il avoit payé même somme qu’à moi à quelqu’un d’eux. Sa réponse fut que j’étois le seul, ce qui augmenta ma reconnoissance et l’attache que je me sentois pour M. le maréchal duc de Broglie. Il étoit naturel que je fusse plein de l’une et de l’autre, puisqu’il étoit le premier mortel qui, sans le lui demander, me faisoit du bien et me mettoit à même d’acquérir de l’honneur et les grâces du Roi.
Tous ces motifs me firent sentir vivement la disgrâce où tomba M. le maréchal duc de Broglie, qui, pour ne pas compromettre la réputation de son frère le comte de Broglie, résista au Roi, à Mgr le Dauphin (qui aimoit beaucoup M. le Maréchal) et à la gloire persévérante de commander toutes les forces de l’empire des Lis, plutôt que de céder en abandonnant son frère. La Cour, piquée de sa résistance, le priva du commandement de l’Alsace, où il avoit succédé à son père, maréchal de France, et il fut déterminé dès lors que, pour la campagne de 1762, l’armée seroit confiée à MM. les maréchaux d’Estrées et de Soubise.
On ne hasarde pas de dire combien toute l’armée fut touchée de la disgrâce de M. le maréchal duc de Broglie et combien ceux qui lui étoient véritablement attachés en furent affligés. Chacun en porta le deuil dans son coeur et j’assure que toute l’armée prévit, par ce qu’elle craignoit, les événements fâcheux par lesquels s’ouvrit la campagne qui devoit suivre. Je dirai ci-après combien, en mon particulier, je fus chagrin de la disgrâce de M. le Maréchal...
Pendant l’hiver, il y eut quelques petits combats peu importants. M. de Geoffre de Chabrignac, capitaine de Champagne, fit une trentaine de prisonniers. Les dragons et les volontaires de Hainaut firent, sans ordres et sans officiers, une sortie au cours de laquelle M. Delard, lieutenant-colonel des volontaires de Hainaut, qui avait rejoint ses hommes, fut blessé mortellement.
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Note 01 : Jean-François Pelet, comte de Narbonne, né à Saint-Paul-Trois-Châteaux en 1725, lieutenant-général en 1784, grand-croix de Saint-Louis, mort en 1804.
Note 02 : Marie-Jean-François Daverton, né à Fontainebleau en 1729, lieutenant dans Picardie en 1746, capitaine en 1755.
Note 03 : Charles-Benoît, comte de Guibert, né a Montauban en en 1715, mort en 1786, lieutenant-général et gouverneur des Invalides.
Note 04 : N., baron de Closen, lieutenant-colonel du régiment de Saint-Germain en 1747, colonel du régiment Royal-Deux-Ponts en 1757, maréchal de camp en 1761, commandeur de Saint-Louis en 1763, mort en 1764.
Note 05 : Marc-Joseph Baudet La Fenestre, né à Fontenay-le-Comte en 1714, cadet en 1733, lieutenant en 1735, capitaine en 1743.
Note 06 : Louis-Ferdinand-Joseph de Croy, duc d’Havré, prince du Saint-Empire, né en 1713, maréchal de camp en 1745, lieutenant-général en 1748.
Note 07 : Joseph-Dominique de Moreton, marquis de Chabrillan, maréchal de camp en 1784.
Note 08 : Nicolas, baron de Luckner, né à Kampen en Bavière en 1722, servit en Prusse et passa au service de France en 1763, maréchal de France en 1791, mort à Paris sur l’échafaud la même année.
Note 09 : Les manoeuvres du prince Ferdinand sont remarquablement décrites, quoique l’auteur ne fût pas présent au combat. L’appréciation des mouvements des maréchaux français est moins exacte et laisse percer l’intention de faire porter sur Soubise seul la responsabilité de l’échec. L’attaque simultanée avait été fixée au 16 juillet, à une heure déterminée. Broglie ne devait faire, le 15, qu’une reconnaissance : entraîné par son ardeur, il poussa à fond. Soubise, s’en tenant à la lettre des conventions, n’avança pas son attaque et la remit au lendemain ; elle fut très brillante, mais tardive, et échoua devant les forces que Ferdinand avait eu le temps de ramener sur sa droite, après avoir repoussé Broglie sur sa gauche.
Note 10 : Renaud-César-Louis de Choiseul, fils du duc de Praslin, né en 1735, maréchal de camp en 1770, mort en 1791.
Note 11 : Rémy-Charles, comte de Toustain de Viray, maréchal de camp en 1770, lieutenant-général en 1784.
Note 12 : Ou le 11 novembre d’après Pajol, op. cit., V, 224.
Note 13 : Louis-Henri, marquis de Caupenne, né en 1741, maréchal de camp en 1781.
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