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CAMPAGNE DE 1757

 

 

La guerre fut déclarée à Frédéric Second, roi de Prusse, ayant pour alliés l’Angleterre, le Hanovre, les Hessois et quelques autres princes d’Allemagne. L’Autriche vouloit reprendre sur lui la Silésie et s’étoit alliée avec la France, la Russie et l’Électeur de Saxe, roi de Pologne.

Le roi de Prusse vit la nécessité de commencer lui-même les opérations (1)..... En conséquence ce roi guerrier donna ses ordres partout pour se mettre sur la défensive du côté de la France et de la Russie, et marcha en Saxe, où l’Électeur roi de Pologne avoit assemblé ses troupes au camp de Pirna, poste inaccessible. Le roi de Prusse prévit qu’il avoit le temps d’en faire toutes les troupes prisonnières de guerre avant que les trois autres puissances déclarées contre lui pussent secourir celle qu’il attaquoit, qui étoit encore pour lui un ennemi caché et n’attendoit que l’approche de ses alliés pour se déclarer contre lui.....

Le camp de Pirna est enveloppé de toutes parts ; le Prussien, maître de toute la Saxe, y donne des lois en souverain. Les troupes saxonnes sont bloquées dans ce camp avec peu de vivres. Les alliés de la Saxe répandent, non seulement en Europe, mais dans le monde, l’injustice du monarque prussien qui, sans déclarer la guerre, s’est emparé de la Saxe. Plus des cris partent des cours de Vienne, de Pétersbourg et de Versailles, et plus le monarque guerrier est assuré de la justice de son invasion et de sa prévoyance. Pirna est aux abois faute de vivres ; le Saxon est forcé de se rendre ; le roi de Prusse les veut tous prisonniers de guerre et la faim les force à subir la loi qu’impose le vainqueur. Ils partent de leur fort. Le roi de Prusse propose du service à tous les officiers qui voudront en prendre chez lui ; quelques-uns acceptent, la plupart se retirent comme prisonniers de guerre et donnent leur parole de ne point servir contre Sa Majesté prussienne et ses alliés qu’au préalable ils n’aient été échangés. Quant aux soldats, sans leur faire de question sur leur désir, ils sont tous incorporés dans les troupes prussiennes à raison de tant par régiment.

La Saxe prise, l’armée de Frédéric II se trouve augmentée de 20.000 hommes. Il s’empare de Dresde, capitale de la Saxe, et fait de cet électorat une province de ses états. Argent, vivres de toute espèce, recrues pour son armée, tout y est disposé à son service, comme s’il en eût été le véritable souverain.

Je ne dirai rien des différentes opérations qui se passèrent pendant cette guerre de sept campagnes que firent les Autrichiens et Russes contre Sa Majesté prussienne, et je me bornerai à parler de ce que j’ai vu.

Les troupes françoises se mettent en mouvement, traversant les Pays-Bas autrichiens. 24.000 hommes aux ordres du prince de Soubise (2), se portent sur le Rhin, vers Coblenz, passent le fleuve et sont joints par 12.000 Allemands, troupes des Cercles, aux ordres du prince d’Hildburghausen. Cette armée est dirigée sur l’Elbe et, par différentes marches et sans rencontre d’ennemis, elle se rend près de Rossbach où le roi de Prusse, avec 25.000 hommes, s’étoit porté dans le dessein de combattre cette armée.

Dans le temps des marches de l’armée du prince de Soubise, une seconde armée de 60.000 François, aux ordres du maréchal d’Estrées, traversant les Pays-Bas autrichiens, se porte d’abord dans le pays de Clèves pour. faire le siège de la petite ville de Gueldre, défendue par 800 Prussiens. On prévoit que d’arrêter là l’armée, ou partie, pour prendre cette bicoque, seroit une perte de temps qui retarderoit les opérations générales que les cours alliées s’étoient proposées. En conséquence on prend le parti de construire des redoutes sur les avancées de cette petite place et deux bataillons sont laissés pour les garder et empêcher qu’aucuns vivres ne puissent y entrer et on joint à ces deux bataillons cinquante chevaux. Cette résolution fut la bonne, puisque, un mois après, cette garnison avoit consommé ses vivres et, ne pouvant espérer de secours, fut forcée de rendre la place et fut prisonnière de guerre.

L’armée, qui avoit continué sa marche, s’étoit rendue à Wesel, où un pont de bateaux avoit été établi sur le Rhin et où elle le passa. Là fut le rassemblement de toute cette armée. Je dois dire ici que Wesel est une grande et belle ville, bien fortifiée, avec une infinité d’ouvrages et une citadelle dont la droite appuie à la rive droite du Rhin qui baigne la ville dans toute sa longueur.

Le roi de Prusse, dans le projet de défense qu’il s’étoit proposé contre tant d’ennemis puissants, avoit vu qu’en laissant une garnison d’au moins 10.000 hommes pour la défense, avec toutes sortes de munitions de guerre, une artillerie nombreuse et grande quantité de vivres, il ne produiroit qu’un arrêt de deux mois à l’armée françoise, dont il connoissoit la manière vive et prompte d’attaquer les places et de les emporter. Il avoit même jugé, en capitaine habile, que ces deux mois que Wesel auroit en apparence le mérite d’arrêter l’armée françoise, se réduiroient à un espace de temps infiniment moindre, par le calcul qu’il faisoit que, pendant la durée de ce siège, nous établirions des magasins de toute espèce de subsistances pour nous porter après en avant avec célérité ; que l’armée françoise acquerroit de plus l’avantage de s’aguerrir par ce siège, observation juste dont tout guerrier convient ; que de plus ce seroit un échec à l’honneur. de ses armes.....

La fin de mai, juin et juillet nous permirent seulement d’arriver sur les bords du Weser, à Hoxter, où le gros de l’armée passa sur des ponts établis au-dessus et au-dessous d’Hoxter.

Jusqu’alors, à peine nos troupes légères les plus avancées avoient-elles aperçu quelque petit détachement de celles des ennemis. Au camp d’Hoxter il fallut arrêt de dix jours pour réunir des vivres.

L’on passa enfin le Weser vers le 20 juillet (3) et, en deux marches, l’armée se rendit à Halle ; elle y séjourna un jour.

Vers les dix heures du matin de ce jour, l’on est instruit par les troupes légères de la présence d’un gros corps de cavalerie, soutenu par de l’infanterie dont on ne peut juger la force, parce qu’elle marche dans les bois dont ce pays est abondamment couvert. Le maréchal d’Estrées est aussitôt à cheval et se porte en avant pour reconnoître les différentes troupes qu’on lui annonce. Il donne ordre en partant que tout le camp se dispose à prendre les armes au moment qu’il l’ordonnera. Le maréchal fait reconnoissances ; d’une hauteur où il se place, il aperçoit, sur une autre hauteur vis-à-vis de lui, à la distance de demi-lieue, un corps de 2.000 chevaux dans une petite plaine, et il voit au-dessus, entre les deux hauteurs, un petit combat établi entre nos troupes légères et celles des ennemis.

Au moment où M. le Maréchal étoit monté à cheval, il avoit ordonné que la brigade de Picardie vint s’emparer de la hauteur où il alloit se rendre et que deux brigades de cavalerie vinssent se mettre en bataille et appuyer leur droite à la même hauteur. Cet ordre fut lestement exécuté et, comme ces trois brigades arrivoient à leur destination, les ennemis, qui voyoient très distinctement ce mouvement sans pouvoir juger de nos forces à cause des hauteurs et bas-fonds dont ce pays est composé, firent retirer leurs petites lignes de cavalerie et, en moins de six minutes, nous ne vîmes plus personne sur cette hauteur. Nos troupes légères poussèrent plus vivement celles des ennemis qui, à leur tour, se réunirent sur la même hauteur où étoient auparavant leurs petites lignes de cavalerie et y tinrent ferme.

Les officiers commandant nos troupes, instruits par des prisonniers qu’ils avoient faits que cette marche de cavalerie et de 1.000 hommes d’infanterie avoit pour objet une reconnoissance qu’avoit voulu faire le duc de Cumberland (4) et avec lui nombre d’officiers généraux, firent instruire sur-le-champ M. le maréchal d’Estrées et lui envoyèrent ces prisonniers ; et eux, voyant que les ennemis ne devoient être occupés que de se retirer, firent leurs dispositions pour les aller attaquer sur la hauteur. Du moment qu’ils commencèrent leur marche, les ennemis, qui avoient prévenus les leurs pour une retraite prompte, l’exécutèrent et la firent avec tant de vitesse qu’ils ne perdirent qu’une vingtaine d’hommes, dont la plupart blessés de quelque coup de sabre, et, la nuit à tomber, la brigade d’infanterie de Picardie et les deux brigades de cavalerie eurent ordre de rentrer à leur camp. Je dois dire ici que la brigade de Picardie tenoit, dans l’ordre de bataille général, la gauche de l’armée, vu que trois bataillons autrichiens en tenoient la droite, les troupes françoises étant auxiliaires à celles de l’Impératrice-Reine de Hongrie.

A l’ordre du soir de ce jour, il fut ordonné que l’armée se tînt prête à marcher et, le lendemain matin, l’ordre fut donné pour qu’elle se mît en marche ; ce qu’elle commença à exécuter seulement à huit heures du matin. Les dispositions furent qu’elle marchât sur quatre colonnes. Les équipages appartenant aux différentes colonnes les suivoient. Il y avoit une cinquième colonne pour l’artillerie. Depuis que l’armée avoit passé le Weser, M. le duc de Broglie (5), lieutenant-général, avec deux brigades d’infanterie et quelque cavalerie, avoit marché sur la rive gauche pour la longer à hauteur de l’armée et protéger cette rive des troupes ennemies qui pouvoient s’y trouver, et, dans la marche de ce jour, il exécuta même chose. M. le duc de Randan (6), lieutenant-général, marchoit sur la droite de l’armée avec deux brigades d'infanterie : celle de la Marine et celle d’Enghien. Tous les équipages eurent ordre de marcher vers la gauche de l’armée et furent occuper un gros village, situé près du Weser, où l’hôpital ambulant fut établi.

L’armée fit environ deux lieues et campa, la gauche au Weser, la droite sur des hauteurs appuyée à des bois très considérables. Il se passa dans ces bois, pendant la journée, un petit combat entre douze compagnies de grenadiers qui avoient avec eux 600 volontaires de l’armée et qui mirent en fuite sans beaucoup de résistance les troupes des ennemis qu’ils rencontrèrent. Dans ces différentes attaques nous perdîmes, tant tués que blessés, environ quarante hommes; la perte des ennemis fut à peu près la même. On leur fit quelques prisonniers et nous sûmes qu’ils étoient du détachement qui, la veille, étoit de la reconnoissance qu’avoit faite S.A.R. le duc de Cumberland, général de l’armée ennemie. Nous apprîmes d’eux que, lorsque nous avions quitté le camp, la droite en étoit à Hameln, la gauche à des hauteurs et bois qui sont en forme de potence un peu en arrière du village d’Hastenbeck, le centre de leur armée adossé à une suite de bois qui se prolongeoient presque jusqu’à leur droite qui appuyoit audit Hameln, place fortifiée à la moderne en bonnes courtines, avec bastions adhérents et demi-lunes, le tout revêtu d’une bonne maçonnerie et un chemin couvert.

Le camp établi sans gros ni menus équipages, l’armée passe la nuit dans cette position. Au point du jour du 25 juillet, M. de Chevert (7), lieutenant-général, se porte de sa personne à la brigade de Picardie ; il étoit muni d’ordres pour la faire marcher, de même que celle de Navarre qui devoit y être jointe et devoit être en marche pour cette jonction ; mais, éloignée de celle de Picardie, il lui falloit sans doute du temps, vu qu’elle étoit campée à la droite de la seconde ligne. Comme on l’attendoit, il se passa un petit événement, que je suis bien aise de rapporter, pour qu’en pareille circonstance on puisse se déterminer comme on le fit alors, car le contraire auroit pu avoir les suites les plus fâcheuses le jour de la bataille.

La brigade de Picardie, sous les armes et en bataille, attendant celle de Navarre, toutes deux devant être chargées ce jour-là de l’opération d’attaque, il prend fantaisie au général Chevert d’ordonner que cette brigade soit disposée par piquets de cinquante hommes, comme il étoit d’usage et l’est encore, formés à raison de trois hommes par compagnie (la forme des troupes aujourd’hui en demanderoit six). Cette proposition fut trouvée des plus singulières, et pas un capitaine qui ne se dît : " Comme aujourd’hui je combattrai avec trois hommes seulement de ma compagnie sur cinquante, tous les autres me seront inconnus et, de la part de tous ces inconnus, je le serai aussi ; nulle confiance de part et d’autre ; je serai privé de montrer le bon exemple à des soldats que j’ai tâché de former bons pendant sept ans de peine ; privé dans l’action de nommer tel ou tel que je connois plein de courage, de veiller sur la conduite de tel ou tel qui n’a joint les drapeaux que depuis quatre mois, et d’autres un an auparavant comme recrues ; plus sous mes yeux des soldats du village, de la ville, ou des campagnes voisines que j’habite ! " Ajoutez à toutes les fâcheuses réflexions que chacun se faisoit d’un pareil ordre celles qui devoient rouler dans la tête de chaque soldat, dont chacun d’eux alloit se trouver avec quarante-sept compagnons de différentes compagnies, dont la plupart ne se connoissoient que par l’uniforme ; de plus, pas un officier de ceux qui avoient servi sous le génie du regretté maréchal de Saxe, dont la guerre présente renouveloit le poids de sa perte, qui ne vît la réputation de la brigade de Picardie compromise par la formation qu’avoit ordonnée le général Chevert.

M. de Bréhant (8), un des valeureux colonels de l’armée et qui commandoit le régiment, étoit à la droite avec M. de Chevert ; au bourdonnement que cet ordre occasionna, il quitta le général et vint pour voir ce qui en étoit. J’étois chef de peloton, ayant pour adjoint le comte de Blou (9), officier du pays de Vivarois comme moi, qui est aujourd’hui lieutenant-colonel du régiment de Piémont.

Je suis un des premiers qui voient M. de Bréhant venir à nous. Ce chef avoit pour moi de l’amitié et une certaine confiance, que j’avois acquise par mon attention à penser comme lui, par mon zèle dans l’exécution de ses ordres de paix, par mon désir ardent de me trouver pendant la guerre à même de continuer mon bon propos sur tous les objets qui intéressoient le Roi (10).....

Je m’avance et lui dis : " La formation que M. de Chevert veut donner à votre régiment est généralement désapprouvée de tout le monde ; nous connaissons tous que l’on prend cet ordre dans les tranchées, pour des considérations contraires au bien du service. (On se formoit ainsi pour éviter qu’une compagnie, qui appartenoit au capitaine, ne fût dans le cas de trop souffrir..., car cette compagnie écrasée ruinoit son capitaine s’il échappoit au danger.)... Mais aujourd’hui, avec la formation que le général vient d’ordonner au régiment, après sept ans de paix, alors que les deux tiers au moins des soldats sont nouveaux et n’ont vu brûler de la poudre qu’à l’exercice de paix, vous devez vous attendre à voir leur honneur compromis. Cette phalange, la première françoise, fera peut-être aujourd’hui sa première faute... ; le colonel se fera tuer, et avec lui cinquante ou soixante officiers..., mais le sang de ces braves ne suffira pas pour laver la tache... ; elle durera autant que la monarchie. Vous êtes le chef et votre honneur en est le premier (11) ! "

Au même instant, M. de Bréhant est environné par quarante officiers et je dois dire que la composition en étoit parfaite, que l’intelligence pour la guerre y dominoit. Le bon, honnête et brave M. de Bréhant passoit ses étés avec nous; depuis sept ans nous nous préparions avec lui à la guerre, dans nos conversations, dans nos promenades..... voilà pourquoi nous prîmes la liberté de lui dire notre opinion. Il fut de notre avis et alla rejoindre M. de Chevert pour lui dire la peine qu’occasionnoit au régiment la formation qu’il vouloit lui donner.

La réponse de M. de Chevert ne fut pas fort conséquente ; il allégua que, lorsqu’il voudroit faire marcher cinquante ou cent hommes du régiment, il seroit sûr, en faisant marcher un ou deux piquets, de la justesse de la composition.

M. de Bréhant vint donc nous rejoindre au moment où, par impatience, notre peloton, qui s’étoit grossi de plusieurs autres officiers, alloit à lui. Il nous fit part de la réponse du général, à quoi unanimement nous ripostâmes de dire au général que, lorsqu’il aura besoin de cinquante ou cent hommes, d’ordonner à une ou deux compagnies de marcher et que, quoiqu’elles fussent réduites par les détachés ou malades à trente hommes sous les armes, répondions tous d’en tirer le service de cinquante. M. de Bréhant se rendit à notre désir.

La brigade de Navarre, qui devoit nous joindre, ne paroissant pas, M. de Chevert prit le parti de lui envoyer un aide de camp, pour qu’il eût à la diriger sur le point de réunion qu’il lui indiqua. Celle de Picardie se mit en marche, ses quatre pièces de canon à sa tête, sans autre équipage que les valets montés (ce jour étoit le 25 juillet 1757). Après avoir parcouru trois quarts de lieue de plaine, elle gravit une hauteur assez roide dont la sommité étoit couverte de bois. Cette hauteur tenoit à d’autres, pas plus élevées, mais formoit une forêt de demi-lieue de large, assez claire et toute en bois de haute futaie. L’on mit des petites troupes en avant et sur les flancs, car nous n’avions pas un homme de cheval. Notre marche se fit avec beaucoup de sécurité, tant il s’étoit répandu et accrédité que les ennemis étoient bien éloignés de vouloir hasarder une bataille ; et le général Chevert étoit dans l’opinion comme certaine que l’armée des ennemis se dirigeoit sur Hanovre, ce qui nous rappeloit la certitude qu’avoient les généraux que les alliés ne nous attendroient pas à Ans et Raucoux, et tous, loin de notre général, entre officiers particuliers, nous plaisantions..... Ainsi discourant, nous traversâmes cette forêt ; un brouillard très fort couvroit l’horizon, de manière que de la lisière du bois où nous étions paroissoit devant nous comme un lac d'eau ou de ténèbres.

Le soleil, qui étoit déjà haut (l’heure étant de sept à huit heures), nous permit bientôt de découvrir un mamelon couvert de bois et de troupes, que la lueur des baïonnettes nous fit d'abord apercevoir; par la même raison elles voyoient la tête de notre colonne. M. de Chevert ordonna de se mettre en bataille, ce qui fut exécuté. A ce mouvement nous vîmes de l’agitation et du mouvement aux troupes ennemies que nous apercevions, qui consistoit à prolonger leur gauche. Cette indication de leur part donna à croire au général Chevert qu’elles n’étoient pas en force et [étoient] peut-être en mouvement pour se retirer par le chemin de Hanovre, qui étoit à un quart de lieue de la position qu’elles occupoient.

D’un moment à l’autre, le brouillard quittoit les hauteurs et paroissoit s’épaissir dans la plaine. M. de Chevert fit marcher la brigade de front pour s’emparer des haies qui étoient à sept ou huit cents pas de la lisière du bois auquel nous étions adossés, à peu près à moitié chemin des ennemis. Le régiment en bataille arriva à ces haies. M. de Chevert, dont le projet étoit de marcher de front à la hauteur que tenoient les ennemis pour les y attaquer, continuant de penser que ce n’étoit là qu’une arrière-garde de leur armée, ordonna que tous les soldats qui avoient des haches ou serpes fussent employés à couper les haies et les soldats commencèrent à y travailler.

Comme l’on s’en occupoit, M. de Lusignan (12), capitaine du régiment, commandant les quatre pièces de canon de quatre livres de balles attachées à la brigade, dit à M. de Bréhant : " Les troupes ennemies en face de nous sont plus qu’à portée pour que nous les incommodions ; d’ailleurs on sera instruit si elles veulent nous répondre et si elles ont du canon, cela peut aider M. de Chevert pour savoir à quoi on a affaire. " Cette proposition étant du goût de M. de Bréhant, il va sur-le-champ joindre M. de Chevert, qui étoit vers le centre du régiment à voir couper les haies. M. de Chevert examine la position des ennemis, dont à cet instant on découvroit une ligne de trois ou quatre bataillons. Le brouillard s’abattoit lentement. Le général approuve. M. de Bréhant retourne à M. de Lusignan, auquel il commande d’ouvrir le feu. M. de Lusignan, dans l’intervalle, avoit tout disposé ; les canonniers étoient à leurs pièces. (Je dois ici observer que ces pièces de quatre, attachées au régiment à raison d’une par bataillon, y étoient servies par des soldats desdits bataillons à raison de seize hommes pour chacune d’elles, lesquels étoient parfaitement instruits pour les pointer, tirer avec la plus parfaite célérité et les manoeuvrer sous toutes les formes qu’un régiment peut prendre.)

L’ordre donné, le feu commence, ce qui met trouble et grande agitation aux bataillons qui en reçoivent les coups. Après un feu de six minutes, les ennemis nous ripostent avec une batterie de six pièces de canon, dont les boulets qui nous venoient près du double des nôtres.

A cet instant la brigade de Navarre arrive. M. de Chevert lui fait dire de venir se mettre en bataille à notre gauche, ce qu’elle exécute. Comme elle traversoit la petite plaine, entre le bois et la position de la brigade de Picardie le canon de l’ennemi l’endommage d’une quinzaine de soldats tués ou blessés.

A ce moment il est neuf heures du matin; le brouillard se dissipe, s’abat avec la vitesse d’un rideau que l’on tire et nous découvrons toute l’armée ennemie en bataille. De leur seconde ligne, qui se dirigeoit à portée des troupes vers leur gauche, une seconde batterie de huit pièces est dirigée sur les deux brigades isolées de Picardie et de Navarre.

Une quinzaine de cavaliers de nos troupes légères, que le bruit du canon avoit attirés, disent au général Chevert que toute l’armée françoise est en marche, ce dont le général étant instruit, il s'informe des circonstances dont il lui est rendu un compte peu certain. Il donne alors ordre au maréchal des logis qui les commande d’aller avec sa troupe reconnoître la marche de notre armée et de venir lui en rendre compte; il y joint un de ses aides de camp. Voyant qu’il n’avoit plus affaire à une arrière-garde mais à l’armée entière, il ordonne que les deux brigades à ses ordres aient, par un demi-tour à droite, à marcher en arrière, traverser la petite plaine qui les sépare du bois, y arriver, y entrer, s’y mettre à couvert du canon et, par un autre demi-tour à droite, faire face aux ennemis. Cet ordre s’exécute sans beaucoup de perte, la canonnade des ennemis étant mal dirigée.

Le général, par un temps de galop en dedans du bois, se porte sur la lisière de gauche pour y chercher l’armée et voir si elle arrive, mais vainement et il n’aperçoit pas un homme.

Si les ennemis eussent bien connu notre position, ils en eussent tiré un grand avantage, car, après avoir culbuté ces deux brigades, ils se seroient trouvés sur le flanc droit de l’armée du Roi et les inconvénients qui eussent pu en suivre eussent été bien fâcheux.

Ce ne fut qu’au bout de quatre heures de station dans le bois que nous découvrîmes les différentes colonnes de l’armée du Roi, dont celle de la droite vint appuyer à la droite du bois où nous étions. Notre petite canonnade du matin avoit accéléré le départ et la marche de l’armée et, le brouillard tombé, M. de Chevert avoit donné nouvelle de ce qu’il voyoit au maréchal d’Estrées.

Je dois dire ici la négligence des ennemis et justifier l’opinion du général Chevert, qui vouloit toujours que l’armée ennemie fût en retraite sur Hanovre, car nous n’avions pas trouvé vestige d’ennemis dans le bois que nous avions occupé le matin et qui n’étoit pas à seize ou dix-huit cents pas de leur ligne de bataille ; cette inadvertance de leur part faisoit persévérer le général Chevert dans son idée (et tout autre y eût été trompé) et, sans l’heureux hasard qui ne permit à la brigade de Navarre de pouvoir nous joindre que vers neuf heures du matin, le général Chevert avec ses deux brigades alloit donner dans le pot au noir, attaquer seul l’armée ennemie, et n’eût pas manqué d’être bien reçu et étrillé. Le général Chevert s’impatientoit beaucoup du retard de la marche de cette brigade et de la suspension de l’attaque qu’il projetoit, mais la Fortune veilloit et l’Être suprême, qui conduit tout comme il le veut, étoit pour lui (13).

Sur les deux heures de l’après-midi, arrive M. de Vallière (14), lieutenant-général commandant l’artillerie ; après une courte conversation avec M. de Chevert, il met pied à terre, s’avance en avant du bois, demandant à être seul pour ne pas attirer un feu inutile sur les curieux (ce qui étoit déjà arrivé à quelques-uns, du moment qu’ils sortoient trois ou quatre ensemble, et nous avoit occasionné la perte de quatre soldats tués dans le bois). M. de Vallière fait donc tranquillement sa reconnoissance sur tout le front de bataille que tiennent les ennemis ; il rentre dans le bois, prend des lunettes et, d’un arbre auquel il s’appuie, il découvre plusieurs batteries, comme nous l’avions déjà fait, au bas des hauteurs où paroissait leur gauche tenant la sommité, au bas de laquelle on découvroit une redoute très rasante.

Quant au reste de l’ordre de leur bataille, j’en ai parlé ci-devant et je répète pourtant : la droite à Hameln ; un bosquet dans la plaine qu’ils occupoient à une portée de canon d’Hameln ; leurs lignes adossées à des bois qui se prolongeoient jusqu’aux hauteurs où appuyoit leur gauche; en avant et rapproché de la gauche, le village d’Hastenbeck ; la sommité de la montagne (15) garnie de troupes, celles que nous avions découvertes le matin et avec lesquelles nous nous étions canonnés ; leurs batteries établies l’une à mi-côte de la hauteur et l’autre au bas de la montagne, qui mérite ce nom par sa grande élévation et toute couverte de bois, avec des parties en taillis où un homme seul ne peut pénétrer qu’avec de la peine, ce que nous éprouvâmes le lendemain.

M. de Vallière remonte à cheval, va conférer avec M. le maréchal d’Estrées de ce qu’il y a à faire sur tout ce qu’il a observé. Une heure après, il nous arrive, suivi d’un train d’artillerie de vingt-cinq pièces de canon de douze et seize livres de balles, et de quatre de vingt-quatre; il en désigne et ordonne l’emplacement. Tout cela s’exécute sans que les ennemis tirent un coup de canon; nous voyons seulement qu’ils sont occupés à en placer comme nous. On fait rentrer dans le bois tous les chevaux d’artillerie, on laisse quelques fourgons épars dans la plaine, où sont les gargousses pour le service de cette artillerie.

M. de Chevert, qui prévoit que le bois où nous sommes va être l’égout des boulets ennemis de la canonnade qui se dispose, ordonne que les deux brigades à ses ordres s’enfoncent de quatre-vingts ou cent pas dans le bois, pour s’en mettre à couvert, au moment où cet ordre s’exécute, la canonnade commence; elle fut d’un fracas terrible, tant de notre part que de celle de nos ennemis; le nombre de canons étoit égal de part et d’autre, mais, soit que nos batteries fussent mieux disposées, nos canonniers plus habiles, ou la position du soleil plus favorable, nous venant par derrière et frappant dans les yeux des ennemis, tant est qu’à chaque instant on les voyoit abandonner leurs pièces. Les nôtres avoient la malice de diminuer leur feu, mais de le disposer pour lorsqu’ils reviendroient, et, au moment que les malheureux revenoient à leurs pièces, on les chassoit d’une manière cruelle. La plupart de leurs pièces furent démontées; ils firent une perte très considérable de leurs canonniers et, dès sept heures et demie du soir, leur feu fut éteint. Cette canonnade, qui commença à quatre heures de l’après-midi, porta grand dommage à leurs lignes, où ils perdirent nombre de chevaux et d’hommes.

Quant à notre perte, elle fut de quatre canonniers et un cheval à M. de Chevert, tué dans le bois. Il est rai que la terreur avoit si fort pris aux canonniers ennemis que pointant on ne peut plus mal, tous leurs boulets passoient par-dessus la tête de nos canonniers et venoient frapper la pointe des arbres du bois où nous étions.

Nos batteries continuèrent à tirer sur celles des ennemis qu’ils avoient abandonnées, pour les détruire le plus possible, et, tant que durèrent le reste du jour et le feu, ils n’eurent le courage seulement de chercher à les déplacer pour les mettre à l’abri et attendirent la nuit pour y pourvoir. Après la bataille, nous fûmes instruits qu’à cette canonnade ils perdirent cent artilleurs.

La canonnade finie, la curiosité sur ses effets le fut et chacun pensa à manger un morceau, car la plupart des officiers n’avoient guère pris de la journée qu’un morceau de pain, et j’étois du nombre. Ce qui lestement fait, je fut joindre M. de Bréhant, qui étoit à table sur le gazon avec le général Chevert, qui arrivoit de chez M. le maréchal d’Estrées. Leur repas pris (il étoit alors neuf heures un quart), M. de Chevert ordonna que les deux brigades à ses ordres se tinssent prêtes à marcher, qu’il n’y eut que le moins de chevaux possible menés à cette marche. 200 volontaires, aux ordres de M. de Rocqueval, capitaine de Picardie, avoient été poussés à dix heures en avant et étoient venus se placer sur la lisière du bois et au bas des hauteurs que la gauche de l’armée ennemie occupoit et dont les troupes que nous avions vues pendant la journée n’étoient pas à plus de mille ou douze cents pas. A onze heures de la nuit, ces deux brigades en colonne, ayant rompu par compagnie, se mirent en marche et, la direction étant de tourner la gauche des ennemis, elles vinrent passer contre le bois qu’ils occupoient (ce bois étoit prolongé à sa droite par un terrain en culture qui n’avoit pas quatre cents pas de large, et puis le bois reprenoit) (16).

Le chemin que la colonne fut obligée de prendre rasoit à sa gauche le bois où étoient les ennemis ; il étoit si étroit, si pierreux, si encaissé que dans sa plus grande partie à peine pouvoit-on marcher deux hommes de front, ce qui occasionnoit un défilé continu, quoiqu’il y eût très peu de chevaux dans cette colonne, car tous les officiers en état de marcher étoient à pied ; mais plusieurs d’eux avoient ordonné à leur domestiques à cheval et qui menoient le leur en main, de suivre la colonne ; les autres valets et leurs chevaux étoient par conséquent séparés, ce qui causoit, de la part de ces chevaux, des hennissements continuels.

J’affirme que ces deux brigades marchoient dans le plus grand désordre, par l’impossibilité que cela fût autrement, avec un bruit de gamelles et bidons et choc des armes par les chutes fréquentes que faisoient les soldats dans ce mauvais chemin. Le silence seul étoit observé et je l’attribue au danger que chacun voyoit dans cette marche, sans oublier d’y maudire le hennissement des chevaux. Si chaque officier eût laissé ses chevaux au bois que nous quittions ; la marche eût été plus secrète et je dois dire que la majeure partie de ceux de la brigade de Picardie avoient pris ce parti.

Après avoir monté dans ce désordre pendant une demi-heure à la file les uns des autres, assez lestement, car. chacun se voyoit dans un coupe-gorge, le premier bataillon déboucha sur une petite plaine de champs cultivés, tenant et faisant suite à ceux qui étoient à notre droite. Au fur et à mesure que les compagnies sortoient de ce défilé et se formoient par compagnie, les colonnes se prolongeant par la droite, on arrivoit près du bois qui terminoit cette trouée. Les quatre bataillons du régiment de Picardie tinrent tout l’espace, à peu de chose près, de ce terrain entre les deux bois ; dans celui de gauche, que nous venions de longer, étoient les ennemis.

Cette première brigade formée fut portée environ soixante pas en avant pour faire place à celle de Navarre qui se mit en seconde ligne, et tous les chevaux qui appartenoient à ces deux brigades furent placés dans le penchant de la trouée, derrière Navarre, et, comme ce terrain étoit sans la moindre ressource pour les faire manger, les hennissements furent toujours continuels.

De n’avoir pas trouvé un ennemi dans l’espace que nous avions parcouru, malgré tout le fracas qui s’étoit fait ; ayant longé, et sous les branchages du bois qu’ils occupoient, le chemin creux dont je viens de parler et n’y ayant personne d’eux à cette lisière du bois, cette négligence inouïe de leur part (si c’en étoit une, idée à laquelle on ne pouvoit s’arrêter) donnoit à penser au général Chevert qu’ils devoient être en pleine marche sur Hanovre, comme il avoit toujours pensé qu’ils le feroient. Sa persuasion à cet égard étoit si constante qu’en mettant les deux brigades à ses ordres en bataille, leur front faisoit face au chemin de Hanovre et le dos en partie au bois où les ennemis étoient. La nuit se passa dans cette position ; il fut permis aux soldats de s’asseoir ; fatigués de toutes les marches de la veille et des jours précédents, ils ne tardèrent pas à s'endormir.

Les huit pièces de canon de ces deux brigades gravirent la montagne à leur tour, non sans beaucoup de bruit, et le silence persévérant de la part des ennemis confirmoit de plus en plus qu’ils devoient avoir quitté leur position de la veille.

Un peu avant le jour, M. de Bussy, qui commandoit 400 volontaires de l’armée, vint joindre M. de Chevert, et sa troupe et lui furent placés à la gauche des deux brigades d’infanterie. Arrivé à cette gauche et appuyant la sienne à la lisière du bois, il lui prit fantaisie, en homme de guerre pourtant, de pousser trente volontaires dans le bois, avec ordre de le fouiller en se portant en avant, vu que la disposition que la disposition que nous tenions lui paroissoit singulière, excepté que l’on ne fût sûr de la retraite des ennemis.

L’aube du jour commencoit à paroître alors. Les trente volontaires en petit peloton n’eurent pas fait cent pas dans le bois, que nous entendîmes tirer quelques coups de fusil. Comme la plus grande partie des officiers et soldats avoient dormi deux ou trois heures et s’étoient éveillés, les deux brigades furent bientôt debout et à leurs armes, chacun ayant reposé les tenant dans les bras et les couvrant pour les garantir de l’humidité de la nuit, ainsi que chaque officier particulier l’avoit recommandé à sa troupe ; les capitaines en firent sur-le-champ l’examen pour voir si les amorces étoient bien séchées et pour porter remède à celles qui, négligées, ne le seroient pas, ce qui fut exécuté.

Pendant ce temps, M. de Bussy quitta l’ordre qu’il tenoit en bataille, disposa sa troupe en faisant face au bois et fit marcher cinquante hommes de plus dans le bois, pour soutenir les trente premiers qu’il y avoit jetés, avec ordre, comme lui avoit prescrit le général, d’être sur la défensive et de ne point avancer dans le bois, pour éviter que les ennemis fussent instruits que nous fussions avec une apparence de force si près et derrière leur gauche, ce qui fut exécuté avec intelligence, et les deux brigades restèrent dans la position de la nuit, tant le manque de la garde de la lisière du bois confirmoit à chacun que les ennemis s’étoient retirés.

Les premiers ennemis découverts entretenoient toujours une petite escarmouche avec les trente hommes de M. de Bussy, mais, comme chacun des nôtres et des ennemis prenoit un bon et gros arbre de la forêt pour se mettre à couvert et cherchoit à tirer avec avantage, il ne se tiroit guère qu’un ou deux coups de fusil par minute et le bruit que nécessairement les ennemis devoient entendre ne leur portoit nulle alarme par sa médiocrité, surtout restant toujours fixé au même lieu.

Le jour augmentant sa lumière, M. de Chevert s’avança dans la trouée derrière nous; il découvrit partie de l’armée françoise qui formoit sa ligne et découvrit également la droite de l’armée ennemie dans la même position qu’elle avoit tenue la veille, ainsi que le centre et la gauche, qu’il n’avoit pu voir, à cause de la montagne et des bois où nous touchions ; il jugea que tout devoit être dans le même ordre que la veille et il fut décidément éclairé et vit que nous jouerions des couteaux et qu’il y auroit bataille.

Dans ce cas, il avoit pris les ordres de M. le maréchal d’Estrées, comme pour le cas où les ennemis se retireroient. Tout avoit été prévu dans le conseil de guerre tenu la veille en présence de M. le duc d’Orléans, premier prince du sang.

De retour de ses observations, le soleil frappant alors l’horizon il ordonna que les brigades de Picardie et de Navarre se missent en colonne par bataillon de front, le premier de Picardie tenant [la tête], les autres successivement et après, les quatre de Navarre. Là devoient les joindre deux autres brigades d'infanterie, d’abord celle de la Vieille Marine, qui nous joignit seulement sur les sept heures ; elle étoit aux ordres de M. de Maupeou, qui nous annonça la prochaine arrivée de celle d’Eu et d’Enghien que conduisoit M. de Randan. Ces deux brigades étoient celles qui avoient marché sous les ordres de ce dernier général pour couvrir la droite de l’armée à son départ de Halle, et avoient marché par échelons puisqu’elles ne purent arriver ensemble, ce qui retarda le commencement de l’attaque de M. de Chevert (ce qui avec raison lui donnoit grande fâcherie et impatience, les ennemis pouvant se pourvoir à leur gauche par une augmentation de troupes et de difficultés).

La brigade de la Marine prit la même formation que celles de Picardie et de Navarre en se formant par bataillon de front en colonne. Celle d’Eu ne paroissant pas encore, cela donna tout loisir à M. de Chevert de rappeler aux troupes à ses ordres un des moyens de l’ancienne chevalerie. Placé sur la droite du centre de la colonne, il mande que les colonels et lieutenants-colonels viennent à lui ; ils s’y rendent et M. de Chevert leur dit : " De ce que nous allons faire dépend aujourd’hui la continuité de la gloire des armes du Roi, celle des vieilles et premières phalanges de l’État à vos ordres. Vous voyez notre position et que nous sommes, par la marche que nous avons exécutée pendant la nuit, sur la gauche et même derrière cette aile des ennemis. Notre attaque doit être aussi prompte que l’éclair ; nous ne devons pas y tirer un coup de fusil, mais passant toujours en avant dans le bois où nous allons entrer, joindre l’ennemi et le chasser à coups de baïonnette. Je demande donc vos paroles, Messieurs, que vous conduirez ainsi vos troupes; que chacun de vous aille à son régiment y assembler les officiers pour avoir d’eux même promesse, avec indication d’en faire part chaque capitaine à sa compagnie. Je vous préviens de plus que le commencement de notre attaque doit décider la marche et les attaques de l’armée. " Dans les points convenus, chaque colonel vint à son régiment y assembler ses officiers et leur répéta ce que le général avoit exigé d’eux, leur demandant à son égard même parole. Le tout convenu, les officiers furent à leur poste.

A ce moment la brigade d’Eu débouche d’un petit bosquet à un quart de lieue de nous. M. de Chevert ordonne neuf compagnies de grenadiers, trois de chacune de ces trois premières brigades, aux ordres de M. le comte du Châtelet (17), lesquelles viennent se mettre en bataille à la tête de la colonne, en avant du premier bataillon de Picardie, et font le premier échelon de la colonne qui devoit être formée de ces quatre brigades. Le canon de chacune d’elles devoit marcher dans le bois, sur le flanc, ce qui ne pouvoit s’exécuter qu’en serpentant et par l’adresse des conducteurs. M. de Bussy, avec les 400 hommes à ses ordres, fait la tête du tout.

L’ordre donné, tout s’ébranle et se met en marche. A deux cents pas dans le bois commence une fusillade entre les troupes qui s’y trouvent et celles aux ordres de M. de Bussy, qui y fut tué. Cette formidable colonne marche toujours. Les 400 hommes de feu M. de Bussy, une moitié appuyée à droite et l’autre à gauche, continuent de tirer en marchant en avant et, à hauteur de la colonne qui tient sa parole et marche toujours sans tirer, le premier échelon des troupes que nous avions trouvées y joint un second qui devoit le soutenir et eux s’y rallient et le feu devient plus considérable. Ici il faut dire que le terrain alloit toujours en montant insensiblement, ce qui faisoit que les ennemis faisoient beaucoup de feu, mais peu de mal, le bois nous garantissant en partie. La colonne tient encore ici sa parole et, continuant sa marche, part au pas bien décidé, avec une contenance très assurée. A quatre pas les ennemis font demi-tour à droite et se retirent.

La colonne devoit tout entraîner et l’auroit fait bien certainement après avoir marché encore deux cents pas, mais les grenadiers qui en tiennent la tête s’arrêtent malheureusement et commencent un feu de mousqueterie très vif. Comme celui des ennemis tomboit tout sur le centre, insensiblement ces grenadiers, pour éviter le danger de ce centre, appuyent les uns à droite, les autres à gauche, et découvrent environ quatre pelotons du premier bataillon de ceux placés au centre, où j’étois, y commandant le mien. M. de Bréhant, qui étoit à la droite de son premier bataillon, vient au centre et me dit : " Pourquoi donc cette fusillade ? " et montrant de la main ceux qui la faisoient : " Je vais à eux, me dit-il ; dites aux officiers, s’il est possible, de les faire marcher en avant. "

Je prévois que beaucoup, qui sont à genoux et ont l’air de ne plus rien entendre, vont appuyer à droite et à gauche, comme ont fait les volontaires de Bussy, que la colonne découverte se portera en avant, que nous enfourner par le centre dans cet endroit est chose dangereuse pour l’ordre qui va se rompre et que, si nous trouvons une force importante, cela pourra devenir dangereux. A ce moment nos quatre pièces de canon, qui étoient à la droite, tirent, les quatre de Navarre s’y joignent et font un vacarme affreux, répété par les échos qui multiplient le bruit.

Les ennemis combattoient derrière quelques arbres qu’ils avoient abattus à la droite ; il en sortit une quarantaine, qui firent une charge sur notre artillerie, vinrent saisir deux chevaux près de nous, avec projet sans doute de les emmener, et saisirent le chevalier Le Prêtre (18), âgé de dix-sept ans, aujourd’hui lieutenant-colonel du régiment de Provence. Mais une compagnie de grenadiers du régiment de Picardie tomba sur ces braves et, à coups de baïonnette, eut bientôt fait tout disparoître ; la plupart de ceux qui avoient fait cet acte de vigueur furent tués.

Pendant ce temps, M. de Bréhant s’étoit porté aux grenadiers de la Marine, à dix pas de notre front ; venu sur la gauche du centre du premier bataillon, il voulut pérorer les officiers et grenadiers, mais il ne lui fut possible de se faire entendre ni des uns ni des autres, le bruit du canon et de la mousqueterie étant considérable. Il revint au centre du bataillon et me dit assez haut : " Nous allons marcher en avant. " Vite, je dis aux trois pelotons qui faisoient la gauche du bataillon : " Si les grenadiers qui sont devant vous ne marchent pas, passez devant eux, et sans vous rompre. " M. de Bréhant en dit autant aux deux pelotons de la droite, dont le front étoit encore couvert par les grenadiers, et, se portant à dix ou douze pas en avant, met l’épée à la main en faisant face à ce premier bataillon, pour lui ordonner de se porter en avant ; il reçoit un coup de feu à la cuisse, que lui pare un cachet d’or qu’il avoit dans la poche de sa culotte, et, du coup, il tombe sur le cul. Mou attachement et mon estime pour ce colonel font que je cours à lui, le croyant grièvement blessé. Il étoit tombé à vingt pas des ennemis. Mon enthousiasme se joint aux sentiments que j’avois pour lui ; je me place donc entre lui et les ennemis, désirant lui faire une égide de ma personne; je l’invite à se lever; il me répond : " Tout à l’heure. " A cet instant vingt balles viennent labourer le gazon à côté de nous ; je le lui fais observer ; il y regarde. Dans ce moment d’autres y viennent frapper ; il voit le danger et, s’aidant d’un arbre qu’il tient, je passe alors mes deux bras sous les siens en le tenant par derrière. Étant debout, il remue ses deux jambes pour voir s’il n’a pas quelque fracture ; il les trouve l’une et l’autre exemptes de cet accident ; je le saisis sous le bras et l’aide à venir au bataillon, où arrivé je fais serrer les files de ma compagnie, le fais passer derrière et lui donne un soldat de ma compagnie qui lui donne le bras ; chaque file à mon commandement reprend ses distances et je reste à leur tête.

Le moment d’après, nous sommes instruits que M. de Gascoin, notre lieutenant-colonel, détaché aux grenadiers sous M. le comte du Châtelet, colonel alors de Navarre, aujourd’hui lieutenant-général, colonel du régiment du Roi-infanterie, vient d’être tué. Au même instant ce M. du Châtelet, soutenu sous ses deux bras par deux officiers du régiment de Navarre (l’un se nommoit Lestrade, de ma connoissance), vient à nous, la cuisse et la botte couvertes de sang, ayant un coup de feu à peu près dans l’aine. En approchant de nous, il dit à ces officiers d’une voix très distincte : " Il faut savoir donner son sang et sa vie pour le service de son prince. " Je fais ouvrir les files de ma compagnie et il passe derrière, s’y arrête, fouille dans la poche de sa veste et en sort un écrit qu’il déchire.

(Dix-huit ou vingt mois après, de quartier dans la petite ville Degocy (?), je suis aux ordres du chevalier du Châtelet (19), lieutenant-général attaché à la gendarmerie. Je lui raconte les propos de son neveu et l’acte d’avoir déchiré un écrit. Dans les uns il reconnoit la valeur et le courage qu’il tient des siens et dans l’autre la discrétion qui doit être une des vertus des grandes âmes, et, content de mon récit, il m’en fait des remerciements.)

Je saisis l’instant du passage et des bons propos de ce colonel pour dire assez haut : " Voyez, mes amis, voilà un jeune seigneur avec plus de cent mille livres de rentes ; il vient de se marier, il quitte tout en France et voyez la manière qu’il donne son sang et peut-être sa vie pour le Roi. Avec combien peu de regrets nous autres nous devons donner l’un et l’autre. Quel bel exemple il nous donne ! "

A peine avois-je fini cette petite allocution que M. de Chevert, à cheval, arrive vis-à-vis mon peloton. Les ennemis, qui l’aperçoivent, redoublent leur feu pour tâcher de l’abattre ; je vois le général sans cuirasse (il n’en avoit que le collet autour du col), et son cordon rouge placé sur son habit. Le sifflement des balles tourmentoit son cheval ; il observe et, comme il ne disoit rien, je me hasarde à lui demander si c’est M. de Bréhant qu’il cherche. Je savois qu’il l’aimoit beaucoup et j’étois instruit aussi que M. de Bréhant lui étoit fort attaché. Il me regarde et me dit : " Où est-il ? " Je lui dis : " Il est passé derrière le bataillon, un peu blessé. M. le comte du Châtelet y est passé blessé aussi. M. de Gascoin l’est aussi, mais plus fort. "

La fusillade continue toujours. M. de Chevert, occupé en partie de contenir son cheval, vouloit toujours qu’il présentât la tête aux ennemis. Il me vint dans l'idée : " Si notre général est ici tué malheureusement ou blessé fortement, qui nous donnera ses ordres ? " (Nous n’avions pas un seul maréchal de camp pour nos deux brigades.) Je prends alors mon parti et, voulant conserver les jours de notre général, je dis à ma compagnie : " A droite et à gauche, serez vos files. " Et, m’adressant à M. de Chevert, je lui dis : " Général, voilà le chemin par où MM. de Bréhant et du Châtelet ont passé tout à l’heure; puisque vous désirez leur parler, vous ne pouvez manquer de les trouver. " Et de la main je lui indique son chemin. Il me fixe de la tête aux pieds et passe. J’affectois de me redresser le plus qu’il m’étoit possible, afin de lui montrer que ma crainte n’étoit que pour lui et en vérité je le sentois de même.

Nous restâmes dans cette position encore un quart d’heure. Les ennemis, qui, par la continuité de leur feu, avoient fort diminué le front des compagnies de grenadiers qui étoient devant nous, voyant que la tête de la colonne persévéroit à ne pas tirer, s’avisèrent, en nous bien ajustant, de baisser leurs coups, qui auparavant, tirant devant eux horizontalement, ne nous portoient pas grand préjudice, et comme ils n’étoient qu’à trente-cinq ou quarante pas, ils abattirent dans le moment cinquante ou soixante hommes du bataillon.

M. Gelb (20), brave aide-major, arriva où j’étois, observant que depuis deux minutes les figures des soldats, vermeilles jusqu’alors, blanchissoient à vue d’oeil. Ne voyant nul officier supérieur, je dis à ce Gelb : " Écoute, c’est moi qui commence le feu. Les ennemis nous tirent, rendons-leur même marchandise. Dis au peloton de Denocq, qui a encore des grenadiers devant lui, et à celui de la Paluette (21), qui est à sa droite, de ne pas tirer. Je vais avertir le chevalier de Monteil (22) d’empêcher que les siens tirent pour la même raison. " Et, courant sur le front du bataillon, j’avertis le chevalier de Monteil et les autres que nous allions commencer le feu de peloton tout comme à l’exercice.

De retour à ma troupe, je fais le commandement d’usage à mon peloton et le feu suit jusqu’aux ailes indiquées, où parvenu je recommence. Quatre décharges des cinq pelotons qui avoient possibilité de tirer chassèrent les ennemis de devant nous et, au lieu de commencer une cinquième décharge, j'écoute : pas urne balle. Je regarde à travers les feuilles et branches des arbres abattus vis-à-vis nous, je ne vois plus les ennemis où je les voyoit auparavant. Je dis à mon peloton, qui étoit disposé à continuer le feu : " Portez vos armes et, s’ils recommencent, nous leur répondrons.. "

A cet instant, M. de Bréhant, dont la blessure étoit une contusion, arrive. Je lui rends compte du feu qu'il vient d’entendre, que, s’il veut ordonner de marcher en avant, je suis sûr que les ennemis ont fait la même manoeuvre que les volontaires de Bussy et les neuf compagnies de grenadiers et se sont jetés à droite et à gauche pour éviter le feu qui les chauffoit tout à l’heure ; il fait le commandement d’une voix forte : " En avant, marche ! " ce que le bataillon exécute vivement. Nous nous emparons du terrain que tenoient les ennemis et nous les trouvons comme je l’avois jugé, qui revenoient joindre leur poste que le feu que nous leur avions fait leur avoit fait abandonner ; alors un cri de : " Tuez, tuez ! " fut le signal de leur fuite. Nous les poussons jusqu’à la sommité de la montagne dont on les culbute sur le revers ; la baïonnette avoit jusque-là servi à les détruire et chasser, et la fusillade les accompagne dans la descente de l’autre côté.

Sur la hauteur, où toute l’armée françoise pouvoit nous voir si elle y avoit porté ses regards, M. de Chevert ordonna qu’on fît flotter les drapeaux du premier bataillon, ce qui fut exécuté; de plus, M. de Chevert y fit conduire à bras les quatre pièces de canon de la brigade de Picardie, qui tirèrent plusieurs coups à dos et à flanc de l’armée ennemie. De cette hauteur nous vîmes une colonne suisse et dragons à pieds qui entroit dans le bois, laquelle protégeoit la droite de l’armée françoise, et une ligne d’infanterie dont la droite rasoit le bois et se prolongeoit jusqu’au village d’Hastenbeck et quelques troupes qui attaquoient et chassoient ce qu’il y avoit dedans. Le canon de l’armée protégeoit la marche de cette ligne et celui des ennemis y ripostoit, surtout de la redoute que nous avions découverte la veille. Cette ligne s’avancoit fièrement, drapeau haut et bien déployée. La ligne, marchant plus rapidement que la colonne qui, dans le bois, rencontroit des obstacles par les ravins qui sont au bas de la montagne, se trouva à portée du feu de trois bataillons ennemis, qui étoient sur la lisière du bois et que personne n’avoit aperçus ; elle en reçut une décharge pleine qui étonna cette brigade : elle fit demi-tour à droite et rentra dans un ravin qu’elle venoit de passer, mais la colonne, qui cheminoit toujours, chassa ces trois bataillons ennemis. La brigade se reforma dans ce ravin, en sortit et remarcha en avant. La colonne et elle s’emparèrent de la redoute (23) et l’armée ennemie fit sa retraite, d’abord repliant son centre et sa gauche sur Hameln, où, laissant un bataillon hanovrien, elle marcha sur plusieurs colonnes à un ruisseau fort encaissé, sur lequel elle avoit fait plusieurs ponts, le passa et se rallia sur un plateau très vaste et fort élevé, au bas duquel passe le ruisseau dont je viens de parler.

Revenons à la division de M. de Chevert voir ce qui s’y passa depuis qu’il eut gagné les derrières des ennemis et culbuté leur gauche. Après avoir donc fait flotter au haut de cette sommité les drapeaux du premier bataillon du régiment de Picardie pour donner signe à l’armée qu’il étoit vainqueur dans sa partie, et après qu’il eut fait tirer quelques volées de canon à deux bataillons ennemis dans le bas et qui faisoient face au bois, trois bataillons de Picardie avoient suivi deux pelotons du premier bataillon, lesquels avoient suivi les grenadiers, et Navarre avoit suivi ces bataillons de Picardie. La Marine, soutenant sa direction plus vers la gauche, se trouvant sur celle de Navarre et, comme un bataillon de la Marine étoit en avant de lui et sur sa droite, les taillis fort épais l’empêchoient de voir ; il pense que ce sont des ennemis et en conséquence le bataillon lâche tout son feu sur Navarre, qui, se voyant fusillé par derrière, ne sait qu’en penser, ce qui met dans ce régiment du désordre et encore plus d’étonnement, mais sans beaucoup de mal parce que le bois taillis qui les séparoit étoit fort épais et arrêta presque toutes les balles. Comme cette décharge s’était faite sans ordre, les officiers de ce corps empêchèrent qu’il en fût fait davantage, et le bataillon de Navarre qui avoit reçu cette décharge descendit à mi-côte de la montagne, où il joignit les trois autres bataillons.

Cette erreur arriva au moment où M. de Chevert m’avoit donné commission d’aller voir ce qu’étoient devenus les trois bataillons de Picardie et les deux pelotons de la compagnie de grenadiers du premier bataillon qui n’étoient point aux ordres de M. du Châtelet, car sur le haut de la montagne nous n’étions que six pelotons du premier bataillon et trois compagnies de grenadiers de la Marine ; tout le reste de la colonne avoit pris à droite et trouvé devant lui un taillis si épais que l’on ne pouvoit y passer, ce qui l’avoit jeté encore plus à droite et poussé les ennemis jusqu'à la lisière du bois.

Je vois les ennemis dans la plaine. C’étoit le moment où attaquoit la redoute. Je regagne promptement le haut de la montagne et je rends compte à MM. de Bréhant et de Chevert de ce que j’ai vu ; je dis que le moment est [venu] de descendre pour prendre les ennemis à dos ; je leur ajoute que j’ai laissé M. de la Rochethulon (24) à mi-côte de la montagne, qu’il m’a dit qu’il resteroit là où il étoit jusqu’à ce que le général lui envoyât des ordres ; j’assure que, par le chemin que j’ai tenu pour revenir, il y en a un par où l’artillerie peut passer.

M. de Chevert ordonne à Lusignan de se mettre en marche ; les quatre pièces de canon de Navarre le suivent, les six pelotons du premier bataillon et les trois compagnies de grenadiers de la Marine en colonne par compagnie sur le flanc. Dans cet ordre nous descendons la montagne et je conduis le tout où j’avois laissé M. de la Rochethulon, qui commandoit les deux bataillons et auquel le troisième venoit de se joindre.

M. de Chevert dit à M. de Randan, lieutenant-général, qui étoit arrivé avec la brigade d’Eu : " Prenez poste, Monsieur, sur la sommité de la hauteur que je quitte et placez la brigade à vos ordres comme vous jugerez convenir. " M. de Randan place sur ce plateau les pièces de canon de la brigade à ses ordres et de plus les quatre du régiment de la Marine, parce que l’officier qui les commandoit étoit jeune et qu’à la proposition que lui en fit le général, il n’osa refuser (ce qu’il eût dû faire et aller chercher son régiment qui étoit en avant, la suite va démontrer son tort).

A peine M. de Randan est-il établi que les deux régiments qu’il commande viennent par leurs chefs lui demander la permission d’aller chercher de l’eau à un petit ruisseau qu’ils avoient passé tout près de l’endroit où nous avions été en relation pendant la nuit précédente. M. de Randan le permet à des soldats à raison de quatre ou cinq par compagnie, qui se hâtent de prendre des bidons et, pour faire cette course, ôtent leur giberne et leur habit. M. de Randan et les officiers qui étoient avec lui, qui de la sommité voyoient l’armée des ennemis qui se retiroit, ne portèrent nulle attention que presque tous les soldats de cette brigade mirent leurs cartouches bas ainsi que leurs habits; ils ne s’attendoient pas certainement à ce qui leur advint. Dans cet état ils s’assirent et attendirent avec impatience le retour de ceux qui avoient été à l’eau.

Le chevalier de Gramont (25), du régiment d’Enghien, jeune homme très alerte, qui s’étoit avancé dans l’épaisseur du bois, voit venir à lui une colonne de [soldats] vêtus de rouge ; ce qui en faisoit la tête avoit des bonnets qui ne ressembloient en rien à ceux des Suisses au service de France ; il court et vient porter l’alarme à sa brigade en criant : " Aux armes; les ennemis " et, prenant les quatre premiers soldats qu’il trouve, il marche à la colonne en criant : " Qui vive ? " Cette colonne continuant sa marche et ne répondant pas, il ordonne à ces quatre soldats de tirer. Les deux compagnies de grenadiers, dont plusieurs avoient sauté sur leurs armes, font feu sur cette colonne. Cette brigade prise dans le désordre dont j’ai parlé, les uns sans armes, d’autres avec leurs armes, la plupart en chemise, tout fuit et vient gagner le chemin par où ils étoient entrés dans le bois. A peine sont-ils dans cette petite plaine dont nous avons parlé et où nous avions passé la nuit, qu’ils aperçoivent de la cavalerie qui vient sur eux. Les plus proches du bois s’y jettent ; trois ou quatre cents hommes se jettent dans la trouée où le terrain dans une trop roide pente les met à l’abri de la poursuite de cette cavalerie

De la droite de l’armée on aperçut ce désordre, ainsi que les trois escadrons de cette cavalerie qui, en bataille, remplissoient la trouée, ce qui donnoit à penser à des généraux de l’armée que la colonne hanovrienne s’étoit emparée de la sommité de la montagne où M. de Chevert avoit laissé M. de Randan, lieutenant-général, ayant à ses ordres la brigade d’Eu, les quatre pièces de canon de la brigade d’Eu et les quatre de celle de la Marine restées mal à propos, comme il a été dit.

La colonne hanovrienne ne trouva d’autre résistance de cette brigade en désordre, que de portion de deux compagnies de grenadiers du régiment d’Enghien qui s’étoient mises dans une espèce d’entonnoir que formoit le terrain et où elles tinrent ferme ; mais toute leur brigade étoit en fuite et ils furent tous tués ou pris ; les deux capitaines furent tués : l’un nommé Saint-Pons (26) et l’autre Miraval, d’Aix en Provence. Ce régiment perdit un autre capitaine, blessé au bras, nommé Grandvillars (27). Cette colonne hanovrienne, qui trouva ces huit pièces de canon sur la sommité, les pointa sur l’armée françoise qui étoit dans la plaine au bas de la montagne et, voyant toute son armée en pleine retraite, fit la sienne en emmenant avec elle les huit pièces de canon : l’une fut versée et ses rouages brisés; les ennemis l’abandonnèrent et on la trouva le lendemain couverte de branchages.

Lors du commencement de l’attaque du bois et au bruit de la vive mousqueterie qui s’y passoit, M. le duc de Cumberland (28) ordonna qu’il fût envoyé un renfort à cette gauche. Trois bataillons tirés de la seconde ligne et quatre escadrons se mirent en route pour s’y porter ; ils y arrivèrent lorsque tout fut fini ; ils aperçurent des troupes françoises dans la plus grande négligence, les attaquèrent, les battirent et firent feu sur notre armée avec nos canons, puis se retirèrent promptement en suivant le chemin par où ils étoient venus (29), qui fut de repasser le bois et en dehors d’en suivre la lisière, qui se prolongeoit jusque vers la droite que tenoit leur armée, qu’ils joignirent en passant le ruisseau et gagnant le plateau où ils se retirèrent tous.

M. de Chevert, qui avoit continué sa marche, arrive sur la lisière du bois qui étoit à dos des ennemis ; nous sommes très étonnés de voir l’armée ennemie en pleine retraite et déjà hors de portée de notre canon. Maîtres donc du champ de bataille, nous apercevons les troupes françoises qui venoient de faire une marche rétrograde qui les avoit éloignées dudit champ de bataille (30).

Nous débouchons enfin et nous nous formons dans cette plaine. Ce mouvement ne se fait qu’une heure après notre arrivée à celle lisière.

Je n’entrerai pas dans les discussions que cette journée occasionna entre M. de Randan et M. de Chevert, et pas davantage dans celle de M. le maréchal d’Estrées avec M. de Maillebois, lieutenant-général, maréchal des logis de l’armée. La disgrâce de ce dernier, tant du reste du règne de Louis XV que de celui de Louis XVI (à y joindre l’opinion générale de l’armée), prouve qu’il avoit tort (31).

Nous gagnâmes donc cette bataille [26 juillet]. Je pense que la perte en tués ou blessés fut à peu près égale. Nous fîmes des prisonniers, le jour de l’action, environ sept à huit cents ; le lendemain, Hameln se rendit ; sa garnison, de deux bataillons, fut prisonnière. Cette ville nous fut de ressource considérable par ses magasins de fourrages, toutes sortes de graines et abondance de vin, trente-six pièces de canon de tout calibre, mais la plupart de siège. Les ennemis profitèrent de la nuit et successivement firent trois marches en arrière, sur la direction de Klosterseven et Stade.

L’armée prit deux séjours à Hameln, où ses équipages la rejoignirent ; le troisième, elle se mit en marche à la suite des ennemis. Le lendemain, elle fit une seconde marche, elle prit un séjour et, le soir de ce jour, l’armée fut bien étonnée d’être instruite que le maréchal de Richelieu (32) étoit arrivé [3 août] pour prendre le commandement de l’armée, que le maréchal d’Estrées devoit lui céder en partant de suite pour Versailles, ce qui fut exécuté [7 août]. L’armée regretta beaucoup le maréchal d’Estrées; elle ne pouvoit se faire à l’idée qu’il fût démis de sa place au moment où il venoit de gagner une bataille qui lui procuroit la conquête de tout l’Électorat de Hanovre, et on se disoit : " Eh bien, il part couvert de lauriers et, arrivant avec eux à Versailles, le ministre et le Roi seront bien fâchés de pareille bévue ", ce qui la consoloit de l’injustice qu’éprouvoit son général.

Cet événement extraordinaire nous fit rester deux jours de plus dans ce camp, où M. de Chevert eut une scène vive avec M. de Randan, et comme nous étions le soir à nous en entretenir, le chevalier de Monteil, capitaine du régiment, frère du lieutenant-général aujourd’hui des armées navales (33) et l’autre de terre (34) et un troisième maréchal de camp, capitaine des Suisses de la garde de Mgr le comte d’Artois (35), avec nous MM. de Richemont et de la Paluette, capitaines du régiment, avec lesquels nous causions sur les affaires du temps, me dit : " M. de Chevert vous a-t-il fait quelque bons remerciements de vos bons services le jour de la bataille ? Thant du même bataillon, j’ai suivi tout ce que vous avez fait et entendis partie de ce que vous lui dîtes pour l’engager à se retirer, lorsqu’il vint se placer à cheval au centre de notre bataillon, où il me paroissoit plus occuper de contenir son cheval que de prendre un parti utile pour le gain de la bataille. "

Je lui répondis que ce général ne m’avoit parlé de rien, que la seule générosité que j’avois éprouvée étoit que le soir. même de ce jour, lorsqu’il offrit à tous ses officiers du régiment de venir manger du riz avec lui, je m’aperçus qu’après avoir servi M. de Bréhant, il me fit passer la seconde assiette qu’il en servit ; que là se sont terminées toutes ses générosités ; que je sens fort bien qu’il eût pu me dire quelque chose d’honnête, mais que je suis assez récompensé parce qu’il y a plusieurs de mes camarades qui ont bien voulu faire attention à ma conduite. " Que je l’improuve ! me dit le chevalier de Monteil, vous fûtes son dieu tutélaire, il vous a la plus grande obligation. " Notre conversation finit là et je n’y portai pas plus d’attention. J’étois fort jeune et ne croyois avoir fait que ce que je devois pour le service du Roi. Il étoit écrit sur mon coeur, et tout naturellement. Combien je voudrois faire pour lui prouver mon zèle et mon amour, et la perte de quelques jours, en abrégeant les miens, me paroissoit un bien petit sacrifice (36)...

L’armée se pourvut de toutes choses nécessaires pour se porter en avant, chercher les ennemis dont la résolution paroissoit devoir être de prendre quelque position avantageuse et de nous y attendre. Après quatre marches, nous nous trouvâmes bien près d’eux ; on s’attendoit à quelque fait d’armes, mais les ennemis étoient hors d’état sans doute d’en hasarder et ils obtinrent, par la médiation de M. de Lynar, ministre du roi de Danemark, de passer avec le maréchal de Richelieu cette fameuse capitulation de Klosterseven.

L’Europe sait quelle en fut la suite, à laquelle nous aurons lieu de revenir ci-après. Nous nous contenterons seulement de dire que cette armée fut circonscrite dans une position de limites fixes, qu’elle ne pouvoit transgresser, comme elle ne devoit point servir contre la France et ses alliés. Les troupes hessoises et celles appartenant à d’autres princes alliés du roi d’Angleterre, électeur de Hanovre, devoient être séparées pour chacune d’elle retourner dans sa patrie et principauté, où les François, qui auroient fait la loi à tous ces petits princes, les eussent fait licencier et, à l’exemple de ce que le roi de Prusse avoit fait vis-à-vis des Saxons, ils eussent pu et même dû les prendre à leur service ; mais, par un article de cette capitulation, il étoit dit que les troupes des différents alliés du roi d’Angleterre ne seroient séparées qu’après que la cours de Versailles et celle de Vienne auroient ratifié ladite capitulation ; faute grande que fit le maréchal de Richelieu, car, dans la position où étoient les ennemis, il pouvoit tenir ferme à ce que la séparation eût son effet sur-le-champ. Ce qui peut l’excuser est qu’il ne devoit pas s’attendre que la cour de Vienne pût être mécontente et mît des longueurs à cette ratification. Les suites prouveront les regrets qu’elle dut en avoir, ainsi que celle de Versailles.

L’armée françoise quitta les environs de Stade et vint établir son quartier général à Hanovre, d’où elle marcha sur. Brunswick, puis sur Wolfenbüttel et Halberstadt. Là, toutes ses forces se réunirent et l’armée y étoit de 50.000 hommes, y vivant dans un pays appartenant à Sa Majesté prussienne.

L’armée du maréchal de Richelieu resta dans sa position d’Hallberstadt six semaines, au lieu de se porter à Halle. Ce mouvement eût empêché la bataille de Rossbach d’avoir jamais lieu. La cour de France vouloit que le prince de Soubise acquît des lauriers sans que le maréchal de Richelieu les partageât avec lui : de là l’hésitation de ce général et de son armée à Halberstadt, d’où M. de Saint-Germain fut détaché avec un corps de 8.000 hommes seulement pour se rapprocher de M. de Soubise et le joindre si cela devenoit nécessaire à ce prince.

Le roi de Prusse, pressé de toutes parts et au moment où il venoit de perdre la bataille de Breslau, que le prince Charles avoit gagnée sur ses troupes, manœuvre son armée qui étoit à vue de celle du Prince de Soubise. L’opinion est qu’il se retire ; en conséquence, l’ordre est donné à l’armée de se porter en avant.

Les troupes marchent avec la plus grande sécurité, tant on est convaincu que l’armée prussienne se retire. Pas un détachement de vingt hussards en avant pour aller à la découverte et voir ce qui se passe derrière un rideau qui couvre tous les mouvements que le roi de Prusse peut faire exécuter ! L’empressement de joindre un ennemi qui fuit fait que toutes les colonnes quittent les hauteurs qu’occupoient l’armée, par le chemin le plus direct, pour arriver à celles qu’on croit que le roi de Prusse quitte. Descendant dans la plaine, les troupes la traversent avec une sécurité pernicieuse, où le général en chef, les généraux et tous les officiers particulier partagent les torts. O François, quand est-ce que la méfiance voyagera avec vous et que la présomption sera extirpée de chez vous ?

J’ai su, par des officiers qui étoient de cette armée, que tous les soldats porteurs des bâtons de tentes les avoient liés avec leurs armes, que ces colonnes marchoient avec la même négligence qu’elles eussent pu employer en pleine paix et traversant une province amie. Quels durent être leur étonnement et leur surprise lorsqu’à la portée du mousquet elles virent paroître, sur ces mêmes hauteurs où il leur tardoit d’arriver pour satisfaire leur curiosité et voir les troupes prussiennes en fuite, une ligne pleine de guerriers qui par leurs feux de mousquet et de canon leur présentoient et leur donnoient la mort, et qu’en même temps elles aperçurent sur leur droite une muraille de cavalerie qui se présentoit et leur annonçoit leur destruction !

A l’étonnement succède l’épouvante et à celle-ci le plus grand désordre et la fuite. Quelques escadrons françois la protègent ; ils se font tuer et tout fuit. Le maréchal de Soubise, par son courage, veut rallier quelques troupes ; le Prussien y marche et, malgré lui, elles se retirent. Pauvre courage, de quelle utilité es-tu lorsque seul tu enflamme la tête du général ! Jamais déroute pareille à celle-là ! Il y eut des officiers et des soldats qui dans trente heures portèrent leur honte et leurs terreurs à trente lieues du champ de bataille. I 1 y eut quelques régiments, cependant, qui se conduisirent assez bien et ce furent eux qui firent la perte en tués et blessés dont le nombre fut de deux mille et douze ou quinze cents prisonniers. La perte des ennemis fut très médiocre [Rossbach, 5 novembre].

Le roi de Prusse eût tiré plus de fruit de cette terreur panique, mais des affaires de la plus grande importance l’attirèrent en Silésie, où il marcha avec son armée victorieuse, qui, jointe aux débris de son armée battue par le prince Charles, remporta la victoire la plus considérable et la plus complète de cette guerre [Leuthen, 5 décembre]. Elle coûta aux Autrichiens, en tués, blessés ou prisonniers, plus de dix-huit mille hommes. Leur. armée fut séparée en deux, dix-huit ou vingt mille hommes se jetèrent dans Breslau. Le roi de Prusse en fit le siège. Cette garnison nombreuse capitula et fut prisonnière de guerre [25 novembre] (37) ...

L’armée maréchal de Richelieu quitta le 6 de novembre le camp d’Halberstadt pour se retirer dans ses quartiers d’hiver, le froid étant déjà très aigu, et ce fut à notre seconde marche du 7 que nous fûmes tous instruits de l’événement de la bataille de Rossbach, qui amena de grands changements et des fatigues à l’armée du Roi. Les maladies détruisirent l’armée plus que n’eût fait une bataille une bataille sanglante. Le quartier de la brigade de Picardie fut Brunswick où elle arriva le 9 de novembre.

Vers le 20, nous fûmes instruits, par les gens du pays, de la victoire complète du roi de Prusse à Breslau et, peu de jours après, de sa prise.

A cette époque, on pressoit l’armée alliée, cantonnée dans les environs de Stade, d’exécuter la capitulation faite à Klosterseven ; les malheurs survenus avoient déterminé la cour de Vienne à réaliser tout ce qu’elle contenoit. La fortune des armes du roi de Prusse et ses avis portèrent cette armée, au contraire, à commencer une guerre d’hiver et à faire des hostilités. Le maréchal de Richelieu fit des plaintes au prince régnant de Brunswick, à celui de Cassel et autres dont nous tenions les possessions. Absents de leurs petits États, ils répondirent qu’ils enverroient des ordres à ceux qui les commandoient pour qu’ils eussent à les ramener chez eux et à se séparer des Hanovriens. Quelques-uns des officiers porteurs desdits ordres virent, en passant à Hanovre, M. de Richelieu, pour augmenter sa confiance et sa sécurité sur la prochaine exécution de ces ordres ; mais, rien ne s’exécutant, M. de Richelieu crut les intimider en faisant un rassemblement de troupes dans les premiers jours de décembre ; il marcha à eux et arriva avec environ 20.000 hommes à Lunebourg. Le froid étoit des plus cuisants et les troupes souffrantes.

Ce fut à cette époque que le prince Ferdinand de Brunswick (38), général au service du roi de Prusse, fut envoyé pour commander l’armée hanovrienne, hessoise, brunswickoise et autres alliés allemands, que peu de mois auparavant on eût pu faire prisonnière de guerre, ou au moins dissiper. Le prince Ferdinand de Brunswick la rassemble, se rit de la marche du duc de Richelieu qui arrive à Lunebourg avec ses troupes transies de froid et fatiguées d’une longue campagne, sans précautions pour se garantir du froid excessif de la saison, le soldat vêtu comme il l’étoit au mois d’août. Le maréchal somme cette armée, s’adressant aux différents chefs qui commandent les troupes des princes alliés ennemis, pour qu’ils aient à observer la capitulation de Klosterseven. Le prince Ferdinand se charge de la réponse et mande au maréchal que la cour de Versailles n’ayant ratifié la convention que depuis peu, celle de Vienne étant plus lente encore, les puissances à qui appartiennent cette armée ne veulent pas qu’elle ait son effet et il le prévient que dès demain les hostilités vont commencer. Telle fut la réponse que son trompette apporta.

Piqué comme il devoit l’être de ce manque de foi et assuré du rassemblement des ennemis, qui se disposoient à le venir chercher à Lunebourg, le maréchal monte à cheval le lendemain, se porte en avant de Lunebourg [2 décembre], y choisit un champ de bataille et, dès l’après-midi, 2.000 travailleurs de l’armée y sont employés pour la construction de deux redoutes. Toutes les cartouches qui sont à Lunebourg sont distribuées aux troupes et les propos du maréchal tendent à annoncer une action prochaine. Mais, instruit que la force des ennemis est au moins de 30.000 hommes bien portants, bien vêtus et qui venoient de jouir d’un repos de près de cinq mois, tandis qu’à peine a-t-il à ses ordres 20.000 hommes fatigués d’une campagne de huit mois et très mal vêtus pour la saison rigoureuse, il assemble un conseil de guerre et d’une voix il est arrêté qu’il faut évacuer le comté de Lunebourg, se retirer à Zelle et que là il faudra arrêter le prince Ferdinand et y être en force supérieure pour le ramener dans marais de Stade et Klosterseven et qu’il faut garder la forteresse d’Harbourg pour le gêner dans ses opérations.

En conséquence de ce conseil de guerre, l’armée partit le lendemain et dirigea sa marche sur Zelle. Des courriers furent mandés à tous les commandants des troupes dans les quartiers que tenoit l’armée, de nous au Weser et du Weser au Rhin, de même qu’aux régiments de cavalerie établis au delà du Rhin. Le rassemblement fut donc général à Zelle [3 décembre] ; le temps l’y rendit très pénible pour toutes les armes. Le camp fut établi à Zelle, l’infanterie sous la toile et la cavalerie dans tous les villages et hameaux voisins.

Le prince Ferdinand fit sommer Harbourg. Le bataillon de garnison et 200 volontaires de l’armée que l’on y avoit laissés répondirent qu’ils étoient là pour sa défense et que leurs intentions étoient de répondre à la confiance qu’on leur avoit marqué. Le prince Ferdinand, dont l’objet étoit de faire évacuer le plus de terrain qu’il le pourroit, bloqua cette petite place, bien sûr qu’en lui laissant consommer ses vivres, dont elle n’avoit qu’une petite provision, il en feroit après aisément la conquête et passa outre.

L'armée françoise chaque jour s’accroissoit. Le maréchal, pour avoir des nouvelles des ennemis, fait partir M. de Saint-Chamans (39), officier général de la gendarmerie, commandant un détachement de 1.200 hommes, tant infanterie que cavalerie, avec quatre pièces de canon. Ce détachement se porte à trois lieues en avant de Zelle, aperçoit quelques ennemis à des maisons sur le bord d’un ruisseau qui le séparoit d’eux ; il met son canon en batterie et fait tirer quelques volées. Une trentaine d’ennemis quittent ces maisons et se retirent dans un bois. M. de Saint-Chamans ne pousse pas plus loin sa reconnoissance, ordonne la retraite et rentre à Zelle.

M. le Maréchal ordonne alors un second détachement de 800 hommes de différentes armes, que M. de Bréhant, colonel de Picardie, commande, ayant avec lui deux pièces de canon. Ce détachement se porte à trois lieues en avant de Zelle. J’y suis volontairement M. de Bréhant, mon colonel. Nous arrivons à la nuit dans un village où nous nous proposons de passer la nuit. On s’y établit militairement ; tout ce qui n’étoit de garde est placé, par cinquante hommes, dans chaque maison, à portée les uns des autres, et défense à qui que ce soit de rien quitter de son armement pendant la nuit.

M. de Bréhant envoie deux paysans, en les bien payant et en leur promettant le double pour leur retour s’ils lui apportent des nouvelles sûres et satisfaisantes sur la marche et l’emplacement des ennemis. Ces paysans remplissent parfaitement leur mission ; à deux heures de la nuit, l’un d’eux, étant de retour, m’instruit qu’à distance d’une lieue et demie de nous, sur notre droite, et plus près d’une demi-lieue de Zelle que nous ne le sommes, il est arrivé dans un village, qu’il nous nomme, 4.000 hommes qui y passent la nuit, et qu’en avant d’eux il y a un autre détachement de troupes légères, dont son camarade parti avec lui a été pour s’instruire et ne manquera pas de revenir bientôt faire son rapport. Sur ce premier avis, M. de Bréhant fait partir un maréchal des logis et quatre hussards pour Zelle, qu’il adresse à M. le Maréchal. A quatre heures de la nuit, arrive le second paysan, qui nous dit qu’à deux lieues de nous, sur notre droite, et à demi-lieue de Zelle sont arrivés, sur les quatre heures de l’après-midi, 16.000 hommes, qui sont cantonnés dans différents villages, et que des troupes légères sont en avant des 4.000 hommes arrivés à tel village, qui est le même que son compagnon nous a indiqué ; ce détachement est de 200 hussards.

A cette reddition de compte il est aisé à M. de Bréhant de voir l’impossibilité où nous sommes de pouvoir retourner à Zelle par le chemin que nous avions tenu, et qu’il faut chercher un autre moyen. Fischer (40) et sa troupe étoient sur notre gauche, à une lieue de nous. Tout bien considéré, M. de Bréhant se décide à se retirer sur Fischer pour de là gagner le pont d’Elden.

Les mêmes paysans, qui avoient été bien payés, s’offrirent pour nous servir de guides. Les gardes sont repliées, l’ordre donné, et nous allions marcher quand arrive M. de Chalabre (41), un des aides de camp du maréchal, et avec lui deux officiers que le maréchal adressoit à M. de Bréhant pour l’instruire de l’impossibilité de son retour sur Zelle, vu le mouvement des ennemis, dont il vient d’être instruit, et lui ordonner de se hâter pour se retirer par le pont d’Elden. M. de Bréhant dit à M. de Chalabre : " J’ai eu les mêmes renseignements que M. le Maréchal, dont je l’ai instruit en lui adressant, il y a trois heures, un maréchal des logis et quatre hussards, et vous devriez les avoir rencontrés en chemin. " ----" Quoi ! c’est eux, dit alors M. de Chalabre en riant de tout son coeur, que le diable les emporte ! A une lieue et demie d’ici environ, j’ai entendu le hennissement d’un cheval ; je me suis arrêté et mes deux hussards ont fait de même. Nous nous sommes mis aux écoutes et rien ne frappoit mes oreilles. Voyant à la clarté des étoiles un bouquet de broussailles à ma droite, éloigné de deux cents pas de la lisière du bois dans la direction du chemin pour arriver ici, j’ai dit à mes deux hussards : " Au pas, suivez-moi. " J’ai donc gagné ces broussailles le plus directement possible, où arrivés nous avons tous trois tendu l’oreille et au même instant nous avons distingué le bruit du trot de quelques chevaux ensemble, ce que j'ai pensé devoir être une patrouille ; j’ai dit bien doucement à mes deux hussards : " Laissons-la passer et puis nous continueront notre route. " Le bruit de vos cinq hussards se répétoit de manière que nous les jugions au moins dix ; il est possible que notre peur les ait doublés, mais ce qui me console c’est qu’ils ont eu peur aussi, car, du moment qu’ils ont été à hauteur et vis-à-vis nous, un de nos chevaux a henni à son a tour, ce qui a valu à chacun de ceux qui nous avoient épouvantés un coup d’éperons bien appliqué qui les a fait passer du trot au galop, et, suivant la lisière du bois, notre peur s’est évanouie avec le bruit qui l’avoit occasionnée, nous avons repris notre direction et sommes arrivés. "

Ces paysans conduisirent bien et directement notre petite colonne, en la faisant passer par un chemin aquatique pourtant où les pauvres soldats avoient de l’eau jusqu’à mi-jambe. Nos deux pièces de canon faisoient la tête et rompoient les glaces. Quelques soldats avoient l’adresse de marcher à droite et à gauche sur la glace, mais, comme plusieurs faisoient des chutes, ils préféroient passer dans l’eau. Les paysans nous faisoient observer que si nous avions voulu tourner tout l’espace qu’occupoient les glaces, nous eussions triplé notre chemin et que nous eussions été obligés de parcourir environ trois cents pas avec de l’eau jusqu’à la ceinture si la glace ne portoit partout.

Après une heure de marche, nous découvrîmes un clocher et, sur les hauteurs, quelques troupes à pied et à cheval. D’une maison intermédiaire, six hussards vinrent à nous en nous criant : " France, Fischer ! " Après une courte conversation, ils regagnèrent les hauteurs.

Nous arrivâmes à ce village où nous trouvâmes abondance. M. Fischer, connu depuis longtemps de M. de Bréhant et qui vouloit le bien recevoir ainsi que son détachement, avoit ordonné à se compagnies de mettre à la broche tout ce qu’elles avoient en poules, poulets et gigots et faire bonne soupe ; cet ordre avoit été parfaitement suivi ; cinquante bâtons servant de broches y étoient employés. M. Fischer donna à dîner à tous les officiers du détachement et ses soldats aux nôtres. Nous nous reposâmes là deux heures et après continuâmes notre marche.

Nous passâmes la rivière sur le pont, par la rive gauche ; nous arrivâmes à Zelle, où nous trouvâmes tout en mouvement militaire et la porte où nous nous présentâmes fermée. Après un quart d’heure de station, elle nous fut ouverte ; nous la traversâmes et nous rendîmes au faubourg situé à la droite de la rivière que nous repassâmes à Zelle, où nous fûmes instruits de ce qui suit par nos compagnons de Picardie.

Cette brigade y étoit en bataille, sa droite au pont et sa gauche se prolongeant, devant elle une ravine ou fossé bourbeux dans partie de son front, adossé à la rivière, et douze compagnies de grenadiers répandues sur différents points dans le faubourg. Nos compagnons de Picardie nous dirent qu’à huit heures du matin, de la lisière du faubourg, située au midi de la hauteur, les gardes commencèrent à se fusiller avec nombre de hussards et quelques chasseurs à pied ; que, vers les dix heures, on vit paroître des colonnes d’infanterie et de cavalerie ; que la brigade de Picardie fut disposée comme je l’ai trouvée, ainsi que les douze compagnies de grenadiers ; qu’à midi les ennemis avoient marché en force, chassé les grand’ gardes et les volontaires de l’armée qui tenoient les haies de la lisière du faubourg, mais que, du moment quelqu’un d’eux avoit voulu passer les haies pour se jeter dans les vergers dudit faubourg, le canon établi dans le rempart de Zelle (la rivière coulant au pied de ses murs) les avoit si bien ajustés qu’aucun d’eux n’osoit plus s’y hasarder, mais qu’ils étoient demeurés les maîtres de ces premières haies...

Pour dégager les abords de la place, on détruit des clôtures de planches qui gênaient le tir et on met le feu à un temple luthérien ; les flammes gagnent les maisons voisines ; l’incendie prend des proportions inquiétantes ; on s’efforce de l’arrêter par des coupures, en même temps que les soldats s’emploient à secourir les habitants, à sauver les femmes et les enfants bloqués dans les logements en feu.

Cette nuit fut donc employée à enflammer ce que l’on vouloit détruire, ou à arrêter les progrès des flammes pour ce que l’on vouloit sauver.

Vers les sept heures du matin, on fut pleinement instruit que les ennemis étoient campés en front de bandière dans la plaine, au-dessus du faubourg, et que toutes leurs forces y étoient réunies. A dix heures du matin, les douze compagnies de grenadier et la brigade de Picardie, qui tenoient le faubourg, eurent ordre de l’évacuer, qui fut fait. Les grenadiers rejoignirent respectivement leurs corps et la brigade de Picardie fut campée, prenant poste à la droite de l’armée. Ce ne fut pas une petite opération que de dresser le camp : le froid étoit si vif et la terre si gelée, qu’à coups de hache il falloit l’ouvrir pour pouvoir placer les piquets des tentes et des chevaux. Nous étions au 18 décembre.

Dans les sept jours que nous occupâmes ce camp, l’armée y étant toute rassemblée, le maréchal de Richelieu fit toutes ses dispositions pour aller attaquer le prince Ferdinand. Voici quelles étoient ses dispositions, imaginées et dressées par M. le comte de Maillebois, maréchal général des logis de l’armée, officier de génie, de grande intelligence, doué abondamment des talents militaires, qui eût pu un jour accroître le nombre de nos grands capitaines françois, mais que l’ambition de vouloir conduire et commander trop tôt les armées et forces du Roi entraîna dans l’affaire malheureuse qu’il se fit avec le maréchal d’Estrées le jour de la bataille d’Hastenbeck, dont les effets furent sa condamnation et l’arrêt des bons services qu’il eût pu rendre au Roi.

Ses dispositions (42) furent donc d’établir deux ponts sur la droite de l’armée, celui de Zelle rétabli et un quatrième au-dessus de Zelle. M. de Villemeur (43), avec un corps de 12.000 hommes, avoit passé la rivière au pont de la droite ; l’armée, sur trois colonnes, devoit passer sur les trois ponts indiqués. La plus nombreuse étoit celle la droite, de 18.000 hommes, à laquelle M. de Villemeur et ses troupes devoient se joindre. Celle qui devoit passer à Zelle étoit de 10.000 hommes et celle de la gauche, au-dessous de Zelle de 6.000. A midi, l’armée fut prévenue de se tenir prête à marcher. L’ordre du soir fut donné à six heures, où il fut dit qu’à minuit (c’étoit la veille de Noël), toutes les troupes se mettroient en mouvement pour se porter au pont où elles étoient destinées à passer la rivière. L’artillerie, les officiers généraux et tous les agrès nécessaires au jour d’une bataille rendus à leur destination à minuit sonnant, on se mit marche. La saison donne à penser combien le froid étoit excessif, et cette nuit il sembloit s’être accru ; pas un officier ne pouvoit tenir à cheval, mais marchoit couvert de son manteau : ils n’en n’étoient pas moins pénétrés du froid (44)...

Qu’on se représente le soldat vêtu de guêtres, comme il l’est toute l’année, la plupart sans bas dessous et la chair des jambes paroissant à travers les boutonnières de ces guêtres, comme j’en voyois une infinité ; qu’on se figure, pour les plaindre un peu plus, que le froid fut si cuisant que, lorsqu’au point du jour nous arrivâmes au pont pour le passer, où l’on s’arrêta une demi-heure ou trois quarts d’heure et où les soldats comme les officiers voulurent manger un morceau, tous les pains étoient gelés, tant ceux des soldats que ceux dans les cantines des officiers ; que, pour satisfaire à cet appétit de nécessité, vite et tôt l’on fit des feux pour faire dégeler le pain. Le vin étoit également glacé dans les flacons ; les officiers furent obligés de les présenter au feu pour le rendre buvable. La fumée de ces maudits feux étoit agitée par des vents contraires et notre pain en étoit imbibé ; je n’apercevois pourtant pas un seul délicat ; tous mangeoient leur pain, et avec appétit, et loin d’être étonnés de cette nécessité, elle nous occasionna des rires et tout le monde étoit joyeux, chacun pensant mieux soutenir la circonstance que son voisin.

Au petit point du jour, nos soldats de l’infanterie n’avoient pas été peu réjouis de voir une colonne de cavalerie qui se prolongeoit sur notre droite ; plus de la moitié des cavaliers étoient à pied, tenant la bride de leurs chevaux dans les bras. [Nos soldats] s’amusoient à dire : " On a bien fait de leur permettre de marcher ; ils se fussent gelés dans leurs bottes ", et la position souffrante où ils les voyoient les aidoit à supporter gaîment la leur propre.

Après ces trois quarts d’heure de halte, on se remet en marche. Nous passons la rivière sur un pont de bateaux et la colonne se forme au fur et à mesure que les troupes passent l’eau, sur un front double de celui de notre marche de la nuit. Nous montons la hauteur, où, la tête de la colonne arrivée, nous découvrons une plaine de trois quarts de lieues jusqu’à des bois et d’autres petites hauteurs qui la termine.

Lorsque quatre brigades d’infanterie sont passées et qu’elles se mettent en bataille sur la sommité, nous commençons à juger que tout le terrain que nous avons devant nous est découvert pas un ennemi. Ils doivent être partis et retirés. Dans cette incertitude, qui fut de peu de durée, nous découvrons, à notre droite, le corps aux ordres de M. de Villemeur, qui avoit passé la rivière nous. Un aide de camp du maréchal de Richelieu nous arrive et fait part que les ennemis sont en pleine retraite.

On se remet en marche, faisant gagner les devants à plusieurs troupes de dragons et de troupes légères à cheval. Après une marche de deux heures, nous arrivâmes en vue du camp que les ennemis occupoient et dont ils étoient partis à dix heures de la nuit. Le prince Ferdinand de Brunswick, instruit comme nous du mouvement que notre armée devoit faire pour l’aller combattre, nous étant inférieur de 10.000 hommes, s’étoit décidé à regagner Lunebourg et les quartiers qu’il occupoit précédemment. Les troupes légères et dragons qui avoient débouché par le pont de Zelle ramassèrent une centaine de soldats malades et quelques chevaux.

Toute notre armée passa le reste du jour et la nuit suivante dans le camp qu’avoit occupé l’armée ennemie ; l’on y fit de grands feux et cette nuit, tout aussi froide que la précédente, se passa au bivac. Le lendemain, au point du jour, l’armée commença à repasser la rivière à Zelle pour aller reprendre le camp qu’elle y avoit laissé tendu, et la brigade de Picardie, qui fut la dernière à la passer, n’arriva à son camp que sur les quatre heures de l’après-midi. Le jour suivant, toute la cavalerie de la seconde ligne se mit en mouvement pour se rendre à ses quartiers. Le jour d’après, la première ligne et successivement l’infanterie et la brigade de Picardie rentrèrent à Brunswick (2 janvier 1758).

Les ennemis, rentrant dans leurs quartiers, firent le siège de Harbourg, dont la garnison, manquant de tout, après huit jours de canonnade, se rendit ; elle étoit composée d’un bataillon du régiment de la Roche-Aymon, deux cents volontaires de l’armée aux ordres de M. de Lanoue de Vair (45), capitaine du régiment d’Enghien, qui, pendant le blocus de cette ville, faisoit des sorties fréquentes pour aller dans les campagnes y enlever des moutons, des cochons et des vaches. Son courage et son intelligence avoient été de grand secours à cette place, pour l’aider à subsister.

M. de Lanoue de Vair proposa au général (46) qui y commandoit, une de ses courses ordinaires ; il sortit donc avec cent hommes de ses volontaires et passa la nuit entre les quartiers des ennemis. Comme son intention n’étoit pas d’être fait prisonnier de guerre à Harbourg, prévoyant que cette garnison auroit ce sort et qu’il ne vouloit pas arrêter le cours de ses services, il arriva à quatre lieues sur. le derrière des ennemis et manda à son général à Harbourg la chatière par laquelle il avoit passé à travers la ligne des ennemis, que ceux-ci, instruits de sa sortie, l’avoient fermée, de manière qu’il seroit très imprudent à lui de chercher à rentrer dans la place et qu’il étoit décidé, pour l’impossibilité qu’il y voyoit, de se retirer en tenant les bois sur le premier poste de l’armée françoise ; que si les ennemis qui le suivoient le joignoient, il tâcheroit par sa défense de mériter l’estime de son général et des compagnons qu’il ne pouvoit rejoindre. Il arriva donc à Brunswick, ayant pris cette direction comme la plus sûre à son projet, sans perdre un seul de ses hommes. Comme je le connoissois beaucoup, il me narra tout son fait.

Peu de jours après, nous fûmes instruits par les habitants du pays que Harbourg avoit capitulé, avec la condition que sa garnison rentreroit en France et que d’un an elle ne pourroit servir contre les ennemis et leurs alliés, n’emmenant avec elle que les effets à elle appartenant et les chevaux, que tout ce qui appartenoit au Roi resteroit aux ennemis, ce qui fut ainsi fait et suivi, et alors M. de Lanoue de Vair fut très satisfait de la conduite qu’il avoit tenue.

Cet officier étoit natif de Saint-Quentin en Picardie ; il continua ses services avec distinction et fut tué quelques années après, d’un coup de canon. M. le maréchal de Broglie, commandant alors l’armée, le regretta beaucoup. Ce fut lui qui, pour la bataille de Bergen, avoit suivi toute la progression de la vallée de la Quinche, commandant 400 volontaires faisant une espèce d’avant-garde en avant de celle des ennemis, auxquels il ne cédoit le terrain que lorsqu’il ne lui étoit plus possible de le conserver davantage, instruisant à chaque instant le maréchal de Broglie de tout ce qu’il savoit, de manière que, la dernière journée, se repliant à Bergen, il mena les ennemis au maréchal, qui fut attaqué le lendemain. On voit qu’il dut lui être de grande utilité et combien il dut en être regretté. Quant à moi, qui le connoissois particulièrement, je le regrettois beaucoup. Mon amitié avec lui venoit d’avoir été de brigade avec Enghien pendant les guerres de Flandre, de garnison à Metz et de ce qu’il avoit une tante religieuse à Sainte-Ursule, au Bourg-Saint-Andéol, nommée Mme de Liberta, qui lui étoit fort attachée (47).

On doit prévoir combien une campagne de huit mois, se terminant dans une saison aussi dure que celle que nous donnoit le mois de janvier, dut préparer l’armée françoise à éprouver des maladies fâcheuses, pour peu que l’on s’arrête sur la différence du climat et sur la manière dont cette armée s’étoit nourrie.

La dureté de la saison, dans cette dernière course, avoit porté le maréchal de Richelieu à fermer les yeux, avec trop de complaisance et point assez de réflexion, sur la maraude que faisoit son armée ; elle étoit si complète en bêtes à laine, vaches, boeufs et cochons, qu’elle se portoit jusque sur les meubles, linge et effets de toute espèce. Les chefs des régiments et officiers particuliers suivoient à cet égard la tolérance généralement répandue ; le soldat est toujours un être indiscret ; il en étoit une infinité d’eux qui mangeoient par jour jusqu’à six livres de viande et souvent huit, et ils payèrent chèrement telle gloutonnerie.

Cette armée fut donc frappée d’une maladie épidémique, dont le principe étoit des vers ; dans l’espace de vingt-quatre heures, ceux qui en étoient atteints expiroient. On les ouvroit et on trouvoit à tous des pelotons de vers qui, montant à la gorge, les avoient étouffés. Il périt donc de cette maladie ou autre occasionnées par différentes raisons un cinquième de la portion soldatesque, et ce qui prouve que toutes venoient d’avoir trop mangé de viande, c’est qu’à la garnison de Brunswick, composée de deux brigades d’infanterie, d’un régiment de cavalerie, d’un de dragons, d’un détachement d’artillerie et d’un de troupes légères, il ne mourut pas un officier : quelques-uns furent malades, mais sans mort aucune, tandis qu’en soldats, il en périt mille (48)...

J’aime à croire que si le maréchal de Richelieu eût continué à commander l’armée, instruit de ce que faisoit son ennemi, il eût paré à tous les maux qu’il nous fit et que [les fruits de] la victoire du maréchal d’Estrées et [de] la sienne par la capitulation de Klosterseven eussent pu être mieux conservés et défendus.

Le comte de Clermont, prince du sang de nos rois, qui vint le remplacer, attaqué en même temps qu’arrivé, connaissant pas même la position qu’occupoit l’armée qui lui étoit confiée, que pouvoit-il contre le prince Ferdinand dans un pays où tout étoit [nouveau] pour lui, sinon chercher un asile ? et c’est ce qu’il fit.

Le peu de temps qu’avoit l’armée du Roi pour commencer la campagne prochaine fut employé à se vêtir et aux réparations de tout genre. Pour recruter l’armée, on lui incorpora quinze miliciens par compagnie, dont la force totale étoit de quarante hommes, et aux frais des capitaines, le reste, pour se compléter, ayant été envoyé en recrue dès le mois de novembre.

 

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Note 01 : Ici, une page de considérations sur les causes de la guerre.

Note 02 : Charles de Rohan, prince de Soubise, né en 1715, maréchal de France en 1758, mort en 1787.

Note 03 : C’est le 16 juillet que l’armée passa le Weser ; elle arriva à Halle le 20 et y séjourna la journée du 21. Le 22, eut lieu une première reconnaissance, commandée par le marquis de Vogüé, avec les volontaires et troupes légères à ses ordres. Le 24, d’Estrées fit reconnaître les hauteurs boisées, qui le séparaient de la plaine d’Hastenbeck, par trois colonnes commandées par les généraux de Vogüé, de Contades et d'Armentières soutenues par Broglie sur la rive gauche. Le 25, il fit attaquer ces mêmes hauteurs par un plus fort détachement ; la droite était commandée par Chevert : elle comportait la brigade de Picardie et celle de Navarre, aux ordres du marquis de Vogüé.

Note 04 : Guillaume-Auguste, duc de Cumberland, troisième fils de Georges II, roi d’Angleterre, né en 1721, mort en 1765.

Note 05 : Victor-François, deuxième duc de Broglie, né en 1718, fut nommé maréchal de France et prince du Saint-Empire à la suite de la bataille de Bergen le 3 avril 1759. Disgracié en 1761, ministre de la guerre en 1789, il mourut en émigration en 1804.

Note 06 : Guy-Michel de Durfort, duc de Randan, puis duc de Lorge, lieutenant-général en 1745, maréchal de France en 1768.

Note 07 : François de Chevert, l’illustre homme de guerre qui, engagé à quinze ans, conquit tous ses grades par des actions d’éclat, notamment au siège de Prague, et mourut lieutenant général et grand-croix de Saint-Louis en 1769.

Note 08 : Marie-Jacques, marquis de Bréhant, vicomte de Lisle, seigneur en partie de la ville de Saint-Brieuc, etc., lieutenant au régiment de Nicolay dragons en 1724, brigadier en 1748, colonel de Picardie en 1749, maréchal de camp en 1761, mort vers 1765. Il fit toutes les campagnes d’Allemagne de 1734 à 1761, de Flandre de 1742 à 1745 et d’Italie de 1747 à 1748.

Note 09 : Jean-Louis de Blou de Chadenac, né en 1735 à Thueyts en Vivarais, lieutenant dans Picardie en 1746, capitaine en 1755, lieutenant-colonel du régiment de Troyes en 1771, puis du régiment de Piémont en 1776 et chevalier de Saint-Louis en 1771.

Note 10 : Nous croyons devoir mettre en note le résumé d’une digression qui tient huit pages du manuscrit et dans laquelle l’auteur développe des considérations assez obscures sur l’avancement. En temps de paix " les officiers généraux de la Cour " sont employés de préférence à ceux qui sont " parvenus à ce grade après de long services " et qui sont " délaissés comme un manteau dont on ne fait plus d’usage lorsque le temps est serein ". Le ministre a cependant raison de favoriser parce qu’ils sont plus jeunes. Mais les officiers qui sauront ne pouvoir avancer cesseront d’étudier. Il ne faut pas placer " une barrière trop forte " entre la noblesse de cour et " celle qu’on nomme de province, qui est la plus nombreuse...pour que le corps de la noblesse n’en fasse qu’un et qu’une fâcheuse jalousie ne la partage... Un de nos grands rois a pris pour devise un soleil, ce soleil doit luire pour tout son peuple ". La seconde noblesse n’a fourni qu’un maréchal, le maréchal de Vaux (Noël de Jourda, comte de Vaux, né en 1710, maréchal de France en 1783, mort en 1788).

Note 11 : Nous avons crus devoir supprimer de longs passages de ce discours, dont l’imagination de l’auteur a certainement augmenté beaucoup les dimensions réelles.

Note 12 : René Couhé de Lusignan de Saint-Phele, de Maillé en Poitou, volontaire puis lieutenant en 1745, capitaine en 1755, major de Brest en 1777.

Note 13 : L’auteur se trompe : ce n’est pas par inadvertance que Cumberland avait, le 25 juillet, mollement défendu les hauteurs qui coupaient la plaine, mais pour attirer l’armée française sur le terrain mieux choisi qu’il avait préparé ; d’ailleurs si Chevert avait attaqué de suite Hastenbeck, le maréchal d’Estrées l’aurait ou arrêté ou fait soutenir par toute l’armée française qui le suivait à petite distance.

Note 14 : Jean-Florent de Vallière, né en 1666, sous-lieutenant en 1690, lieutenant-général en 1734, grand croix de Saint-Louis en 1739, mort en 1759.

Note 15 : Le mont Scheckenberg.

Note 16 : Trouée de Voremberg, entre le mont Scheckenberg, qu’occupait en force la gauche de l’armée ennemie et les hauteurs boisée dont l’armée française s’était emparée dans la journée du 25. Chevert avait reçu du maréchal d’Estrées l’ordre de tourner pendant la nuit le mont Scheckenberg et de s’en emparer au point du jour.

Note 17 : Marie-Louis-Florent, comte puis duc du Châtelet, né en 1727, alors colonel de Navarre, puis colonel du régiment du Roi, et lieutenant-général en 1780. Il fut ambassadeur de Louis XVI en Angleterre. Il était le fils de la célèbre Émilie de Breteuil, marquise du Châtelet.

Note 18 : François-Charles Le Prêtre, baron de Théméricourt de Jaucourt, né en 1740, enseigne en 1756, lieutenant en 1757, capitaine en 1762, major de Picardie et chevalier de Saint-Louis en 1778, lieutenant-colonel du régiment de Blaisois en 1784 et du régiment de Provence avant 1788.

Note 19 : Jean-François du Châtelet, marquis d’Haraucourt, entré au service en 1706, major-général et inspecteur de la gendarmerie en 1735, lieutenant-général en 1748, grand-croix de Saint-Louis, mort en 1770. Etait le cousin germain du marquis du Châtelet.

Note 20 : Nicolas-Louis Gelb, dit le comte de Gelb, né à Strasbourg en 1721, d’abord au service de Bavière, puis capitaine au régiment d’infanterie allemande de Saint-Germain au service de France en 1747, major en 1755, lieutenant-colonel en 1758, incorporé dans le régiment de Nassau en 1760, brigadier en 1761, maréchal de camp en 1770, lieutenant-général en 1784, démissionnaire en 1792, passe dans l’armée de Condé et est tué en 1793.

Note 21 : Jean-Baptiste de la Paluette de Coatquin, de Combourg en Bretagne, né en 1718, lieutenant en 1738, chevalier de Saint-Louis en 1752, capitaine de grenadiers en 1761, retiré en 1766.

Note 22 : Aunès-Antoine de Monteil, dit le comte de Monteil, né en 1722 à Viviers en Vivarais, second fils de Balthazar-Aymar de Monteil, marquis de Durfort et seigneur du Pouzin. Lieutenant en 1741, capitaine en 1747, lieutenant du Roi à Narbonne en 1760.

Note 23 : La redoute enlevée par le régiment de Champagne sous les ordres du comte de Gisors fut reprise par le Prince héréditaire de Brunswick et de nouveau emportée par Champagne.

Note 24 : Claude-Philippe-Anne Thibaud de Noblet, comte puis marquis de la Rochethulon, seigneur de Beaudiment, de Beaumont, etc., né en 1715, lieutenant en 1728, capitaine de grenadiers en 1752, commandant de bataillon en 1757, lieutenant-colonel en 1762, brigadier, retiré en 1764, mort en 1781.

Note 25 : Sylvain-Joseph, chevalier de Gramont, de Castillonès en Périgord, lieutenant en 1756, capitaine-commandant en 1771. Une note d’inspecteur dit de lui : " Très joli sujet, très intelligent, a de quoi faire un officier major ; bonne conduite. "

Note 26 : N. de Saint-Pons, enseigne au régiment d’Enghien en 1734, lieutenant en 1737, capitaine en 1739.

Note 27 : N. de Grand-Villars, lieutenant en second au régiment d’Enghien en 1744, capitaine en 1748.

Note 28 : Cumberland avait, dès le 25 au soir, formé un petit corps sous le commandement du colonel Breidenbach et l’avait envoyé le 26 au matin, à Diedersen pour surveiller le revers du Scheckenberg. Breidenbach montra de l’initiative et de la vigueur.

Note 29 : L’auteur décrit avec plus de détails qu’aucune relation française connue, la bagarre et les méprises produites dans le bois du Scheckenberg par la courte et vigoureuse attaque du colonel Breidenbach sur les derrières du corps de Chevert. Son récit, qui a tous les caractères de la sincérité, ramène à ses justes proportions un succès momentané dont les conséquences furent très supérieures à son importance réelle.

Note 30 : D’Estrées, trompé sur la gravité du désordre arrivé dans le bois et mal renseigné, a-t-on dit, par Maillebois, se crut attaqué à droite par un corps d’armée et arrêta le mouvement en avant pour prendre des dispositions défensives. Ce temps d’arrêt permit à l’ennemi de battre en retraite sans être poursuivi.

Note 31 : Maillebois (Yves-Marie Desmaret, comte de), né en 1715, fils du maréchal du même nom. Lieutenant-général en 1748. Ayant, en 1758, répandu un libelle très injurieux pour le maréchal d’Estrées, il fut traduit devant un tribunal de maréchaux qui le condamna à la prison. Après un certain séjour à la citadelle de Doullens, il fut remis en liberté, mais resta en disgrâce jusqu’à la fin de sa vie. Il mourut en émigration à Liège, en 1791.

Note 32 : Louis-François-Armand du Plessis, duc de Fronsac, puis de Richelieu, petit-neveu du cardinal, né en 1696, maréchal de France en 1748, mort en 1788.

Note 33 : Pierre-Louis, chevalier de Monteil, commandeur de Saint-Louis en 1781, fut lieutenant-général des armées navales en 1783

Note 34 : François-Just-Charles, marquis de Monteil, né en 1718, fut lieutenant-général en 1780.

Note 35 : François-Louis de Monteil devint maréchal de camp en 1780

Note 36 : Ici l’auteur s’étend pendant huit pages sur le désintéressement des officiers (" ...à cette époque l’ambition n’étoit pas montée au point où elle est aujourd’hui... ") ; sur l’ordonnance de 1762, relatives au lieutenants-colonels et majors, et sur les bonnes moeurs (" ...la chasteté doit être de tout chrétien et je la maintiens comme nécessaire à qui veut suivre la profession des armes...)

Note 37 : L’auteur expose ici, en deux pages, et juge sévèrement l’inaction du comte de Saint-Germain pendant la bataille de Rossbach.

Note 38 : Ferdinand, duc de Brunswick, quatrième fils du duc Ferdinand-Albert, né en 1721, mort en 1792.

Note 39 : Alexandre-Louis, marquis de Saint-Chamans, lieutenant-général en 1759.

Note 40 : Jean-Chrétien Fischer, allemand de nation et d’une très humble origine. Enrôlé dans l’armée française au siège de Prague en 1742, il fut mis à la tête d’une compagnie franche qui, en raison des qualités et de la hardiesse de son chef, s’augmenta progressivement et forma un véritable corps composé de toutes armes et qui se couvrit de gloire pendant la guerre de Sept ans sous le nom de chasseurs de Fischer. Fisher, nommé brigadier en 1759, mourut en 1762.

Note 41 : Il y eut plusieurs officiers de ce nom. Il est probable qu’il s’agit ici de Jean-Pierre Roger de Chalabre, fils de Mathieu Roger, négociant à Limoux, et de Marie Chalabre ; entré dans la Maison du Roi en 1727, retiré en 1759 et maréchal de camp en 1770. C’était, d’après le duc de Luynes, un grand et heureux joueur

Note 42 : Le détail de cette opération fut réglé par le marquis de Vogüé, aide-maréchal général des logis de l’armée. (Voy. Mis de Vogüé, Une famille vivaroise, II, p. 135.)

Note 43 : Jean-Baptiste-François, marquis de Villemeur, lieutenant-général en 1744, grand-croix de Saint-Louis en 1761, mort en 1763.

Note 44 : L’auteur rappelle que, dans son pays de Vivarais, les muletiers obligés de traverser en hiver les montagnes couvertes de neige, se défendent du froid en plaçant leur bonnet de laine sous leur veste, du menton au bas-ventre ; il engage ses camarades à se munir de bonnets de laine, très utiles aussi pour se couvrir la tête pendant les nuits froides.

Note 45 : Joseph-Alexandre, chevalier de la Nouë de Vair, fils de René-François et de M.-M.-Françoise de Fiennes le Carlier, fut nommé capitaine aide-major au régiment de Marcieu-cavalerie en 1759.

Note 46 : Le marquis de Péreuse, maréchal de camp, qui fit une très belle défense et ne capitula que le 30 décembre après un mois (et non huit jours) de canonnade et aux conditions très honorables que rapporte l’auteur un peu plus loin. Il fut nommé lieutenant-général le 15 janvier suivant, à cause de sa belle conduite.

Note 47 : Une soeur de Libertat figure en effet parmi les religieuses du couvet de Sainte-Ursule, au Bourg-Saint-Andéol, le 1er juin 1764, où elle signe un acte en qualité de zélatrice du couvent. On la retrouve comme assistante dans plusieurs actes de 1768 à 1783. (Archives du Bourg-Saint-Andéol, GG. 62-64)

Note 48 : L’auteur consacre plusieurs pages à des considérations générales sur l’indiscipline, la maraude, les exactions, sur les ravages que ces désordres font dans l’armée. Il est très sobre de détails sur l’arrivée du comte de Clermont, nommé à la place de Richelieu au commandement de l’armée, sur les premières opérations de ce prince et sur la lamentable retraite qu’il fut obligé de faire devant la vigoureuse offensive du prince Ferdinand, sur son passage du Rhin avec des troupes délabrées. Il est très sévère pour Richelieu, pour son imprévoyance, sa légèreté ; néanmoins il le regrette.

 

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