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CAMPAGNE DE 1759
Par la position des quartiers d’hiver de l’armée des alliés, l’emplacement de leurs troupes, l’impossibilité de ne rien pouvoir entreprendre .sur l’armée du maréchal de Contades (arrivé à ce grade suprême depuis peu et pour récompense de ses services de la campagne précédente, qui, sans rien hasarder ni compromettre des troupes du Roi, avoit de marche en marche conduit et suivi le prince Ferdinand, l’avoit forcé de repasser le Rhin pour courir au secours de l’armée hessoise battue par le duc de Broglie avec l’avant-garde seulement du prince de Soubise qu’il commandoit ; [Sandershausen, 23 juillet 1758]), il étoit de toute nécessité [pour le prince Ferdinand] d’abandonner la rive droite du Rhin, où il se promettoit des conquêtes, pour aller défendre ses pays.
Le duc de Broglie, prévoyant avec raison que l’armée qui lui étoit confiée, ayant ses quartiers derrière le Main et un cordon de troupes légères seulement en avant, seroit le point susceptible d’être insulté si l’armée du prince Ferdinand vouloit entreprendre une campagne d’hiver (comme il l’avoit exécuter de 1757 à 1758), mit donc tout en usage pour se mettre à l’abri de toute insulte et d’être surpris, si l’orage se formoit, ne pouvant être dirigé que vers lui. Il profita des leçons du feu maréchal son père, auquel on donnoit le talent supérieur de pouvoir rassembler promptement ses quartiers au rendez-vous indiqué et avoir en peu de temps son armée formée, et joignit aux talents de son père les siens et toute l’activité d’un général de son âge à l’expérience d’un vieux guerrier.
A peine les régiments étoient-ils arrivés dans les différents quartiers où ils devoient passer l’hiver, que le duc de Broglie avoit dressé l’ordre de marche pour chacun d’eux, de quelque espèce d’arme qu’il fût, le temps de leur départ et de leur arrivée au rendez-vous qu’il se proposoit (calculé sur les heures ou les jours nécessaires pour que chacun pût s’y rendre sans embarras dans sa marche et trouver sur son chemin les vivres nécessaires tant pour les hommes que pour les chevaux).
Ces ordres furent donc dressés pour tout ce qui avoit rapport au rassemblement de son armée ; il ne leur manquoit que la date et d’être signés. Pour tout ensemble, deux fois vingt-quatre heures lui suffisoient pour que chacun se portât au rendez-vous. Il avoit dressé son ordre de bataille sur le terrain où il vouloit combattre. Le tableau qu’il en avoit dressé régiment par régiment devoit mettre à même celui qu’il chargeroit de cette exécution, l’occasion venant, de le remplacer sans difficulté et sans la moindre confusion.
Il avoit donc tout préparé et disposé dans le secret, calculant la force de son armée de 30.000 à 35.000 hommes ; le champ de bataille qu’il s’étoit fixé répondoit à ce nombre. Cependant, pour ne rien négliger, les forces de l’ennemi qui marcheroit à lui pouvant être très supérieures, il avoit demandé au Roi d’être autorisé à pouvoir donner l’ordre à douze bataillons de l’armée du maréchal de Contades de venir le joindre si le cas le requéroit et, pour cela, il avoit décidé qu’il les tireroit de la garnison de Cologne, aux ordres de M. de Saint-Germain, sur le talent duquel il établissoit beaucoup pour ce renfort. Le Roi adhérant à la justesse de sa prévoyance, il fut ordonné à M. de Saint-Germain d’obéir, avec douze bataillons de l’armée du maréchal de Contades, en tout ce que M. le duc de Broglie lui commanderoit.
Tout prévu, il ne resta plus au duc de Broglie que de chercher avec la plus grande attention à être instruit de tout ce qui se passoit à l’armée des ennemis, ce qui rencontroit bien des difficultés dans un pays où tout étoit pour eux. Le prince Ferdinand, tant de loin que dans le silence, disposoit ses mouvements (qui ne devoient éclore qu’en avril, temps de la foire de Francfort), dont la réussite, qu’il espéroit, le rendant maître de cette ville plus opulente à cette époque que dans toute autre, il se promettoit, avec motif de grande vérité, d’en tirer des subsistances qui l’eussent bien payé et dédommagé de sa venue.
Mais le duc de Broglie, aussi discret et prévoyant que lui, fut prévenu à temps de sa marche, qui s’effectua en effet en avril et pendant le temps de la foire de Francfort. Tous ses ordres furent mandés, le premier à M. de Saint-Germain, comme étant le plus éloigné, et le rendez-vous indiqué dans ledit ordre étoit à Bergen, situé à demi-lieue en avant de Francfort.
Je dois dire ici que le duc de Broglie avoit poussé sa prévoyance si loin, qu’au cas où il eût été malheureux à Bergen, il s’étoit choisi, à mi-chemin de ce bourg à Francfort, un second champ de bataille, dont la position étoit tout aussi bonne que celle de Bergen, et que son projet étoit d’y arrêter et rallier ses troupes pour y attendre une seconde bataille, et que, dans la supposition de continuité d’infortune, il se seroit retiré à Francfort, qu’il eût défendu avec tous ses débris.
Il faut noter qu’après minuit, le jour de la bataille de Bergen [13 avril], il arriva au rendez-vous indiqué trois régiments, dernières des troupes aux ordres du duc de Broglie. Le jour précédent et pendant la nuit, à mesure que les différents régiments d’infanterie arrivoient, M. de Gelb, dont j’ai déjà parlé, brigadier à cette époque, les plaçoit suivant l’ordre de bataille qu’il avoit reçu du duc de Broglie, dans les ligne et terrain qu’ils devoient remplir. D’autres officiers de l’état major étoient chargés de ceux de cavalerie, dragons ou hussards. M. le chevalier de Lanoue de Vair instruisoit à chaque instant M. de Broglie de la marche rapide de l’armée du prince Ferdinand ; il le joignit à cinq heures du soir, veille de la bataille, au lieu du rassemblement, poussé par une multitude de troupes légères, et lui ayant seulement à ses ordres 400 hommes du moment de sa dernière reddition de compte, car de poste en poste il avoit parcouru toute la vallée de la Quinche, disputant autant qu’il lui étoit possible le terrain et instruisant son général de tout ce qu’il savoit.
Au point du jour, les troupes légères des ennemis parurent sur les hauteurs en avant de Bergen et l’escarmouche s’établit entre elles et les nôtres. N’ayant pas été présent à cette bataille, je me contenterai de dire que l’on s’y battit de part et d’autre avec beaucoup d’opiniâtreté, que les ennemis repoussés avec pertes très considérables de toutes les attaques qu’ils tentèrent et lassés, le prince Ferdinand ordonna la retraite, qui se fit avec beaucoup de désordre, jusqu’à la sommité des hauteurs où ils avoient d’abord paru en bataille et d’où ils étoient partis pour venir attaquer l’armée françoise. Ils se reformèrent sur les hauteurs, le feu du canon de notre part et de la leur se continuant ; au bout de quelque temps, ils retirèrent leur artillerie et après commencèrent leur retraite. Le duc de Broglie, instruit que leurs forces étoient de plus de 40.000 hommes, les siennes étant à peine de 30.000, ne les fit suivre que par les troupes légères, qui ne leur apportèrent pas grand dommage. Il cantonna ses troupes et, bien assuré que les ennemis en avoient leur compte, il fit partir tous les régiments pour que chacun eût à retourner dans son quartier.
M. de Saint-Germain, parti de Cologne avec douze bataillons pour se joindre au duc de Broglie, n’arriva de sa personne à Bergen qu’après la retraite des ennemis, ayant même laissé ses troupes à quatre lieues du champ de bataille. Si la jalousie dont son coeur étoit susceptible eût pu honnêtement se manifester, elle eût paru pour tous les yeux. Ces deux généraux se firent des compliments, mais la sincérité paroissoit seule du coté du vainqueur, qui jouissoit seul et purement de sa victoire, qu’il ne devoit qu’à la justesse de sa prévoyance… Dans le silence il avoit tout préparé, tout disposé, et tout reconnu ; aussi, pour fruit de ses travaux divers, la victoire couronnoit son front de nouveaux lauriers, d’autant plus précieux qu’ils furent peu arrosés du sang françois, mais trempés abondamment dans celui des ennemis, dont la perte fut de plus de 7.000 hommes, et la nôtre de 1.400 à 1500 tués ou blessés (1).
M. de Saint-Germain, avec sa division de douze bataillons, retourna à Cologne, et j’ai recueilli dans le temps, par une infinité d’officiers du régiment de Champagne qui en faisoient partie, que des journées que cette division avoit eu à faire pour se joindre au due de Broglie, la plus forte avoit été de trois lieues et que, si elle eût marché comme elle le devoit, elle fût arrivée et de reste le jour de la bataille. Cette lenteur se trouva prouvée encore par la marche lente que M. de Saint-Germain mit pour se rendre à Corbach, comme il en sera parlé ci-après, car tous ces motifs réunis formèrent l’orage qui disgracia M. de Saint-Germain...
Après cet heureux événement, que le prince Ferdinand avoit pensé devoir être tout autre, l’armée resta paisible jusqu’au mois de mai, qu’elle commença à se mettre en mouvement. Celle aux ordres du maréchal de Contades passa le Rhin à Wesel, se porta jusqu’à Hanes (2), où elle resta un si long nombre de jours sans se mouvoir que ce fut alors que la capitale, toujours sage dans ses observations, ajouta au nom de maréchal de Contades : baron de Hanes, ce qui se confirma à l’armée.
Celle aux ordres du duc de Broglie s’assembla en avant de Francfort, marcha en Hesse, arriva à Cassel, que les ennemis abandonnèrent et, environ à une lieue et demie, se choisirent une position à pouvoir attendre et combattre le duc de Broglie, dont toutes les forces réunies pouvoient être de 20.000 hommes. Le surplus des troupes à ses ordres pendant l’hiver et après la bataille de Bergen avoit joint l’armée de Contades pour la rendre d’égalité et même supérieure à celle du prince Ferdinand.
Le duc de Broglie dépasse Cassel avec sa petite armée, reconnoît le plus exactement possible les positions et contenance de l’armée ennemie, forte de 17.000 à 18.000 hommes, et quelque avantageux que soit le camp qu’ils occupent, le vainqueur de Bergen voit le moyen de vaincre, fait toutes ses dispositions, attaque, force ce camp, dont la droite au Weser et la gauche à des bois (ce qui rendoit ces deux appuis inattaquables), il pénètre par le centre, les bat après un combat opiniâtre, et ce n’est que par des mouvements bien exécutés et le courage des troupes animées par sa présence qu’il obtient la victoire. Les ennemis perdirent, en tués, blessés ou prisonniers, 2.500 hommes ; ils eussent pu perdre infiniment davantage si les bois n’avoient favorisé leur retraite, de manière à ne pouvoir être suivis, et, abandonnant absolument le pays de Cassel, ils se retirèrent vers Minden et de là à Brémen. Le prince Ferdinand nous abandonna la plus grande partie de la Westphalie et le cours du Weser jusqu’à cinq lieues au-dessus de Minden, où il se fit joindre par les troupes battues à Sandershausen par le duc de Broglie (3).
M. le maréchal de Contades suivoit le prince Ferdinand, qui avoit laissé environ 2.000 hommes à Münster. Le maréchal de Contades, en passant, fit bloquer cette place, se fit joindre par le duc de Broglie et les troupes à ses ordres, laissa 15.000 hommes pour faire le siège de Münster et se porta à Minden, où il s’établit, sa droite à cette ville et sa gauche vers la gorge de Lubbecke. La position de son camp étoit bonne et le prince ne fût pas venu l’y chercher.
Le lendemain de notre position prise, le prince Ferdinand, instruit que le maréchal de Contades avoit laissé 15.000 hommes pour assiéger et prendre Münster, marcha et vint s’emparer d’une position aussi bonne que celle que nous tenions, sa gauche au Weser, sa droite à la même chaîne de montagnes, presque toutes boisées, où appuyoit notre gauche. Les deux armées se trouvèrent à la distance d’une petite lieue.
Que le maréchal de Contades eût bien fait de suivre son pressentiment et celui de toute l’armée, qui s’attendoit à batailler dans vingt-quatre heures ou quarante-huit heures au plus tard après la première apparition de l’armée ennemie ! Une plaine cultivée, avec une de ses parties en bruyères, présentoit un terrain propre à combattre. Les 15.000 hommes laissés à Münster donnoient des regrets au maréchal de Contades d’en être privé, et il fut constant à l’armée qu’il avoit l’ordre de la cour de Versailles de ne rien entreprendre, d’attendre la prise de Münster et que, les troupes qui y étoient occupées l’ayant joint, alors il pourroit attaquer les ennemis avec avantage, étant supérieur de 20-000 hommes. Obligé d’obéir, les ennemis mirent à profit environ trois semaines pour se retrancher...
Disons, pour ne plus y revenir, que la ville de Münster fut prise et capitula le 30 de juillet (4). Le maréchal de Contades avoit justement prévu qu’à cette époque sa position à Minden ne seroit plus tenable, y manquant de fourrage pour son armée...
Il rendit compte à la Cour de la position où il prévoyoit qu’il se trouveroit. Le maréchal de Belle-Isle (5), qui, de Versailles, vouloit diriger les opérations de cette armée à plus de cent cinquante lieues de lui, avoit indiqué au maréchal de Contades la position qu’il tenoit à Minden, où il devoit attendre la prise de Münster, ce qui avoit déterminé ce maréchal à déduire ce qu’il prévoyoit devoir bientôt le forcer à quelque marche rétrograde. La réponse que fit la Cour fut d’attaquer le prince Ferdinand et de livrer bataille (6).
Le maréchal de Contades qui, s’il n’eût eu les mains liées, auroit attaqué à la première apparition le prince Ferdinand, au lendemain [du jour où il prit] la position qu’il occupoit depuis trois semaines, que ce délai lui avoit donné tout loisir de rendre formidable, vit à regret l’ordre qu’il recevoit, ce qui le détermina, dans une circonstance si critique, à ne rien prendre sur lui que de l’avis unanime de tous les officiers généraux de son armée. En conséquence il manda que le lendemain matin ils eussent à se trouver chez lui à l’heure donnée, sans manque d’un seul, ce qui fut exécuté comme il en avoit été ordonné, dès neuf heures du matin. Le quartier général et l’armée peu après furent instruits qu’il y avoit chez M. le maréchal de Contades grand conseil de guerre, ce qui avoit attiré à Minden tous les curieux de l’armée désireux d’être instruits de ce qui pouvoit l’occasionner et de chercher à pénétrer ce qui pouvoit s’y résoudre. Ces affamés de nouvelles ne furent pas longtemps dans l’attente, comme il sera dit ci-après.
Le conseil de guerre assemblé, le maréchal de Contades, après une courte harangue, exposa la position du prince Ferdinand à son début du camp qu’il tenoit, l’envie qu’il auroit eue de l’attaquer alors et l’impossibilité de céder à ce désir par les ordres positifs qu’il avoit reçus de ne rien entreprendre que le siège de Münster n’eût procuré au Roi la prise de cette ville et la jonction des troupes de son armée qui y étoient occupées. [Le maréchal ajouta] qu’il prévoyoit que les préparatifs de ce siège, ou le temps nécessaire pour le mettre à sa fin et à ses troupes pour le joindre, seroient d’un terme trop long pour que, dans la position qu’il occupoit, il pût trouver les fourrages nécessaires à la subsistance des chevaux de son armée, et que, lorsqu’à quatre lieues de lui tout seroit consommé, il ne voyoit d’autre parti à prendre que de se reculer à une ou deux marches, étant trop dangereux d’aller chercher du fourrage à quatre lieues de lui, n’étant distant que d’une de son ennemi ; que même les ennemis faisoient couler de fréquents détachements sur les derrières de la chaîne de montagnes où ils appuyoient leur droite, comme l’armée du Roi sa gauche, que l’armée françoise était donc obligée d’y en avoir aussi pour la sûreté de sa communication à ses derrières. (Il sera parlé d’un [de ces détachements] eût fait bruit s’il n’eût été absorbé par l’événement du lendemain du conseil de guerre dont l’on n’étoit point instruit, au moment de la tenue du conseil.) [Le maréchal de Contades] ajoutoit encore aux réflexions dont il avoit fait part à la cour de Versailles celles connues de tous : comme quoi le prince Ferdinand avoit, par des redoutes, retranchements et autres moyens de défense, rendu son camp infiniment fort et respectable, ayant eu trois semaines à s’en occuper ; que, sur l’ordre positif qu’il avoit reçu du Roi d’attaquer et qu’il produisit, ne voulant pas prendre sur lui seul l’exécution de cet ordre dont les suites pouvoient être dangereuses et de la plus grande conséquence, il les avoit assemblés pour avoir leur avis unanime, si l’on devoit se compromettre à le suivre, ou à tout autre parti comme de quitter Minden par une ou deux marches rétrogrades qui nous rapprocheroient des troupes occupées au siège de Münster, qui étoit au moment d’être pris ; qu’ainsi il les prioit de discuter les raisons pour se conformer ou se refuser à l’ordre qu’il recevoit.
Cet objet longtemps débattu, les avis furent partagés à peu près. Ceux qui tenoient pour la bataille réunirent ceux qui en étoient éloignés, et il passa ensuite pour certain que les vues et intérêts particuliers décidèrent de cette malheureuse journée. Tout pour l’attaque fut aplani ; la certitude de la victoire fut si bien démontrée que M. le maréchal de Contades se livra avec trop de confiance à cet espoir : le poison de la persuasion s’empara malheureusement de ce brave et honnête homme, qui n’avoit pas le talent qui désigne le général, mais bien un coeur honnête à qui le soupçon ne vint pas qu’on pouvoit lui tendre quelque piège pour, par la perte de la bataille, le faire renvoyer et le remplacer au généralat. Cette idée ne pouvoit le frapper, vu qu’il étoit question du service du Roi et de l’honneur de ses armes, deux moyens qui lui faisoient regarder comme impossible qu’il existât un François qui, par une opinion feinte, cachât la vérité de ce qu’il pensoit. La bataille résolue, M. le Maréchal sépara le conseil de guerre, pour s’occuper avec quelques-uns d’eux de l’ordre de la marche et de celui de bataille qui avoit été déterminée pour le lendemain.
Chose étrange, MM. les officiers généraux sortant de ce conseil de guerre, traversant cette affluence de curieux que le conseil y avoit attirés et y rencontrant nombre d’officiers, soit de leur connoissance ou des régiments à leurs ordres, ne mirent nulle circonspection à leur dire : " Allez aiguiser vos couteaux ; demain matin bataille, si le prince Ferdinand nous attend. "
Dans l’instant, Minden, ville ennemie où étoit le quartier général, retentit de la nouvelle de la bataille lendemain et cette certitude se communiqua au camp avec une rapidité étonnante, ce qui paroissoit si étonnant aux officiers réfléchis qu’ils se disoient : " C’est certainement une feinte, car étant à une lieue des ennemis, ils ne peuvent manquer d’être instruits dans une heure de temps de cette résolution, communiquée à tous les habitants d’une de leurs villes, dont une infinité ne peuvent manquer de leur porter cette nouvelle. Ils peuvent d’ailleurs être instruits par leurs espions ordinaires et même par quelques déserteurs françois ou allemands à notre service. " Il est sans exemple que jamais un général ait annoncé vingt-quatre heures à l’avance qu’il alloit attaquer un ennemi qui n’est qu’à une lieue de lui. L’on fera les réflexions que l’on voudra, mais les choses furent ainsi.
La journée se passa dans le camp à nettoyer et disposer les armes pour l’usage du lendemain.
L’ordre fut donné de bonne heure dans l’après-midi, où il fut dit que la retraite serviroit de générale ; que les équipages seroient disposés pour être chargés au point du jour, pour se rendre de suite au rendez-vous qui leur étoit indiqué ; que les soldats, pour être plus lestes et moins embarrassés, amoncelleroient leurs sacs, chaque bataillon en formant un tas au centre du terrain de son camp, pour après pouvoir mieux les reconnoître ; que l’armée marcheroit sur différentes colonnes, dont la composition de chacune d’elles seroit donnée aux officiers généraux qui devoient les conduire et les commander, comme il leur seroit également remis à chacun d’eux un ordre général de la disposition des troupes dans celui de bataille ; qu’à minuit l’armée se mettroit en marche ; qu’à chaque colonne il y auroit des officiers de l’état major de l’armée pour les conduire, de manière qu’au petit point du jour l’armée fût en mesure de commencer l’attaque.
L’officier général destiné à conduire et commander la première colonne de l’armée du maréchal de Contades étoit M. le chevalier de Nicolay (7), lieutenant-général, mort maréchal de France ; on verra tout à l’heure pourquoi je dis de l’armée du maréchal. Cet officier général nous arriva à onze heures. Il faisoit alors une petite pluie, mais le temps fort élevé nous annonçoit qu’elle ne seroit pas de durée, que ce n’étoient que les vapeurs du jour qui tomboient pendant la nuit, comme il arrive souvent à la saison où nous étions (du 31 juillet au 1er août). M. de Bréhant, notre colonel, ordonna à MM. les officiers de son régiment de s’occuper de faire couvrir avec soin les armes. Cet ordre fut exécuté. Tout le camp étoit détendu au régiment, à l’exception d’une seule tente de ce chef, où il reçut le général de Nicolay, dans laquelle il se glissa, à cause de la pluie, autant d’officiers qu’elle pouvoit en contenir, tous debout, excepté le général et M. de Bréhant, assis sur deux ballots d’équipages. Là, à la lueur d’une seule bougie, M. de Nicolay, après un moment de conversation générale, nous dit : " Messieurs, il faut que je vous donne connoissance de l’ordre de bataille dont chaque commandant et conducteur de colonne est pourvu. "
Cet ordre, transcrit sur grand papier, contenoit deux pages et demie ; il y étoit premièrement dit qu’à huit heures du soir la division du duc de Broglie, campée à la rive droite du Weser, le passeroit sur. le pont de bateaux établi au-dessus de Minden (cette division étoit de vingt-quatre bataillons et trente escadrons) ; que, débouchant du pont, elle continueroit sa marche jusqu’au lieu qui lui étoit indiqué ; que la brigade des grenadiers de France, avec elle une brigade de grenadiers royaux, qui étoient campées en avant de Minden, couvrant ce quartier général, marcheroient et seroient aux ordres du duc de Broglie, ainsi que deux brigades de cavalerie campées à leur gauche ; que cette division devoit commencer l’attaque de la gauche des ennemis appuyée au Weser, suivant les dispositions convenues avec ledit duc, dont la cavalerie devoit être placée en bataille à la gauche de son infanterie ; que la colonne aux ordres de M. de Nicolay, sa droite se développant en bataille, appuyeroit à la gauche de la cavalerie aux ordres du duc de Broglie ; que les autres colonnes ainsi successivement seroient formées sur deux lignes, en désignant les différents régiments qui devoient y être employés.
Entre minuit et une heure, la colonne de droite de l’armée de Contades se mit en marche (la division aux ordres du duc de Broglie lui avoit fait donner cette dénomination), malgré la petite pluie et les difficultés du chemin, où l’on rencontroit par intervalle des ravins qu’il falloit rendre praticables pour l’artillerie attachée à cette colonne, qui consistoit en dix pièces de douze livres de balles et dix de huit, non compris celles des régiments. Cette colonne arriva à des maisons nommées Maisons rouges ; en avant d’elles, elle se forma en bataille, descendit dans cet ordre dans la plaine, où elle s’avança environ six cents pas, et fit halte. Une demi-heure après, parut la division du duc de Broglie, dont la gauche vint appuyer à la droite de cette première troupe. Une demi-heure encore après, arriva la seconde colonne de l’armée du maréchal, qui prit poste dans la ligne, appuyant sa droite à la gauche de la première en bataille. Ainsi toutes les colonnes successivement se formèrent jusqu’à la gauche de la position que devoit tenir l’armée. La colonne du centre étoit toute cavalerie et se mit en bataille, occupant par son front la plaine cultivée et les bruyères qu’elle présentoit ; la seconde ligne s’étoit formée à l’instar de la première, avec la différence à y observer que la distance de la première ligne à la seconde étoit d’environ huit cents pas, éloignement qu’on trouvoit bien considérable, n’étant pas d’usage de prendre une distance aussi grande.
Lorsque l’armée me parut être toute arrivée et en mesure de s’entr’aider, il étoit six heures du matin, et l’attaque que le duc de Broglie devoit exécuter sur la gauche des ennemis eût dû être déjà commencée ; mais ce duc, prêt à l’exécuter, avant de s’y déterminer s’étoit porté seul de sa personne près du front de cette gauche, qu’on ne pouvoit tourner, [puisqu’elle étoit] appuyée au Weser, pour la reconnoître. Il la jugea formidable et inattaquable par les redoutes et les retranchements qui la couvroient, la nombreuse artillerie qui y étoit établie et la fourmilière des troupes destinées à la défendre, ce qui lui fit vouloir, avant de commencer, une conversation avec le maréchal de Contades, qu’il fut trouvé où il étoit, placé au centre de l’armée, et il courut pour le joindre.
Profitons de ce temps pour voir comment le prince Ferdinand fut instruit que l’armée françoise marchoit pour l’attaquer. Quelle qu’eût été la publicité de la marche, par le soin même de la tenue du conseil de guerre, pour aller l’attaquer, il ne lui en parvint pas la moindre nouvelle pendant la durée du jour et partie de la nuit. Ce prince, qui étoit général, pouvoit-il en effet supposer que le maréchal de Contades, s’il eût dû l’attaquer, ne devoit le faire dès le moment de son arrivée dans la position qu’il tenoit, où il n’avoit que le terrain tel que la nature le lui avoit présenté, et que trois semaines après s’être occupé de le rendre inattaquable, ce seroit précisément alors que le maréchal de Contades viendroit l’y assaillir ? Ce système, trop éloigné de tout manoeuvre de guerre, ne put ni ne dut lui venir à l’idée. Si le maréchal eût reçu les 15.000 hommes qui faisoient le siège de Münster, sans doute alors le général ennemi eût vu quelque possibilité à la démarche de M. de Contades et il se fût tenu sur ses gardes ; mais, comme cette place tenoit encore, il étoit dans une parfaite sécurité, lorsqu’à deux heures et demie il fut éveillé et qu’on lui présenta deux déserteurs françois (8), qui l’assurèrent de la marche de l’armée du Roi, qui venoit l’attaquer. Il tira d’eux tout ce qu’il put, les mit sous sûre garde, donna ses ordres pour que son armée se disposât à la bataille qu’on venoit lui présenter.
Toutes ses précautions premières étoient prises et les troupes n’eurent qu’à se porter aux postes qui leur étoient destinés, ce qu’elles exécutèrent avec célérité, et la meilleure preuve que j’en puisse donner, c’est que le premier coup de canon qui fut tiré le fut de leur part ; il étoit alors six heures et demie. Insensiblement la canonnade devint des plus vives à la gauche des ennemis et à la division du duc de Broglie. Comme de la droite de l’armée de Contades nous prenions en écharpe cette gauche, M. de Nicolay fit placer sur un petit mamelon qui étoit devant la brigade de Picardie les dix pièces de canon de douze, et elles firent un feu très vif sur cette gauche. Les dix de huit faisoient feu devant elles sur les troupes qui nous étoient en face.
Cette canonnade alloit avec furie de part et d’autre, lorsque passèrent derrière notre ligne le maréchal de Contades, le duc de Broglie et cinq ou six autres officiers généraux. Le maréchal se rendoit à la division de Broglie pour examiner avec lui le danger déterminé qu’il y avoit d’attaquer leur gauche, vu la bonne construction des redoutes, retranchements et autres difficultés, le nombre de troupes et de l’artillerie qui y étoient. Le maréchal, convaincu par ses yeux du rapport que lui avoit fait le duc de Broglie, ne prit nulle sorte de parti et, regagnant au pas de son cheval le centre de son armée, d’où il étoit venu, passa pour la seconde fois derrière nous ; il devoit être très occupé puisque l’attaque que devoit commencer le duc de Broglie étoit réduite à néant. Au conseil de guerre on la lui avoit faite plus que praticable et, au moment de l’exécution, on la lui disoit impossible, en lui offrant d’obéir, mais qu’il eût à ordonner, ce qu’il ne voulut faire. Un caractère plus ardent eût dit : " Le vin est tiré, il faut le boire ; vous m’avez tous démontrer la possibilité de vaincre, je me suis rendu à vos connoissances, à vos avis, à cette volonté déterminée que vous m’avez montrée ; il y a deux heures que votre attaque auroit dû être commencée " ; mais tranquillement, sans rien dire, le maréchal retourna au poste qu’il s’étoit choisi, où il trouva une canonnade vigoureuse établie de notre artillerie du centre sur les ennemis, qui y répondoient avec une artillerie moins nombreuse, ce qui nous donnoit dans cette partie de l’avantage.
Les ennemis firent alors mouvoir un gros corps de troupes qui se dirigea sur deux maisons situées en avant de leur ligne. Ce corps de troupes s’approchant, il fut aisé de distinguer que c’étoient neuf ou dix bataillons anglois ou hanovriens en colonne par bataillon. Notre artillerie y fut dirigée et y faisoit un mal prodigieux ; il n’y avoit qu’à la laisser aller et elle seule eût mis en pièce cette colonne, mais la vivacité de deux de nos généraux sut la rendre inutile : l’un fit avancer la ligne de notre infanterie ; l’autre, qui crut cette colonne suffisamment ébranlée la fit charger par quelques escadrons de cavalerie, achevant de masquer par ce mouvement l’effet de l’artillerie. Les ennemis, enchantés de s’en voir délivrés, les virent venir avec plaisir à la charge et les reçurent de même par un feu de canon et, les laissant venir à quinze ou vingt pas, par leur feu de mousqueterie. Ces escadrons furent renversés, quoiqu’il y eût parmi eux des braves, qui se jetèrent dans les intervalles de cette colonne, où les uns furent tués et les autres pris.
La bataille eût été gagnée dès cette première charge, si elle eût été faite par quinze ou vingt escadrons qui eussent embrassé cette colonne par sa tête et ses deux flancs ; mais que pouvoient huit escadrons ? Ils furent donc chassés, et ce premier succès ne fit que donner de l’audace et de la fermeté pour vaincre à cette colonne, qui, l’instant d’après, fut chargée par le corps des carabiniers. Ceux-ci s’en acquittèrent mollement, en essuyèrent le feu et se retirèrent. Deux autres brigades de cavalerie chargèrent à leur tour et, comme les précédentes, furent renvoyées. Le corps de la gendarmerie chargea aussi, mais ne fut pas plus heureux. Il résulta de ces différentes charges que plus de cinquante escadrons, pour avoir chargé par parcelles, comme il vient d’être dit, furent battus par ces dix bataillons d’infanterie en plaine rase. S’ils eussent chargé ensemble, ces dix bataillons eussent certainement été détruits.
Pendant ce temps, il se présenta des escadrons qui chargèrent la brigade de Touraine et celle de Rouergue, qui étoient l’une et l’autre dans l’ordre mince, au lieu d’être en bataille ; l’une tenant à la droite, l’autre à la gauche du centre, furent sabrées. Les ennemis s’avançant dans tout ce grand vide, la seconde ligne, comme je l’ai observé, étant très éloignée de la première, il n’y eut d’autre parti à prendre que celui de la retraite. Elle fut ordonnée.
Toute la division de M. le duc de Broglie se retira sur Minden ; la droite de l’armée se retira par le même chemin qu’elle étoit venue ; le centre par le même qu’il avoit tenu et la gauche également, et chacun rentra dans son camp, chose qui peut-être ne se seroit pas exécutée aussi tranquillement et avec autant d’ordre sans la conduite que tinrent trente escadrons anglois auxquels le prince Ferdinand avoit envoyé un de ses aides de camp pour qu’ils eussent à charger. Le général anglois qui les commandoit (9) demanda un ordre par écrit ; le prince Ferdinand le lui envoya : le temps qu’il fallut à cet aide de camp pour aller s’en pourvoir et le porter changea sans doute les circonstances, mais le général anglois refusa de charger malgré l’ordre par écrit, ce qui fut à l’armée françoise d’un grand soulagement (surtout s’il eût chargé au moment où la retraite fut ordonnée) et lui procura de se retirer fort tranquillement, les ennemis ne la suivant que de très loin et par un feu de canon. Arrivés à portée de Minden, l’artillerie qui y étoit placée éteignit bien vite ce feu et, ses boulets portant dans leurs troupes, elles reculèrent pour se couvrir de la hauteur où elles s’étoient d’abord montrées et discontinuèrent de tirer. Il en fut fait de même de la part des François.
Toute l’armée, rentrée dans son camp, ne pouvoit tenir vu le manque de fourrage, qui avoit engagé à donner cette bataille, si mal exécutée par toutes les fautes qui s’y firent. L’ayant donc perdue, il falloit par cette raison de plus songer d’en partir, et le plus tôt étoit ce qui convenoit aux circonstances. M. le maréchal de Contades se décida donc à donner l’ordre pour que les équipages du quartier général, suivis de tous ceux de l’armée, se missent en marche, prenant leurs directions de passer en laissant la rive gauche du Weser à gauche et la chaîne de montagnes à leur droite, chemin qu’ils avoient déjà fait en arrivant à Minden, ce qui commença à s’exécuter.
Passons rapidement aux circonstances qui changèrent cet ordre une heure après.
Deux jours avant la bataille, pour protéger la communication de l’armée françoise avec ses derrières, sur l’indication qu’il avoit reçue que les ennemis avoient fait marcher un fort détachement pour y porter l’alarme ou l’interrompre, le maréchal de Contades, qui en ignoroit la force, fit partir M. le duc de Brissac, ayant à ses ordres 3.000 hommes ; il lui donna son instruction et ce détachement partit.
Le troisième jour de son absence, 31 de juillet, il fit rencontre [près de Göhlfeldl] du détachement des ennemis, fort de 5.000 hommes, aux ordres du prince héréditaire de Brunswick (10), qui, instruit du nombre des troupes aux ordres du duc de Brissac, le cherchoit pour le combattre avec avantage ; il en avoit déjà du nombre. Ce duc, qui ignoroit la force des ennemis, fit bravement ses dispositions pour se défendre et attaquer ; il effectua ce dernier [parti], les ennemis lui marquant de la timidité pour mieux l’engager. Les premières charges de ses troupes légères se firent avec avantage ; il fit des prisonniers et ce fut par eux que l’on fut instruit de la force des ennemis.
Au moment où l’infanterie de ce duc débouchoit pour traverser une petite plaine, les ennemis étoient dans des bois. S’il eût suivi sa pointe, c’est là où le Prince héréditaire et Luckner l’attendoient pour l’envelopper.
Instruit du dire des prisonniers, il fit faire halte à ses troupes. Les ennemis, craignant de manquer leur projet, vu que la station devenoit un peu longue, firent tirer du canon, auquel il fut répondu par celui de ce duc, qui, sur-le-champ, ordonna la retraite, et, au premier mouvement qu’il en fit, toutes les troupes du prince de Brunswick sortirent du bois et vinrent pour l’attaquer. Plusieurs piquets et quelques compagnies de grenadiers tinrent ferme assez de temps pour que la retraite se fit sans précipitation, quoique avec un peu de désordre. Ces piquets et grenadiers, assaillis vigoureusement, perdirent du monde, mais en firent perdre aux ennemis. Les troupes à cheval furent au-devant des premières qui venoient à elles, les culbutèrent par leurs charges, mais, au grand nombre qu’elles en virent qui venoient sur elles, elles gagnèrent très sagement au galop le bois où notre infanterie venoit d’arriver, sûres que là elles seroient protégées par son feu, ce qui fut et força les ennemis à s’éloigner, d’autant que six pièces de canon les y forcoient. Les ennemis firent avancer le leur et le reste du combat se passa en canonnade, où les ennemis n’eurent pas l’avantage, notre position pour cela étant plus heureuse que la leur.
M. le duc de Brissac pensa que les ennemis, plus nombreux que lui, pouvoient bien chercher à le tourner en se plaçant entre lui et l’armée, ce qui pourroit rendre sa retraite difficile ; en conséquence, il la commença, laissant aux ennemis le champ de bataille du petit combat qui venoit de se passer. Quant à la perte, elle fut égale de part et d’autre en tués et blessés. Les ennemis firent quelques prisonniers de cette infanterie qui avoit tenu ferme et protégé la retraite et soixante hommes, enveloppés et leur retraite coupée, furent faits prisonniers. Il n’y eut pas d’autre perte et ce détachement chercha à rejoindre l’armée, ce qu’il effectua le jour même de la perte de la bataille.
Le maréchal de Contades, instruit de cet événement et que le prince héréditaire de Brunswick seroit tout au moins sur son flanc s’il se retiroit par la gorge du Weser derrière Minden, où il avoit ordonné, une heure auparavant, que les équipages se dirigeassent (son premier projet étant que toute l’armée eût à les suivre), vit la nécessité de changer bien promptement cet ordre ; il donna celui qu’on fût promptement les joindre, pour les faire revenir d’où ils étoient partis. Ceux qui furent chargés de l’exécution de cet ordre, qu’ils cherchèrent à remplir rapidement, ordonnèrent demi-tour à droite à tous ceux qu’ils rencontrèrent et, courant à toute bride, ils arrivèrent à ceux du quartier général qui en faisoient la tête, un peu mêlés avec d’autres de l’armée, qui, près des premiers, s’étoient mêlés avec eux. Les ennemis les attaquèrent à ce moment, en prirent quantité et les eussent tous pris si le maréchal n’eût donné ce contre-ordre et envoyé des troupes à cheval pour les défendre. La perte de ceux pris tomba sur les officiers généraux et quelques officiers particuliers.
Du temps que ceci s’exécutoit, l’armée, c’est-à-dire l’infanterie et devant elle les équipages, traversa Minden et le Weser sur son pont, la cavalerie à des gués et la division du duc de Broglie sur le pont qu’elle avoit sur le Weser et qu’elle replia, chargea sur les haquets et emmena. Ce fut de l’avis du duc de Broglie qu’il fut décidé que l’armée gagneroit la rive droite du Weser, pour, le remontant, arriver à Cassel.
Le reste du jour de la bataille, la nuit qui la suivit et tout le lendemain furent employer à faire filer l’armée. La brigade de Picardie, celle de Belsunce, les grenadiers de France et deux régiments de hussards furent chargés de l’arrière-garde. Les soldats prirent du pain en traversant Minden autant qu’ils voulurent s’en charger. On laissa dans cette place 700 hommes de garnison, avec ordre de tenir au moins un nombre de jours qui leur fut fixé, afin de donner le temps à l’armée de faire chemin.
Le lendemain de la bataille et à la nuit tombante, ce qui composoit l’arrière-garde étoit encore à la porte de Minden, par la raison que l’armée marchoit sur une seule colonne, ce qui procura aux troupes de cette arrière-garde le désagrément d’être témoins de la réjouissance que firent les ennemis du gain de la bataille.
Leur armée avoit fait une marche et étoit venue camper, sa gauche à une demi-lieue de Minden, sa droite s’étendant sur tout le long du Weser, où cette armée faisoit face, et venant aboutir à la gorge pour sortir de la plaine de Minden. Cette position annonçoit que les ennemis la quitteroient le lendemain, vu qu’il n’y restoit rien en fourrages ; ce qu’ils effectuèrent en effet.
La perte de cette bataille fut, pour l’armée françoise, de 3.000 hommes tués et blessés (11), des prisonniers, quelques malheureux blessés qu’on ne put emporter et environ 200 hommes, dont la plupart blessés de coups de sabre, de la brigade de Touraine et de celle de Rouergue. La perte des ennemis fut de 2.000 hommes. A cette journée, les pertes furent de part et d’autre occasionnées par l’effet du canon.
Les 700 hommes laissés à Minden se rendirent prisonniers de guerre au bout de quatre jours.
Münster, occasion de la bataille, avoit capitulé. Une garnison de 3.000 hommes avoit remplacé celle des ennemis, faite prisonnière de guerre, et une partie des troupes qui avoient fait ce siège s’étoit repliée à Wesel, l’autre avoit marché à Cassel, suivant l’ordre que le maréchal de Contades leur avoit fait passer.
Le principal objet de l’armée françoise étoit de prévenir, par une marche continuelle, que l’armée du prince Ferdinand ne pût s’emparer de Cassel et y arriver avant elle... Le duc de Broglie, qui avoit conseillé ce parti au maréchal de Contades comme le meilleur à suivre, faisoit donc force de marche avec sa division pour y arriver ; il savoit que les ennemis avoient moins de chemin à parcourir que nous pour s’y rendre par le cours du Weser, que ces deux armées suivoient ; le leur étoit plus droit et faisoit la corde sur le cercle que l’armée françoise étoit obligée de suivre. Ce duc, intéressé à la réussite de l’opinion qu’il avoit tenue, mit toute la célérité pour son arrivée à cette ville et y réussit si bien que les ennemis, arrivés à huit lieues de Cassel, furent instruits qu’il y étoit arrivé avec sa division, ce qui leur fit renoncer au projet qu’ils s’en étoient formé et cherchèrent d’autres moyens de nous être préjudiciables.
Le lendemain de la réjouissance du gain de la bataille, dont j’ai parlé, ils s’étoient mis en marche et, le second jour, pour inquiéter l’armée françoise dans la sienne, l’amuser et la retarder, ils firent passer le Weser à un gué commode à 9.000 hommes avec une artillerie en petites pièces de trois et sept livres de balles assez nombreuse, aux ordres du prince héréditaire de Brunswick, enorgueilli du petit avantage que son détachement de 5.000 hommes avoit eu sur celui du duc de Brissac, de 3.000.
Ce prince nous fut sur les oreilles dès le troisième jour après la bataille. Connaissant par les gens du pays, ses amis ou alliés, tous les lieux de notre marche où il pouvoit nous inquiéter, il savoit les faire saisir, et tous les jours c’étoient des canonnades sur l’arrière-garde. Les défilés que nous parcourions empêchoient qu’il pût se passer rien de considérable ; notre armée, qui marchoit toujours rapidement, obligeoit l’arrière-garde de faire même marche, et elle étoit à peu de distance, toujours cousue à l’armée. Les coups de canon qu’elle essuyoit et qu’elle rendoit à ce jeune prince, bien loin de l’ennuyer, lui faisoient passer les journées dans une activité qui la guérissoit de l’ennui d’une marche qui, sans ce passe-temps, eût été trop monotone et eût paru plus fatigante, au lieu que le bruit du canon et un peu de danger, quelque léger qu’il fût, lui faisoient toujours désirer que l’on tendît quelque piège au jeune guerrier qui nous suivoit avec tant d’audace et d’ardeur, mais toujours nous procurant très peu de mal et encore moins de crainte.
Il s’emparoit des hauteurs qui se trouvoient sur le flanc soit de la droite, soit de la gauche de la marche que nous devions exécuter le lendemain. Tout pour cela lui étoit commode, d’autant que l’armée, qui partoit au point du jour, ne permettoit à l’arrière-garde de se mettre en marche qu’à dix, onze heures ou midi ; il avoit donc tout le loisir de se placer le plus sûrement et commodément qu’il le pouvoit pour nous harceler, prenant toujours les hauteurs. Son canon venoit frapper près de nous et ses coups plongeants nous faisoit on ne peut pas moins de mal, et je crois que les nôtres qui, par leur direction, alloient toujours les chercher sur la sommité de ces hauteurs, ne leur faisoient pas plus de dommage que les leurs ne nous en procuroient, d’autant qu’à ces arrière-gardes la brigade de Picardie, celle de Belsunce et les grenadiers de France n’avoient que les pièces attachées à ces régiments ; elles étoient plus fatiguées d’arriver toujours à leur camp à huit heures ou dix heures du soir et ne le quittoient qu’aux heures qu’il a été dit ci-devant.
On manquoit un peu de tout en viande ; le cochon seul étoit abondant, dont on pilloit le pauvre paysan, et malheureusement la nécessité forçoit les officiers à fermer les yeux à cet égard ; ce désordre désespérant fit assassiner par le paysan plusieurs soldats et ceux-ci, en se défendant, tuèrent plusieurs de ces malheureux. Deux villages furent livrés aux flammes, et absolument consumés pour avoir assommé deux chariots chargés de blessés, les deux charretiers et deux soldats des quatre qui les escortoient ; cette inhumanité occasionna la destruction de ces deux villages.
A notre septième journée, nous arrivâmes à Eimbeck, toutes s’étant passées avec les mêmes événements, toujours le prince héréditaire de Brunswick sur nous, sans cependant jamais rien entreprendre de considérable. Cette journée avoit été courte, ce qui nous permit d’arriver au camp vers les six heures du soir, et nous pûmes, pour la première fois depuis huit jours, jouir de l’aspect du camp de partie de l’armée françoise, ce dont les ténèbres de la nuit nous avoient .privés jusqu’alors.
A peine fûmes-nous rendus sur le terrain qui nous étoit destiné pour camper, que le Prince héréditaire parut avec son corps sur les hauteurs au nord d’Eimbeck, et on le vit établir une chaîne de postes sur la sommité de toutes les hauteurs qui embrassent moitié de cette ville, du levant au couchant ; plusieurs de nous vîmes des chariots qui nous anonçoient de l’artillerie et nous ne fûmes pas trompés...
Le quartier général étoit établi dans la ville d’Eimbeck. Le Prince héréditaire eût pu la foudroyer et obliger la généralité d’en sortir, mais cette ville, leur alliée et amie, fut épargnée et, lorsque la nuit fut bien close, un feu d’artillerie fut dirigé sur les feux d’abord de la gendarmerie et de la cavalerie, troupes les plus à portée d’eux, que trop négligemment on avoit fait camper très près de ces hauteurs... Les premiers soins de la gendarmerie et de la cavalerie campée à côté d’elle furent d’éteindre les feux, ce qui ne donna le temps à cette artillerie de ne pouvoir tirer que trois ou quatre décharges un peu fâcheuses, par la perte de quatre gendarmes ou cavaliers et de quelques chevaux ; les feux éteints, les ennemis continuèrent leur feu, quoique sans direction autre que les feux éloignés, où les boulets ne pouvoient arriver, mais le fracas de leur passage sur les têtes inquiétant beaucoup, on fit détendre ce camp au brillant des étoiles et la gendarmerie et cette cavalerie furent se camper entre les deux lignes, se couvrent de la ville d’Eimbeck. Les ennemis se lassèrent de leur feu inutile et le cessèrent vers les onze heures du soir, et tout fut tranquille jusqu’au lendemain, qu’à cinq heures du matin l’armée se mit en marche, comme l’ordre en avoit été donné, pour se rapprocher de Cassel.
Le lendemain fut un jour à événements. Le quartier général évacuant Eimbeck, l’on vit les 9.000 hommes aux ordres du prince héréditaire de Brunswick en bataille, garnissant les hauteurs où ils avoient passé la nuit et faisant mine de se précipiter dans Eimbeck, du moment que les gardes établies à ses portes s’en retireroient, ce qui détermina le maréchal de Contades à y pourvoir, comme il sera dit ci-après.
Mais, avant d’y venir, je veux rendre ce qui s’y passa d’intéressant entre M. de Bréhant, mon colonel, et moi. La brigade de Belsunce, qui, pendant toute la marche, avoit été de l’arrière-garde avec nous, avoit reçu l’ordre de se porter jusqu’à une justice établie sur un mamelon, à la distance d’un quart de lieue de la ville d’Eimbeck, sur le chemin que nous devions tenir pour nous rapprocher des gorges du petit Munden, que ce jour l’armée devoit passer et, laissant le petit Munden à une lieue en arrière d’elle, n’être plus qu’à une petite lieue de Cassel. Au moment que l’armée étoit en marche, l’on porta [en avant] la brigade de Picardie, composée de cinq bataillons, telle qu’elle l’étoit depuis le commencement de la campagne (et ce cinquième bataillon étoit le régiment de la Marche-Prince), et la brigade des grenadiers de France, et on rapprocha ces neuf bataillons des vergers au midi de la ville d’Eimbeck.
Au moment où tout avoit l’air de l’incertitude, me promenant avec mon colonel, M. de Bréhant, seul à seul, lui qui étoit le courage même me tint des propos fort inconsidérés sur toute notre généralité, voulant me prouver combien cela étoit dégoûtant et combien il étoit frappé de toutes les fautes qu’on faisoit chaque jour. Je fus bien étonné de ce langage, et je n’aurois jamais attendu de ce brave et généreux serviteur du Roi, soldat et chevalier aussi valeureux qu’il soit possible que la France en fournisse et dont les héros qu’il s’étoit choisis et qu’il idolâtroit étoient Bayard, Henri IV, ne désirant rien tant que d’imiter le premier pour bien servir les successeurs du second.
Comme je connoissois à cet égard tous les replis de son âme, je lui marquai, sans lui répondre, mon étonnement, par le silence obstiné que je gardai, lorsque le hasard me fournit un moyen de le rendre à lui-même. Par notre promenade nous étions dans un camp qui avoit été occupé la nuit précédente par de la cavalerie ; le plumage d’une poule blanche comme de la neige frappa ma vue : je m’en approche, me baisse et ramasse ces plumes dont je cherche à faire un panache ; il s’aperçoit que je ne l’écoute plus et me dit : " Que faites-vous donc là ? " Je lui réponds : " Un faible souvenir du panache du brave Henri ". Je le vois pensif ; je perfectionne mon aigrette, je la lie avec un peu de ficelle que je me trouve dans la poche, je lui demande la permission de l’attacher à son chapeau ; il s’y prête, nous revenons au régiment dont nous étions à cinq ou six cents pas. Il ne me disoit rien ; je romps le silence et lui fais observer que plusieurs pelotons des troupes du Prince héréditaire sont en mouvement et descendent des hauteurs ; il les fixe, son oeil s’enflamme et il me dit : " Puissent-ils descendre ! Que ne pouvons-nous, allant à eux, leur éviter la moitié du chemin ! " Les soldats le fixent, le regardent, se plaisent à sa mine guerrière, dont ils connoissoient toute la vérité, et se disent, observant son chapeau : " Regarde le panache qu’il s’est mis, il est fier comme un coq. " Chacun d’eux se redresse et le sentiment dont ils le voient animé semble parcourir les rangs et se communiquer.
A ce moment même arrive un aide de camp du maréchal, qui demande M. de Nicolay, aux ordres duquel nous avions continué d’être depuis le commencement de la campagne et qui, ce jour-là, avoit à ses ordres de plus qu’à l’ordinaire seize pièces de canon de huit livres de balles. L’aide de camp le joint et lui dit : " M. le maréchal de Contades, qui est à la porte d’Eimbeck, m’envoie pour vous demander les deux premiers bataillons de la brigade de Picardie et les lui amener. " Le général Nicolay en donne l’ordre à M. de Bréhant et, à trois cents pas de là, après avoir passé les vergers qui nous séparoient de la ville, nous trouvons, à cent pas de la porte, M. le Maréchal qui dit à M. de Bréhant : " Portez vos deux bataillons sur le rempart, où vous les disposerez pour la défense, en faisant border la haie ; vous veillerez à la sûreté des deux portes qui sont du côté des ennemis et fermées ; vous ferez mettre en dedans beaucoup de matières combustibles et, lorsque je vous enverrai l’ordre pour vous retirer, vous ferez replier avec vous toutes les gardes qui sont établies à Eimbeck. "
M. de Bréhant défila avec les deux bataillons de son régiment pour aller exécuter l’ordre qu’il venoit de recevoir, et le maréchal nous vit passer. Nous restâmes dans Eimbeck environ une heure et demie. Pendant ce temps, il prévint qu’au moment où il donneroit l’ordre pour que l’on eût à se retirer, les gardes [étant] aux deux portes disposées pour y mettre le feu, l’officier commandant l’y feroit mettre, et que la troupe à ses ordres suivrait le mouvement du bataillon de son régiment qui appuyoit à eux ; que le premier bataillon suivant le rempart se retireroit par sa droite en filant tel qu’il étoit placé, qu’il ne se formeroit qu’après avoir fait quatre cents pas hors de la ville et qu’à mesure que les pelotons seroient formés, ils prendroient de suite l’ordre de bataille de la brigade, qui, à la dernière haie des vergers, y étoit dans cet ordre.
Les fatigues de la marche, la quantité de cochon dont on y vécut en partie, le manque de vin, les mauvaises eaux et le pain grossier dont la plupart des officiers furent obligés de se nourrir, ces différentes causes occasionnèrent des maladies aux constitutions faibles, tant des officiers que des soldats, qui se déclarèrent après quelques jours de repos.
L’amitié me porte à parler ici de la fâcheuse et triste situation où se trouvoit le marquis de Vogüé, lieutenant-général, mon compatriote, pendant cette retraite ; il la passa dans les plus vives alarmes, l’inquiétude et l’incertitude la plus désespérante. Père de deux fils au service (le troisième dans l’état ecclésiastique (12)), le comte de Montlor (13), son cadet, [étoit] capitaine au régiment de son frère, le comte de Vogüé (14). Ce cadet reçut, à la bataille de Minden, deux coups de feu au même bras, sans fractures, mais devenant dangereux par les fatigues d’une marche si longue qu’il fit dans la berline de son père, un chirurgien avec lui. A la fièvre de suppuration, il s’en joignit une autre de différent caractère, ce qui le mit plusieurs jours au bord du tombeau, premier motif des regrets de son respectable père, qui fut cinq jours sans avoir nouvelle aucune de son fils aîné, le comte de Vogüé, mestre de camp d’un régiment de cavalerie de son nom, qui, à la même bataille, avoit disparu. Étoit-il du nombre des morts, des prisonniers, [ou des] blessés ? Qu’on se fasse une idée de la tendresse paternelle chez un coeur sensible et une âme vertueuse, l’un et l’autre réunis chez un père affligé !
Après ces cinq jours, qui furent pour lui cinq lustres, il fut instruit par deux officiers de Colonel-général cavalerie, faits prisonniers de guerre ce même jour, que son fils voyoit le jour et par [eux] il apprit qu’à la charge que le régiment de Vogüé avoit faite, le cheval de ce chef, percé de plusieurs coups de feu, étoit tombé comme frappé du tonnerre et dans sa chute avoit cassé la jambe de son cavalier, sur lequel il étoit tombé ; que là l’un et l’autre étoient restés, le cheval sans vie, le maître froissé de la rapidité de sa chute et sa jambe cassée engagée sous le poids énorme du cheval qu’il montoit, ne pouvant nullement se retirer d’une situation si triste, mais que M. le Marquis son père devoit être tranquille, que la fracture de son fils, qui ne provenoit que de la chute, n’avoit rien de dangereux, qu’ils l’avoient vu et laissé dans un état des plus tranquilles, qu’il étoit soigné avec tout le soin et l’intérêt imaginables : tel est le compte qu’ils rendirent à ce digne père, qui commença à respirer, l’espoir lui venant qu’il reveroit ce fils et qu’il le tiendroit encore dans ses bras.
Je dois dire ici les raisons qui privèrent le marquis de Vogüé d’être instruit plus tôt du sort de son fils. Ami du marquis de Contades, général de l’armée, il avoit été adressé un trompette de la part de ce général au prince Ferdinand pour avoir nouvelle du comte de Vogüé. La réponse du Prince avoit été que le nom du comte de Vogüé, mestre de camp de cavalerie, n’étoit pas sur l’état des prisonniers. Le maréchal de Contades dissimula un peu cette réponse sèche du prince Ferdinand et laissa, autant que possible, une lueur d’espoir au marquis de Vogüé. La question fut faite le lendemain de la bataille et la réponse le même jour.
Je vais rapporter les raisons pourquoi le comte de Vogüé n’étoit ni sur l’état des prisonniers blessés, ni sur celui de ceux faits à cette journée qui ne l’étoient pas ; son aventure est, pour toute personne qui suit ou qui veut suivre les armes, assez intéressante, pour qu’elle y découvre l’insouciance soldatesque, quoi qu’il en soit, parmi les soldats, de susceptibles des plus généreux procédés et de ceux qu’on est fier de trouver dans les chefs ou officiers qui les conduisent. L’exemple que je vais rapporter fait honneur à l’officier particulier et au chef qui le commandoit.
La colonne victorieuse, comme il a été dit, se portant en avant, quelques soldats hanovriens, sous l’espoir des dépouilles, s’étoient portés en avant sur les morts ou blessés. Resté sur le champ de bataille, l’un d’eux arrive au comte de Vogüé ; ce comte, qui le voit venir, en espère du secours et, pour l’y déterminer plus sûrement, il prend sa bourse et sa montre et, à son approche, lui présente l’une et l’autre ; ce soldat prend les deux. A ce moment, arrive un de ses camarades, qui prétend partager les dons du comte. Le premier résiste : querelle et reproches entre ces deux êtres malfaisants ; celui qui tient tout veut tout garder, celui qui n’a rien, pour se venger, menace le comte, qui n’a plus rien à donner. Voici par parenthèse, qui doit être bien persuasif combien il importe à des officiers de savoir et d’entendre le langage du peuple contre lequel ils sont employés à la guerre, tant pour le bien du service du Roi, que pour leur conservation et utilité particulière, ce dont ce comte eût tiré parti. S’il eût su l’allemand, il eût promis au soldat mécontent une récompense plus forte que le don qu’avoit reçu son camarade. Et faute de pouvoir entendre ce que l’un et l’autre se disoient, y porter remède et faire sa sauvegarde, celui-ci, par méchanceté, fait deux pas en arrière, couche en joue ce pauvre comte et lui lâche son coup de feu au milieu de feu au milieu de la poitrine. La commotion du coup, autant que l’étonnement, le renverse ; le comte de Vogüé avoit une demi-cuirasse telle qu’en portent les cavaliers ; elle étoit couverte d’un frac de camelot boutonné, ce qui heureusement en avoit sauvé la vue à ce vilain hanovrien qui, le voyant renversé, le crut mort et s’éloigna.
Le comte de Vogüé prit donc le parti d’attendre du Ciel le moment à donner signe qu’il respiroit ; le temps n’en fut pas long : la colonne vint passer près de lui ; il entendit parler un langage qui n’étoit pas allemand ; c’étoit la langue angloise ; il espéroit dans ceux-ci plus de générosité qu’il n’en avoit éprouvé des premiers. La nation angloise est connue à cet égard par mille traits qui l’honorent et est rivale de la françoise, qui l’est infiniment par caractère et tout naturellement, alors que l’on reproche à la première de l'être par un effet d’amour-propre et de vanité ; toutes les nations les voient et les jugent ainsi.
Pour en revenir au comte de Vogüé, la jambe toujours engagée sous son cheval, il se soulève et fait signe du bras à cette colonne que quelqu’un vienne à lui. Un officier, un des premiers qui l’aperçoivent, va à lui et, comme il approche, le comte lui dit : " Monsieur, je suis colonel, au service de France, d’un régiment de cavalerie, j’ai la jambe cassée, je souffre beaucoup. Je vous prie de me faire donner du secours. " Un soldat anglois avoit suivi son officier, qui lui dit : " Restez ici avec ce François jusqu’à mon retour. " Il va joindre la colonne et son colonel, auquel il raconte le secours que ce François réclame de lui. Ce colonel, empressé d’être utile à un de ses confrères, quoique ennemi, d’un temps de galop se porte vers le comte, après avoir dit à un sergent et à deux soldats de son régiment de le suivre, ainsi qu’à un chirurgien qui lui étoit attaché ; il arrive près du comte et lui demande son nom. Celui-ci lui dit : " Vogüé ". Alors ce chef, par les quatre hommes de son régiment, le fait dégager de dessous son cheval et s’aperçoit du coup de feu qu’il a sur la poitrine. Le comte lui apprend, en peu de mots, d’où il provient. L’Anglois ordonne au chirurgien qu'il lui laisse de le faire transporter dans la ferme prochaine, de le panser et de lui porter tous les soins que son art pourra lui suggérer ; que, pour la sûreté de cet officier, il eût à laisser les quatre hommes de son régiment qui le portèrent à la ferme voisine, l’y gardèrent jusqu’au soir que ce colonel vint l’y voir, et, comme l’armée des ennemis devoit partir au point du jour pour suivre l’armée françoise et leurs victoires, ce colonel témoigna ses regrets au comte d’être obligé de le quitter et, sans calculer sur les suites, lui laissa son chirurgien, un sergent et un des trois soldats, pour qu’ils ne le quittassent que lorsqu’il pourroit se passer d’eux, et dit au chirurgien de ne le quitter que lorsqu’il seroit guéri et en état d’être transporté.
Le comte, isolé dans cette ferme, y passa plus de trois fois vingt-quatre heures, que l’on ignoroit, au quartier du prince Ferdinand, qu’il y existât un prisonnier blessé de marque, ce qui avoit fait renvoyer avec une réponse peu satisfaisante le trompette que la maréchal de Contades avoit adressé à ce prince pour avoir nouvelle du comte de Vogüé.
Son père, donc, instruit par ces deux officiers de Colonel-général, renvoyés sur leur parole, en fut, comme l’on doit le penser, extrêmement content et satisfait, non sans inquiétude pour les suites, et obtint un passeport du prince Ferdinand pour le valet de chambre de son fils et un autre domestique qu’il lui adresse, et dix à douze jours après, instruit que son fils alloit à merveille, il pria tous les officiers vivarois, ses compatriotes, à dîner chez lui, pour leur faire part de sa joie, sûr qu’ils avoient été très affectés de sa peine, et, le verre à la main, que la joie y mettoit, nous bûmes à coups répétés à la convalescence de ses deux fils chéris.
Si je suis entré dans le récit d’un fait si intéressant pour le marquis de Vogüé, c’est pour que tout officier du Vivarois soit instruit combien le père et les enfants étoient chers à tous ceux qui guerroyoient alors et pour que, dans l’avenir, ceux qui viendront aiment les rejetons d’une si brave race, que le marquis a illustrée le premier par l’obtention du cordon bleu et qu’un an de plus de vie eût vu faire maréchal de France (15), mais la Fortune, qui favorise jusqu’à un certain point, permit là à la Parque fil de ses jours.
Revenons au camp au-dessus du Petit-Munden, qui nous donna l’avantage de joindre nos lits. Nous en partîmes le lendemain et arrivâmes à Cassel [11 août], où l’armée resta environ dix jours, pendant lesquels le prince Ferdinand manoeuvroit et nous donnoit de la jalousie sur notre gauche, menaçant notre communication avec Francfort, d’où l’armée devoit, sous peu de jours, tirer toutes ses subsistances, celles de Cassel étant en petite quantité [et devant être rapidement consommées], ce qui détermina le maréchal de Contades à venir en deux marches camper à une lieue de (16) , l’ayant à sa gauche, l’intermédiaire couvert de bois.
Ce fut à ce camp que le maréchal d’Estrées joignit l’armée et devoit, d’accord avec le maréchal de Contades, dont il étoit l’ancien, la commander. Le maréchal de Belle-Isle, ministre de la guerre, avoit pensé que quatre yeux y voyoient mieux que deux, que ces deux maréchaux avoient éprouvé l’un et l’autre ce que peut [faire] à des inférieurs la soif de commander et de succéder à ceux aux ordres desquels ils sont, l’un pour la bataille d’Hastenbeck et l’autre pour celle qu’il venoit de perdre à Minden.
Chez les ennemis du duc de Broglie, il étoit ordinaire de leur entendre dire sans ménagement que si, à Minden, il eût attaqué à l’heure qui lui étoit prescrite, nous eussions gagné cette bataille et que la coulpe de sa perte étoit à lui seul. Le duc de Broglie se justifioit [en disant] qu’il avoit offert au maréchal de Contades d’attaquer ; qu’à la vérité, il lui en avoit fait voir les difficultés ; que, malgré elles, il avoit persisté à lui faire montre de son courage et de sa volonté à suivre ses ordres ; que le maréchal étoit retourné au centre de son armée, où le duc de Broglie avoit été le chercher sans en recevoir nul ordre et qu’une heure et demie après, la bataille avoit été perdue à ce centre, lequel, se repliant sur la seconde ligne, avoit forcé de nécessité les ailes de son armée à suivre le même mouvement. Les suites prouveront que le duc se justifia près de la Cour, quoique le instant ne fut pas pour lui. Ses ennemis, continuant leur venin, répandirent alors que, quels que fussent ses torts, la nécessité de tirer parti de ses talents les avoit laissés pour un temps à l’écart.
A l’arrivée du maréchal d’Estrées, dont toute l’armée avoit regretté le départ, après le gain de la bataille d’Hastenbeck, pour passer aux ordres du maréchal de Richelieu, il courut parmi les soldats le mot de dire qu’il étoit arrivé en poste, derrière sa voiture, 10.000 grenadiers. Cet enthousiasme commun au peuple ne fut pas de durée et l’on vit que ce maréchal eût mieux fait pour sa gloire de jouir à Paris de sa première réputation ; son infirmité lui en donnoit le moyen. Il vint compromettre sa réputation à la fin de cette campagne, où il fut obligé de partir et de laisser l’armée avant sa séparation. Nous verrons par la suite comme il revint à l’armée, pour s’y compromettre encore davantage.
L’armée fit encore une marche rétrograde ; le quartier général s’établit à Klein-Linden, vers la gauche, la droite à Annerod, Giessen à peu près en avant du centre. L’armée occupa ce camp environ six semaines.
Le maréchal d’Estrées, qui, à cause de son infirmité, en étoit parti pour Paris après quelques jours de séjour, fut, quinze jours après, suivi du maréchal de Contades, qui eut ordre de se rendre à Versailles et de remettre le commandement de l’armée à M. le duc de Broglie, à cette époque le quinzième lieutenant-général de ceux employés à l’armée. Cela donna de la jalousie et beaucoup d’humeur à tous les intéressés, ce que la Cour avoit prévu et avoit en conséquence fait dire à chacun d’eux, par le maréchal de Contades, que, comme elle regardoit la campagne finie, puisqu’on touchoit au 15 de novembre, ils étoient les maîtres de quitter l’armée avant son départ pour ses quartiers d’hiver, que le Roi les y autorisoit, ce qui calma beaucoup cette humeur, et trois ou quatre seulement la quittèrent, mais, vers le 30 novembre, le maréchal de Contades parti, tous les corps s’empressèrent d’aller faire leurs compliments au duc de Broglie de la satisfaction qu’ils avoient de se trouver à ses ordres.
Ses premières opérations militaires, comme commandant de l’armée, furent de faire deux fourrages critiques, exécutés très près des ennemis et sur lesquels il leur étoit très aisé de porter des inquiétudes, mais l’un et l’autre se firent sans la moindre opposition de leur part.
A cette époque, la saison étoit déjà très froide et dans les deux armées en présence chacun des généraux qui les commandoient ne vouloit quitter le champ de Mars qu’après son ennemi.
Le duc de Broglie, pour y déterminer le prince Ferdinand de Brunswick, ordonna au marquis de Voyer (17) de partir avec douze bataillons de ceux à ses ordres du camp du Bas-Rhin, pour qu’ils eussent à se rendre de suite dans la principauté d’Hachenbourg et, le 5 de novembre, le marquis de Vogüé, à ses ordres la brigade de Picardie, celle de la Tour-du-Pin, une brigade de cavalerie et un régiment de hussards, partit du camp de Klein-Linden pour se porter avec ce corps dans la principauté d’Hachenbourg, s’y joindre à M. de Voyer et, par ce mouvement, se portant sur les derrières des ennemis, gêner si fort leurs subsistances, que cela les obligeât à quitter leurs positions vis-à-vis Giessen et les déterminât à prendre leurs quartiers d’hiver. Ces deux corps [furent] réunis dans le pays d’Hachenbourg ; celui du marquis de Vogüé marcha à Herborn.
Pendant notre seconde marche, qui nous mettoit en mesure d’y arriver, j’étois à la tête de notre colonne, où étoit le marquis de Vogüé. Nous entendîmes tirer beaucoup du canon à notre droite et non loin de nous. Compatriote du marquis de Vogüé, je lui demandai ce que c’étoit que ce canon ; sa réponse fut que ce devoit être le marquis de Voyer qui faisoit à Dillenbourg la même opération que nous allions faire à Herborn, c’est-à-dire le prendre et les troupes qui y étoient dedans ainsi qu’à son château.
Au début de cette même campagne, le régiment avoit passé par Herborn, où il avoit fait un séjour de quatre jours, pendant lesquels j’avois été me promener à Dillenbourg, qui n’en est éloigné que d’une lieue, et j’y avois examiné avec bien du soin le château, qui est un carré, à chacun de ses angles un très bon bastion, les courtines en très bon état, couvertes de demi-lunes, le tout revêtu en très belle et bonne maçonnerie, les fossés profonds et larges, un bon chemin couvert, mais point palissadé ; et, parcourant ce château avec quelques-uns de mes camarades, je leur disois que je m’estimerois heureux d’avoir à le défendre, avec une garnison de 300 hommes et quelques pièces de canon ; nous étions tous d’accord sur cette satisfaction.
Ce souvenir me détermina à répondre à M. le marquis de Vogüé : " Quant à la ville de Dillenbourg (dominée de trente toises d’élévation par le château et dont le jet d’une pierre lancée de sa sommité arriveroit sur la place de cette petite ville), il s’emparera sans difficulté de la cité, mais, pour le château, s’il y a seulement 100 hommes, il ne le prendra pas et, si l’officier qui les commande se rendoit, le prince Ferdinand devroit le faire pendre, car, pour peu qu’il y ait pensé, il lui a été aisé de se pourvoir de vivres au moins pour un mois, se trouvant en position si sûre. - Vous m’étonnez, me riposta ce général ; j’étois présent lorsque M. Dauvet (18), lieutenant-général, a dit au duc de Broglie, qui ne connoît pas plus que moi Dillenbourg, que l’on entreroit dans ce château à cheval. " Ma réponse fut : " Par la porte, si on la laisse ouverte, mais je dois penser le contraire. "
Comme nous approchions d’Herborn, nous aperçûmes environ 80 chevaux, hussards de Luckner, qui, s’apercevant que quelques escadrons dirigeoient leur marche vers la rivière qui traverse là cette autre petite ville, s’empressoient à toutes jambes de l’évacuer.
M. de Norman (19), lieutenant-colonel du régiment de hussards aux ordres de M. de Vogüé, avoit, la veille, tenté de prendre Herborn, ayant avec lui un détachement de 300 hommes d’infanterie, mais il avoit été repoussé.
Le rempart de cette petite ville étoit très élevé et à l’abri d’un coup de main, excepté que l’on eût été muni d’échelles assez longues et que l’attaque se fût faite sur deux ou trois points et pendant la nuit, ou avant le point du jour. L’infanterie qui y étoit consistoit à 80 hommes ; l’officier qui les commandoit y avoit fort bien disposé la défense de ces deux portes, qu’il avoit fait créneler et fait derrière un retranchement avec du fumier.
Le marquis de Vogüé, instruit de la résistance de la veille, fit sommer ce commandant, dont la réponse fut que, s’il y avoit du canon, il étoit déterminé à ne pas faire une défense inutile, qu’il abandonneroit la place et se retireroit à son armée, qu’il demandoit qu’il lui fût permis d’envoyer un des officiers à ses ordres pour voir de ses yeux si nous avions du canon, ce qui lui fut octroyé.
Pendant ce pourparler, le marquis de Vogüé avoit fait passer le ruisseau à deux escadrons de hussards et deux de cavalerie, pour que de tout ce qui étoit dans la ville rien n’en pût sortir.
L’officier envoyé par. le commandant pour reconnoître nos canons arriva et, après lui avoir montré les huit pièces des régiments de ces deux brigades, le marquis de Vogüé lui dit : " Il est telle heure, vous pouvez retourner à votre commandant, et si, une demi-heure après votre rentrée dans la ville, vous ou tout autre ne venez me dire que tout ce qui est dans la ville se rend prisonnier de guerre, ces huit canons vont faire sauter vos portes, la ville au pillage et sa garnison passée au fil de l’épée ; telle et ma première et dernière proposition, à quoi j’ajoute que vous conserverez les équipages des officiers et soldats prisonniers de guerre. " Cet officier rentra dans la ville et, un quart d’heure après, le commandant en sortit et accepta la capitulation proposée, ce qui fut exécuté l’instant d’après, et les deux brigades d’infanterie y furent logées avec le quartier général [3 janvier 1760].
Le soir du même jour, M. de Vogüé fut instruit que son collègue, M. de Voyer, avoit fait tirer deux cents coups de canon sur le château de Dillenbourg, comptant en imposer à sa garnison, qui n’en avoit fait compte, de même que de la sommation effrayante qu’il avoit faite à cette garnison ; qu’enfin, par arrangement il avoit été convenu que du château on ne tireroit pas sur la ville, comme on n’insulteroit d’aucune manière le château, dont la garnison étoit de 220 hommes.
Par cet arrangement convenu, M. de Voyer remplissoit les vues du duc de Broglie, l’opération des vingt bataillons et douze escadrons employés dans cette partie ayant pour but de forcer le prince Ferdinand à prendre ses quartiers et l’éloigner autant que possible de pouvoir rien entreprendre sur la ville de Giessen, abondamment pourvue de vivres et d’une garnison aux ordres de M. du Blaisel, à cette époque maréchal de camp.
Car il étoit plus que probable que, quand bien même il eût pris le château de Dillenbourg, on l’eût abandonné par l’éloignement où il se trouvoit de la ligne des quartiers d’hiver que le duc de Broglie se proposoit de donner à son armée ; mais l’avantage eût été considérable, en évitant l’événement fâcheux dont je parlerai ci-après, et la précaution que l’on eût pu prendre de faire sauter un des bastions de ce château eût évité le siège que l’on fut obligé d’en faire à l’ouverture de la campagne suivante, dont deux brigades d’infanterie et vingt pièces de canon furent occupées pendant vingt et un jours, et ce château ne se rendit que lorsqu’il fut un tas de pierre.
Comme j’eus, à cette époque, l’occasion de voir souvent le marquis de Vogüé, j’avois celle de lui parler de ce château en lui ramenant la reddition de compte qu’en avoit faite le général Dauvet au duc de Broglie.
L’événement fâcheux qui suivit les arrangement et concordat faits par M. de Voyer et le commandant de ce château fut que M. de Voyer se porta en arrière avec dix des douze bataillons à ses ordres et sa cavalerie, pour cantonner les uns et les autres dans des villages, laissant deux bataillons suisses à Dillenbourg et, à une lieue en avant d’eux, de l’autre côté de la rivière, 200 dragons aux ordres de M. de La Chassagne (20), lieutenant-colonel de Beauffremont.
M. de Paravicini (21), lieutenant-colonel, commandoit les deux bataillons suisses à Dillenbourg. Instruit que Luckner, avec un corps assez nombreux, avoit été envoyé par le prince Ferdinand pour protéger les derrières de son camp, ayant donc des avis que ce corps étoit en mouvement, il avoit poussé ses deux compagnies de grenadiers sur le chemin par où il pensoit que ce corps pourroit venir à lui, se croyant assuré d’être instruit s’il prenoit l’autre route où étoient les 200 dragons, et éviter, par cette double précaution, toute surprise.
Je passe à M. de Vogüé et à la division à ses ordres. Herborn formant une petite ville plus considérable que Dillenbourg, ce général y tenoit ensemble les huit bataillons à ses ordres, ses hussards sur le bord de la rivière, de fortes patrouilles en avant pour avoir à chaque instant des nouvelles des ennemis, et sa cavalerie cantonnée dans les villages, derrière et le plus près possible d’Herborn ; telle étoit sa position.
Le corps de Fischer, aux ordres de M. de Voyer, occupoit un village sur le bord de la rivière, à sa rive gauche, intermédiaire de Dillenbourg à Herborn. J’observe ici qu’étoit avec Fischer le régiment d’Orléans cavalerie, dont étoit mestre de camp M. le marquis de Conflans, fils de feu le maréchal d’Armentières, qui, par son amour des troupes légères, y avoit assimilé son régiment d’Orléans cavalerie.
M. de Vogüé, donc, instruit que les ennemis étoient en mouvement près de lui, ignorant parfaitement quel pouvoit en être le nombre, forma un détachement de 800 hommes d’infanterie et 200 chevaux et en donna le commandement à M. le marquis de Bréhant, colonel de Picardie, et deux pièces de canon de régiment.
Nous nous mîmes en marche au point du jour. Après avoir fait deux lieues de l’autre côté de la rivière qui traverse Herborn, nous arrivâmes à un village où nous trouvâmes des feux encore allumés dans tout son pourtour ; nous y fûmes instruits qu’un corps de 4.000 hommes des ennemis y voit passé la nuit et qu’il en étoit parti au point du jour. Le détachement ne poussa pas plus avant sa marche, mais bien des patrouilles à cheval sur tous les points, pour avoir des nouvelles, car des paysans il ne fut possible de tirer le moindre indice certain, tant ils étoient à la dévotion de leurs troupes ou alliées. La plupart des hommes avoient même fui de ce village où il ne restoit que les femmes, les enfants, les vieillards et des infirmes. Nous passâmes là tout le jour ; c’étoit celui de la veille des Rois et le froid étoit excessif.
A la nuit, je fus détaché, avec la compagnie de grenadiers et 50 fusiliers du régiment de Picardie, sur un mamelon très élevé qui dominoit le village, et nous y passâmes cette nuit au bivac, par un temps affreux de vent, de grésil et de froidure. Nous y établîmes des feux à l’aide desquels le mauvais temps fut soutenu avec l’attention de tourner tantôt le devant, tantôt le derrière. Nous fîmes là les Rois, avec de l’eau-de-vie et du pain de munition, et la gaieté nous y soutint. Les deux capitaines, M. de Saint-Maurice (22) et moi, fîmes les frais de la fête, qui ne furent pas bien coûteux.
Au soleil levant, notre ordre portoit de descendre au village et, comme le jour du lendemain fut une brume et de la neige et point de soleil, nous attendîmes qu’il nous arrivât du village un sergent et quinze hommes qui vinrent nous remplacer pour, découvrant de cette sommité une partie de la campagne, y servir de vedettes et avertir le général de ce qu’ils découvriroient. Lorsque nous descendions, il parut à plusieurs de nous que nous entendions quelques coups de canon, mais comme ce bruit ne fut que d’un instant, nous pensâmes qu’il pouvoit venir du côté de Dillenbourg et sa cessation nous fit croire que c’étoit peu de chose. Nous fûmes nous réchauffer et nous reposer...
Toute la journée se passa dans ce même village. M. de Bréhant y donna à dîner à tous les officiers de son détachement, d’où, sortant du village, nous vîmes arriver, à un hameau situé sur un petit mamelon à un demi-quart de lieue de nous, une troupe de cavalerie - il étoit alors trois heures et demie - et en même temps trois hommes à cheval qui venoient à nous. Notre vedette de notre mamelon avoit averti de cette venue au moment même que nous l’apercevions. Ces trois cavaliers étoient un officier d’Orléans cavalerie et deux cavaliers ; ils rendirent compte que c’étoient M. de Conflans et son régiment qui arrivoient là avec le projet d’y passer la nuit.
M. de Bréhant et les officiers qui étoient avec lui rentrèrent dans le village et chacun fut chez soi. Je restai avec M. de Bréhant qui me dit : " Je vais vite écrire un mot à Conflans pour savoir les raisons qui l’ont amené ici. " Instruit qu’ils étoient fort liés, parce que j’en avois été témoin à Metz où nous avions été en garnison ensemble, je dis à M. de Bréhant : " Il y a tout près pour l’y aller voir : voulez-vous y aller ? je vous accompagnerai. Voilà la nuit qui va tomber, il faut y aller à pied, car, incertains des chemins et tout glacés, nous serons plus en sûreté de cette manière. " Il prend son parti et nous sortons de chez lui. Avant de quitter le village, il fait établir un détachement de 100 hommes, pour aller occuper le mamelon dont j’ai parlé ; cela fait, nous sortons pédestrement du village.
La nuit tomboit et les feux du régiment d’Orléans éclairoient notre direction. De temps en temps je me tournois pour reconnoître ce qui pourroit nous servir pour notre retour. " Que regardez-vous ? " me disoit M. de Bréhant. - " Le chemin que nous devons tenir pour notre retour, afin de ne pas nous égarer. " Car, sans lui en rien dire, je prenois à mon compte de l’avoir engagé à faire cette course et d’avoir quitté son détachement. Je l’avois fait de vivacité, il le faisoit de même, et je ne voulus pas le troubler par des réflexions tardives et le priver de se voir à pareil rendez-vous avec M. de Conflans. J’avois été à Metz trop souvent témoin de leur désir ardent de se trouver à la guerre.
La nuit étoit des plus obscures. Malgré les glissades que nous faisions sur la glace, d’où s’ensuivoient quelques chutes, nous arrivons aux premières sentinelles. Après avoir été reconnus par ces postes, nous nous faisons conduire chez lui : logé dans un taudis, derrière son régiment, qui étoit campé dans des vergers, nous le trouvâmes éclairé d’une lampe, un grand bassin de lait sur la table, un officier de son régiment avec lui et un valet qui coupoit du pain très noir qu’il mettoit dans ce lait. Il nous dit : " C’est là notre souper ; si vous voulez le partager, à votre service ; il y a deux jours que je vis de cela. " M. de Bréhant lui dit : " Comment ! il y a une heure et demie au moins que tu sais que je suis près de toi ? Il falloit m’adresser quelqu’un, je t’aurois envoyé du pain, du vin et quelques morceaux de veau ou de gigot. " La plaisanterie fut d’un moment, après quoi M. de Bréhant lui dit : " Je suis venu pour que tu me dises un peu des nouvelles et savoir si tu as quelques notions d’un corps qu’on dit de 4.000 hommes parti hier matin du village que j’occupe ; j’ignore s’ils sont plus ou moins de ce nombre, mais hier, à une lieue et demie d’ici, quelques détachements de Fischer et de mon régiment nous avons guerroyé plus de trois heures avec leurs hussards et dragons. Leur infanterie tenant toujours les bois, nous n’avons pu juger de ce qu’ils sont. A la nuit, les troupes à cheval se sont réunies en bataillon sur la lisière du bois ; nous en avons fait de même à l’extrémité de la plaine qui nous séparoit. Comme je voyois qu’ils étoient plus nombreux que moi, j’ai marché la nuit précédente une heure et demie et vins en passer le reste à une lieue d’ici. Toute la journée j’ai été à cheval ; je l’ai employée à être instruit de ce qu’ils étoient devenus et, sur les deux heures de l’après-midi, j’ai reçu une estafette de Fischer, qui me dit que le détachement que j’avois vu hier et perdu de vue à la nuit avoit surpris, pendant la nuit dernière, les 200 dragons aux ordres de M. de La Chassagne et que tout avoit été fait prisonnier ; que de là ce détachement s’étoit porté à Dillenbourg, y avoit battu le régiment suisse qui y étoit et y avoit fait grand nombre de prisonniers, ce qui a déterminé ma retraite de ce côté, où plus sûrement je puis gagner Herborn, et c’est le hasard de ta rencontre qui m’ instruit que tu étois ici. " Comme il n’avoit plus rien à nous dire, nous le quittâmes et revînmes à notre village.
Vers les neuf heures du lendemain, M. de Bréhant reçut ordre de M. de Vogüé de se replier sur Herborn ; il fit part de cet ordre à M. de Conflans, à qui Fischer avoit mandé qu’il s’étoit replié à un quart de lieue d’Herborn.
A midi, nous quittâmes notre village. Notre marche se fit tranquillement, mais avec plus de difficultés ; le temps s’étoit mis au dégel, nous trouvâmes la rivière un peu grossie et je ne sais par quelle raison on nous la fit passer au-dessus de la ville, sans aller chercher le pont, à un gué où néanmoins les soldats avoient de l’eau jusqu’aux genoux ; d’autant qu’après l’avoir passée, nous longeâmes la rive gauche pour nous porter vis-à-vis Herborn, où nous joignîmes, sur les hauteurs qui sont entre le midi et le couchant, nos deux brigades en bataille. Là je demandai pourquoi on avoit fait guéer notre détachement ; je n’ai eu d’autre éclaircissement que, lorsque l’ordre avoit été donné, il n’y avoit presque pas d’eau à cette rivière, qu’on doit considérer plutôt comme un torrent.
Pendant la nuit que ces deux brigades passèrent au bivac, le temps se mit au nord et le froid fut très sensible. Le lendemain, au point du jour, on se mit en marche avec le temps le plus serein et le plus beau soleil possible.
M. de Voyer, avec la division à ses ordres, faisoit retraite aussi pour gagner le pays d’Hachenbourg. Aucune des deux divisions ne vit trace des ennemis.
Ce qui avoit déterminé notre retraite étoit l’ordre qui en étoit venu à ces deux officiers généraux de la part du duc de Broglie. Son mouvement avoit produit ce qu’il en avoit espéré, c’est-à-dire que le prince Ferdinand lèveroit son camp et se détermineroit à aller chercher ses quartiers. Mais comme, dans ce mouvement général, il avoit 15.000 ou 18.000 hommes pour aller hiverner en Westphalie, il lui étoit très facile d’arriver sur le marquis de Vogüé et successivement sur M. de Voyer ; pour éviter tout échec, il leur avoit ordonné de se retirer de suite dans le pays d’Hachenbourg.
Avant de terminer l’expédition de ces deux divisions, je dois dire comment les deux bataillons suisses aux ordres de M. de Paravicini, qui en étoit lieutenant-colonel, furent surpris à Dillenbourg. M. de Paravicini, instruit qu’un corps des ennemis, non éloigné de lui, y étoit arrivé..., pour se mettre à l’abri de toute surprise, [étant] couvert dans un des points en avant de lui par 200 dragons, voulut accroître de prévoyance et pour cet effet fit partir les deux compagnies de grenadiers à ses ordres, leur indiquant le village où elles devoient aller s’établir, y être très alertes et, au moindre indice qu’elles auroient que les ennemis marcheroient sur elles, se replier sur Dillenbourg. M. de Paravicini avoit établi une garde au pont ; cette garde avoit une avancée de quelques hommes à l’autre bout du pont. Les deux pièces de canon de son régiment étoient établies à l’entrée du pont, du côté de la ville. L’ordre qu’il avoit donné à son régiment étoit qu’à la première alarme de jour ou de nuit, le rendez-vous seroit à l’emplacement où étoient les canons.
Le matin du jour des Rois, à huit heures, les soldats de garde à l’avancée virent partir du bois vis-à-vis d’eux des vêtus de rouge, marchant sur une seule file, les fusils en écharpe sur les épaules, les bras croisés et les mains sous leurs habits. A cette manière, ils pensèrent que c’étoient les deux compagnes de grenadiers de leur régiment, parties depuis deux ou trois jours, et que c’étoient elles qui arrivoient ; le sergent qui les commandoit le pensa de même, mais, lorsqu’il s’aperçut que la longueur. de cette file dépassoit le nombre de deux compagnies de grenadiers de son régiment, il fit prendre les armes à sa troupe et envoya un soldat avertir le capitaine qui étoit à l’autre bout du pont. Les ennemis, témoins et à vue de voir ce que faisoit cette avancée, et le soldat envoyé à l’autre bout du pont, prirent alors la course, se saisissant de leurs armes, et vinrent gagner le bout du pont. L’avancée fit feu sur eux, mais fut forcée de se replier sur le poste du capitaine. Comme les premiers des Hanovriens arrivés n’étoient pas en force, ils n’osèrent se porter en avant et là s’établit un feu de mousqueterie entre eux et le poste du capitaine suisse, qui avoit envoyé son tambour pour battre l’alarme afin que chaque officier et soldat eût à se rendre au lieu indiqué. M. de Paravicini et ses deux fils furent des premiers au rendez-vous et, à mesure que l’on arrivoit, l’on se formoit et on combattoit.
Les ennemis en faisoient de même ; ils voulurent tenter d’arriver en colonne par le pont, mais cinq ou six coups de canon y frappèrent si à point qu’ils quittèrent ce projet et, voulant profiter du moment de l’étonnement qu’éprouve toute troupe surprise, ils firent deux troupes de 400 hommes chacune, dont l’une se dirigea laissant le pont à droite, l’autre à gauche, avec ordre de passer la rivière et de venir chacune attaquer le flanc des troupes qui défendoient le pont, ce que ces deux troupes exécutèrent avec courage.
Les deux bataillons suisses étoient de 300 hommes chacun, y compris les grenadiers ; les grenadiers manquoient à M. de Paravicini ; il n’avoit donc que 500 hommes (à déduire même au moins 100 qui n’étoient pas encore arrivés au rendez-vous et les gardes de police et quelques malades), qui, accablés d’une mousqueterie de 2.000 hommes de front et de celle de 800 hommes divisés sur leurs flancs, continuoient à se battre avec acharnement, mais M. de Paravicini, percé de trois coups de feu et tombé mort, plusieurs officiers tués ou blessés, dont un des fils de M. de Paravicini (23), la plupart des soldats tués ou blessés, le reste fit battre la chamade et se rendit prisonnier de guerre ; ainsi ce régiment avec son canon fut pris dans son entier, à l’exception des deux compagnies de grenadiers [8 janvier 1760].
L’officier commandant le détachement des ennemis, craignant sans doute que M. de Voyer et M. de Vogüé ne marchassent sur lui, établit les blessés dans des maisons, laissa deux chirurgiens pour en avoir soin et quelques hommes pour leur sûreté, augmenta la garnison du château de 100 hommes et du même jour quitta Dillenbourg en se retirant par où il étoit venu. Quant à la perte de tués et blessés, elle fut égale de part et d’autre.
Tous ceux qui connoissoient M. de Paravicini le regrettèrent beaucoup. Si les dragons de Beauffremont n’eussent pas été enlevés, sans échappatoire d’un seul homme sur 200 qui pût porter nouvelles, M. de Paravicini, instruit, eût manoeuvré de manière que les ennemis n’auroient fait aucun préjudice à son régiment. Celui-ci eut les regrets des troupes et M. de La Chassagne tout le blâme.
Pour terminer cette campagne, il ne me reste plus qu’à parler du siège de Marbourg et de celui de Münster.
Dans le château de la première de ces villes, on avoit laissé 700 hommes de piquets de différents régiments et tous de notre camp de six semaines à Klein-Linden. Les ennemis en firent le siège, qui fut l’objet de huit jours, au bout desquels la garnison fut faite prisonnière de guerre. Le commandant de cette garnison acquit peu de gloire ; il pouvoit tenir davantage, il ne le fit pas : ce fut aussi la fin de ses services.
Münster étoit défendu par une garnison de 2.000 hommes aux ordres d’un brave et bon lieutenant -colonel d’infanterie, M. de Boisclaireau (24), qui fit une défense de trente jours de tranchée ouverte, causa beaucoup d’inquiétude, de mal et de soins aux ennemis et surtout beaucoup de pertes en tués, blessés et malades qu’il occasionna aux troupes qui l’attaquoient ; il les avoit habituées à de petites sorties qui les tenoient continuellement sous les armes dans les tranchées. Instruit qu’un camp de trois bataillons faisoit partie de celui de circonvallation, il ordonne 1.200 hommes d’infanterie, 100 chevaux et, sûr de trouver ce camp dans la sécurité, il y marche à onze heures du soir. Les premières sentinelles sont surprises et égorgées ; il entre dans le camp, qu’il trouve endormi ; les troupes qui y reposent y reçoivent le réveil et en même temps la mort ; lassé d’égorger, il fait mettre le feu à ce camp, se retire et rentre dans sa place, sans perte que de 7 ou 8 soldats, après avoir causé aux ennemis celle de 700 à 800 hommes et une terreur générale, dont il les alarma à chaque instant pour le reste du temps de ce siège. Sa place ouverte, il fut sommé et menacé d’un assaut ; il demanda vingt-quatre heures pour répondre ; elles lui furent accordées ; il dressa les articles de la capitulation. Sa belle défense et sa fermeté à soutenir l’assaut dont on le menaçoit lui firent obtenir. tout ce qu’il demandoit, et il en sortit avec les honneurs de la guerre. Sa récompense fut d’être fait brigadier et d’acquérir de l’estime et de l’honneur. Comme je n’étois pas à ce siège, je ne puis entrer dans le détail des belles actions que firent les troupes.
La brigade de Picardie et celle de la Tour-du-Pin, après toutes les marches et contremarches dans le pays d’Hachenbourg, se rendirent en trois marche à Cologne, ville qui leur étoit destinée pour y passer leurs quartiers d’hiver, où elles arrivèrent le 22 du mois de janvier ; il étoit temps de prendre un peu de repos.
Le duc de Broglie fut créé maréchal de France du 6 décembre 1759, et tous les chefs des régiments, lorsqu’ils en furent instruits, s’empressèrent de lui en faire leurs compliments ; toute l’armée prit part à son élévation rare d’être promu à ce grade à l’âge de quarante ans. Sa gloire fut donc vivement intéressée à mettre tous ses talents en oeuvre pour justifier le choix que Sa Majesté avoit fait de lui, voulant lui confier, la campagne prochaine, les forces de son Empire.
Le maréchal duc de Broglie, par des lettres circulaires, recommanda à tous les chefs de corps de tenir la main pour que tous les régiments fussent bien réparés d’armes, d’habits et de tout ce qui leur étoit nécessaire pour la campagne.
Au mois de février [1760], il ordonna qu’il fut formé par chaque bataillon d’infanterie une troupe d’élite de 50 hommes, sous la dénomination de chasseurs ; qu’il fût choisi un capitaine plein de volonté et un lieutenant pour être attachés et commander chacune de ces troupes de 50 hommes. Il étoit dit dans cet ordre qu’on les exerceroit à bien tirer autant que possible. On y prévenoit que, pendant la campagne, quatre compagnies de grenadiers et quatre de chasseurs formeroient par brigade un bataillon, qu’à ce bataillon, pour le commander, il seroit nommé un commandant de bataillon de la brigade ; l’on prévenoit que l’ordre étoit donné que toute la poudre et pierre à fusil nécessaires pour leur instruction leur seroient fournies. Cet ordre fut lu à tous les officiers présents au corps.
Je prévis que je serois le premier capitaine du régiment, par le rang que j’y tenois, qui désireroit d’y être employé ; en conséquence, je me fis inscrire pour commander une de ces compagnies. Les autres capitaines du régiment furent MM. de Foucault (25), Salabert (26) et de Noyel (27), tous remplis de la même volonté qui m’animoit.
Deux jours après, la composition de ces troupes fut faite ; les hommes qu’on nous donnoit n’étoient pas tous, bien s’en faut, du leste et du robuste, comme le maréchal duc de Broglie l’indiquoit ; j’en dis un mot à M. de Farges (28), notre lieutenant-colonel à cette époque, et à M. Duvivier (29), notre major. M. Duvivier me dit : " Je connois votre attache pour vos drapeaux ; les grenadiers et chasseurs peuvent, un jour de bataille, ne pas se trouver au régiment et être employés ailleurs ; privés donc de cette élite en officiers et soldats, vos drapeaux ne seront-ils pas exposés ? " Il avoit [raison] de penser que je leur étois très attachés ; ma réponse fut de lui dire : " Faites le choix qu’il vous plaira ; nous tâcherons de recréer ces mêmes hommes ; nous y mettrons tant du nôtre que nous les rendrons dignes de leur destination, celle de servir avec les grenadiers. "
Ce choix fait, comme premier capitaine, je fis part aux trois autres, qui se plaignoient de la composition de la troupe, de la conversation que j’avois eue à cet égard avec le major, de son observation et de ma réponse ; [j'étois] sûr de les trouver pensant comme moi et je ne me trompois pas. Nous convînmes donc que le surlendemain, au point du jour, nous commencerions notre instruction, ce qui fut exécuté.
Soir et matin, cela l’espace de près de trois mois, nos compagnies furent parfaitement exercées et très obéissantes, si versées à bien tirer que j’étois parvenu, après les avoir tenues très longtemps, à [les faire] tirer homme par homme, par file, par division, par deux divisions et par compagnie. Je me portois souvent à la cible qui étoit une compagnie de front, et en vérité les balles y arrivoient avec une justesse étonnante dans un espace de deux cents pas, distance la plus éloignée, et, pour accroître leur confiance dans leurs armes, je les faisois placer tour à tour sur le flanc de cette cible pour qu’ils en vissent par leurs yeux l’effet. Cette manière leur avoit élevé le courage et je voyois avec plaisir leur impatience de faire usage, à la guerre et contre les ennemis, de cette arme meurtrière. Je passai donc ainsi trois mois à former ces 200 hommes.
Le moment d’entrer en campagne s’approchoit ; je la voyois venir, espérant qu’elle me fourniroit l’occasion de tirer quelque avantage de tous mes soins. Les semestriers, arrivant chacun de leur province, venoient nous voir à nos essais ; ils étoient tous étonnés de voir tel ou tel de leurs soldats qui, lorsqu’ils l’avoient quitté, n’osoit les regarder, les fixer et répondre à leur demande avec la fierté que donne le courage, sans sortir du respect que des soldats doivent à leurs officiers.
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Note 01 : L’auteur exagère sur la foi de récits erronés : les pertes furent sensiblement égales des deux côtés et ne dépassèrent guère 3.000 hommes hors de combat.
Note 02 : Mot sans doute erroné, dont la note 1 de la page 64 donne l’explication probable.
Note 03 : Le récit de l’auteur parait se rapporter aux opérations de l’année précédente : la bataille qu’il prétend avoir été gagnée par le duc de Broglie ne peut être que celle de Sandershausen (23 juillet 1758). Entre Bergen et Minden, en 1759, le duc de Broglie ne livra aucun combat. L’auteur a été trompé par ses souvenirs ou par de faux renseignements sur les mouvements des corps auxquels il n’appartenait pas. Tout son récit est à rectifier. Voici le résumé des opérations tel qu’il résulte des documents officiels :
Contades concentra toutes ses troupes autour de Giessen (Hesse) pendant le mois de mai 1759 et ne laissa autour de Wesel qu’un petit corps commandé par le marquis d’Armentières, avec l’ordre de passer le Rhin le 15 juin et d’assiéger Münster qu’il investit le 9 juillet. Peut-être Armentières s’arrêta-t-il longtemps à Hamm et faut-il chercher le nom de cette ville dans le mot incompréhensible de Hanes ?
Quant à Contades, il se mit en marche dans les premiers jours de juin, occupa Cassel le 11 juillet et Minden le 15 sans avoir rencontré l’ennemi. Sa réserve, forte de 18 bataillons et de 29 escadrons, soit 10.000 hommes environ, fit l’arrière-garde jusqu’au 8 juin, jour où Broglie vint en le prendre le commandement à Treyssa et fut chargé de l’avant-garde. L’ennemi se repliant sans combattre, Broglie n’eut que des escarmouches. Arrivé le 9 juillet devant Minden, il s’en empara par surprise, grâce à l’audacieuse initiative de son frère, le comte de Broglie.
Note 04 : La date réelle de la capitulation est le 25 juillet.
Note 05 : Charles-Louis-Auguste Fouquet, comte puis duc de Belle-Isle, petit-fils du célèbre contrôleur général Fouquet, né en 1684, maréchal de France en 1741, ministre de la guerre en 1757, mort en 1761.
Note 06 : Les relations officielles ne confirment pas le récit de l’auteur en ce qui touche les ordres donnés par la Cour et les communications faites par Contades au conseil de guerre. Il est certain qu’à Versailles et dans l’armée on éprouvait une certaine impatience de l’inaction de Contades, mais aucune pression ne paraît avoir été exercée sur le maréchal. D’autre part, il est incontestable que les positions prises par Contades étaient très fortes et que le prince Ferdinand, hésitant à l’attaquer, s’efforçait de l’attirer hors de ses lignes. L’auteur se trompe certainement lorsqu’il attribue à Contades l’intention d’abandonner le voisinage de Minden. Mais le récit qu’il fait de la bataille reproduit assez exactement les hésitations du commandement et les incohérences de l’attaque.
Note 07 : Antoine-Chrétien, chevalier puis comte de Nicolay (1712-1777), colonel du régiment de dragons de son nom en 1731, fit avec distinction la campagne d’Italie (1733-1736). Brigadier en 1740, maréchal de camp en 1744, fit les campagnes de Westphalie, de Bohême, d’Alsace et de Flandre ; lieutenant-général après la prise de Maëstricht en 1748 ; blessé à Rossbach en 1757 ; nommé commandant du Hainaut en 1760 ; maréchal de France en 1775.
Note 08 : L’auteur ne dit pas que c’étaient deux soldats de Picardie, son régiment.
Note 09 : C’était Lord Sackville.
Note 10 : Charles-Guillaume de Brunswick-Lunebourg, nommé le Prince héréditaire, fils aîné du duc Charles de Brunswick régnant, et de Philippine-Charlotte, sœur de Frédéric II, né en 1735. Célèbre par le manifeste qu’il publia le 25 juillet 1792 ; commanda les armées coalisées contre la France, fut battu à Auerstaedt et mourut de ses blessures en 1806.
Note 11 : D’après les états officiels publiés par le comte Pajol (Les guerres sous Louis XV, t. IV, p. 415), les pertes de l’armée française à la bataille de Minden furent de 480 officiers tués ou blessés, et de 7.892 soldats tués, blessés ou disparus.
Note 12 : Jacques-Joseph-François de Vogüé, né en 1740, mort le 26 février 1787. Agent général du clergé de France de 1770 à 1775. Évêque de Dijon en 1776.
Note 13 : Florimond-Innocent-Annet de Vogüé, dit le comte de Montlor puis le marquis de Montclus, né le 15 mars 1734, mort le 18 juin 1777. Sous-lieutenant au régiment du Roi en 1750, capitaine au régiment de Vogüé en 1759, lieutenant-colonel de carabiniers en 1765, colonel en second de Royal-Pologne cavalerie en 1776, chevalier de Saint-Louis en 1770.
Note 14 : Cérice-François-Melchior, comte de Vogüé, né le 1er décembre 1732, mort le 16 décembre 1812. Capitaine dans Anjou-cavalerie en 1748, colonel du régiment de son nom en 1759, brigadier en 1768, maréchal de camp en 1780, chevalier de Saint-Louis en 1760, député de la noblesse du Bas-Vivarais aux États généraux de 1789.
Note 15 : Le marquis de Vogüé faisait partie de la promotion de maréchaux qui fut signée par le Roi le 13 juin 1783, c’est-à-dire neuf mois après sa mort. Elle comprenait le marquis de Ségur et le marquis de Castries, les deux compagnons d’armes du marquis de Vogüé, ainsi que le comte de Mailly, le prince de Beauvau et le comte de Laval, qui étaient loin d’avoir des états de service égaux aux siens.
Note 16 : Le nom est en blanc dans le manuscrit. Sans doute Gross-Seelheim, où le maréchal d’Estrées, envoyé par la Cour, arriva le 25 août.
Note 17 : Marc-René, marquis de Voyer, fils du comte d’Argenson, ministre de la Guerre, et neveu du marquis d’Argenson, ministre des Affaires étrangères, né en 1722, maréchal de camp en 1752, lieutenant-général en en 1758, mort en 1782.
Note 18 : Louis-Nicolas, marquis d’Auvet, mousquetaire en 1730, guidon des gendarmes d’Orléans avec rang de lieutenant-colonel en 1734, mestre de camp 1738, brigadier 1745, maréchal de camp en 1748, lieutenant-général en 1750, grand-croix de Saint-Louis en 1774, mort en 1781.
Note 19 : Le manuscrit porte " Dormane ". Il s’agit probablement d’un parent de Sigismond Nortmann, né en Silésie en 1715, qui passa en 1745 du service d’Allemagne au service de France et se retira de l’armée en 1748.
Note 20 : Firmin-Aimé Dassier de La Chassagne, né à Lyon en 1702, volontaire en 1720, capitaine en 1721, rang de lieutenant-colonel et commandant de dragons à pied en 1748, pourvu d’une compagnie en 1755, lieutenant-colonel en 1757, retiré en 1763.
Note 21 : Jean-Baptiste de Paravicini, né à Coire, capitaine au régiment de Waldner en 1735, chevalier de Saint-Louis en 1741, lieutenant-colonel au même régiment en 1754, brigadier en 1758, tué le 7 janvier 1760.
Note 22 : Jean-Charles Ardoin de Saint-Maurice, né à Verges en Franche-Comté en 1713, cadet en 1727, brigadier en 1729, lieutenant en 1734, capitaine de grenadiers en 1757, commandant de bataillon en 1762.
Note 23 : Joseph de Paravicini, capitaine au régiment de Waldner et chevalier de Saint-Louis en 1760.
Note 24 : Paul-Ignace Guéroult de Boisclaireau, cadet en 1724, enseigne dans le régiment de Mauconseil en 1726, capitaine de grenadiers en 1747, commandant de bataillon en 1754, lieutenant-colonel au régiment de Durfort, puis brigadier en 1759, maréchal de camp en 1762, gouverneur d’Oléron en 1767, commandeur de Saint-Louis en 1779, mort en 178l.
Note 25 : Jean-Daniel Foucault, lieutenant en 1748, capitaine en 1757.
Note 26 : Joseph-Hector Salabert de Mingin, né à Astaffort, au diocèse de Condom, en 1731, lieutenant en 1745, capitaine en 1755.
Note 27 : Jean-Baptiste de Noyelle, né à Lyon en 1722, quitta le service en 1753 ( ?).
Note 28 : Joseph-Marc de Farge ou Desfarges, né à Marsigny-sur-Loire, lieutenant en 1720, capitaine de grenadiers en 1747, commandant de bataillon en 1752, lieutenant-colonel en 1757, mort en 1762.
Note 29 : Jean-Baptiste-Laurent Deys-Duvivier, né en 1711 à Vivier près de Tonnerre, mousquetaire en 1729, lieutenant en 1731, major en 1748, rang de colonel en 1762, mort en 1765. Une note d’inspecteur dit que c’était " un homme du plus grand mérite à tous égards ".
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