Source : Grimoard - Lettres et mémoires choisi parmi les papiers originaux du Maréchal de Saxe - p.288
Le Maréchal de Noailles au Maréchal DE Saxe.
A Gand, le 1er septembre 1745.
Je ne dois pas différer, mon cher Maréchal, de vous informer de ce qui fut agité dans le dernier conseil, tenu la veille de mon départ du camp.
Le Roi m'a permis de vous en faire part, et en quelque manière Sa Majesté m'a fait entendre qu'elle seroit bien aise que vous en fussiez instruit.
On a reçu des nouvelles, qui paroissent bien fondées, par lesquelles on apprend que la résolution est prise en Angleterre, de faire repasser incessament dans ce Royaume toutes les troupes nationales, et que l'on prépare déjà, pour cet effet, les bâtimens de transport.
L'arrivée du fils du Prétendant en Ecosse, qui n'est. plus douteuse, et quelques mouvemens qui commencent à se faire appercevoir en faveur de ce Prince, dans le comté de Rosse, situé dans les montagnes du nord de ce Royaume, obligeront nécessairement les Anglais à prendre des précautions ; et ils ne le peuvent qu'en rappellant, si ce n'est la totalité, au moins la plus grande partie de leurs forces. Le dégoût même que leurs troupes, et sur-tout les Officiers, ont fait paroître pour la guerre dans ce pays, doit persuader qu'ils seront fort aises de saisir les premiers prétextes qui s'offriront, et de profiter de l'occasion pour retourner dans leur patrie.
Dans cette supposition, le Roi seroit bien aise de savoir ce que vous pensez, et, ce que vous croyez que l'on pourroit faire sur cette frontière pour achever de mettre les Hollandais, et leurs alliés, dans la nécessité de faire la paix à des conditions justes et honorables.
Quoique la supériorité des forces de Sa Majesté se soit fait sentir pendant le cours de cette campagne, elle augmenteroit encore de beaucoup par la retraite des Anglais, et par la nécessisté où seroient les Hollandais de mettre un plus grand nombre de troupes dans leurs garnisons, de sorte qu'il n'en resteroit pas de quoi mettre une armée en campagne. On doit être d'autant plus persuadé que les Hollandais prendroient ce parti, qu'ils font assez connoître leurs vues et leurs desseins. Ils ont déjà fait passer à l'Ecluse 7 bataillons, et 3 à Hulst ; on ignore la quantité qu'ils en ont dans les autres places maritimes ; mais on sait qu'ils en ont dans toutes, de même que dans celles de la Zélande.
C'est de ces différentes circonstances que le Roi juge que l'on pourroit profiter utilement, mon cher Maréchal, pour mettre le comble à la glorieuse campagne qu'il a fait, et à laquelle vos talens et votre capacité ont tant contribué.
Il s'agit moins de suivre, dans ce que l'on peut se proposer, des règles purement militaires, que des principes politiques. Il y a des occasions dans lesquelles il est de la sagesse de passer par-dessus les règles ordinaires, pour se procurer des avantages plus considérables que ne pourroient être les inconvéniens que l'on en auroit à craindre.
En suivant. ce principe, et en admettant le retour des Anglais dans leur pays, comme il ne resteroit presque plus de troupes aux alliés, que pour former les garnisons, ne vous paroîtroit-il pas qu'il seroit de la dernière importance de ne pas perdre un instant à profiter de cette conjoncture, pour changer votre position, marcher en avant, et vous emparer encore des principales villes qu'on ne doit pas regarder comme places de guerre, telles que sont Anvers, Bruxelles et autres, pour y établir une grande partie de nos troupes en quartier d'hiver, et priver par-là les ennemis des secours qu'ils pourroient encore tirer de ce pays.
Je connois aisément les objections qu'on peut faire à un pareil projet ; mais vous sentirez aussi -bien que moi, quel avantage il résulteroit de se trouver maîtres de tout le plat-pays, soit par rapport aux propositions de paix que l'on pourroit faire pendant le cours de cet hiver, soit par rapport à l'ouverture de la campagne prochaine, qui pourroit commencer par quelque entreprise prématurée et importante pour les suites.
On ne doit pas se flatter de terminer cette guerre honorablement, qu'autant qu'on en imposera aux Anglais et aux Hollandais, et qu'on leur fera sentir l'impossibilité de parvenir à leur systême favori, d'abaisser la France, ainsi que ces deux Puissances se l'étoient proposé ; et rien n'est plus capable de les en dissuader que la nouvelle position que les troupes du Roi pourroient prendre, ainsi que l'on vient de l'exposer, d'où il résulteroit :
1°. Qu'il n'y auroit plus rien entre notre frontière et celle des Hollandais.
2°. Que ce qui resteroit de troupes ici, soit à la Reine de Hongrie, soit à ses alliés, se trouveroit réduit à se renfermer dans les trois ou quatre places fortes que cette Princesse conserve encore dans ce pays, ou à se retirer loin de cette frontière.
C'est à vous, M. le Maréchal, à peser mûrement ces différentes idées. Je ne fais que vous présenter les objets, vous devez balancer les avantages et les inconvéniens.
Je vous avouerai qu'en supposant la retraite des Anglais, soit en totalité, soit en la plus grande partie, rien ne me semble pouvoir s'opposer à ce que vous jugerez à propos d'entreprendre pour étendre vos conquêtes.
Je finirai par vous observer, que, si vous jugez pouvoir entrer dans ce qui vous est proposé, il conviendroit de suspendre la marche des 25 bataillons que l'on se proposoit de faire passer sur la Meuse.
Vous n'aurez pas long-temps à attendre pour savoir à quoi vous en tenir sur ce qui concerne les Anglais. Le passage du Roi d'Angleterre dans son royaume nous éclaircira bientôt de ce fait, puisqu'il n'y a pas lieu de douter que les mêmes motifs, qui l'ont déterminé à repasser à Londres beaucoup plutôt qu'il ne se l'étoit proposé, et à abandonner les affaires d'Allemagne, ne l'obligent à rappeler en même-temps ses troupes ; il ne s'agit donc que de savoir s'il en laissera dans ce pays, et en quel nombre.
Je ne vous demande de réponse, mon très-cher Maréchal, qu'après que vous aurez réfléchi sur la matière dont il s'agit, et que vous aurez approfondi les moyens de parvenir au but que l'on desire. Vous savez que c'est une maxime de tout temps à la guerre, de ne pas laisser revenir son ennemi du découragement où l'ont jetté les succés réiterés d'une armée victorieuse, et que c'est en même-temps le plus sûr moyen de se procurer une paix avantageuse.
Vous connoissez depuis trop long-temps mes sentimens sur ce qui vous regarde, pour ne pas m'ouvrir votre cœur et me parler avec la franchise dont on use entre de véritables amis. Vous n'en aurez jamais qui vous honore et vous aime plus tendrement que je fais, ni qui vous soit plus tendrement attaché que je vous le suis, mon très-cher Maréchal, et pour toute ma vie.
Signé le Maréchal de Noailles.