Source : Grimoard - Lettres et mémoires choisi parmi les papiers originaux du Maréchal de Saxe - p.223
Relation de la Bataille de Fontenoi
11 mai 1745
Voici le précis et le vrai , j'étois mieux que personne à même d'en juger ; mon poste dominoit toute la gauche du champ de bataille jusqu'au centre, et c'est précisément là qu'a été le fort de l'affaire ; de sorte que de mon clocher, fort à l'abri, mais souvent fort en peine, j'ai vu la gloire ou la honte, ou, pour mieux dire, l'heur et le malheur des nations.
Sur les premiers avis que M. le Maréchal eut, que les ennemis s'assembloient en assez grand nombre et dans l'intention de nous attaquer, il marcha pour reconnoître un champ de bataille dans l'endroit par où ils devoient naturellement déboucher. Il fut marqué à un gros quart de lieue de notre circonvallation, notre gauche au bois de Barri, la droite au château d'Antoin, et le centre au village de Fontenoi.
On découvrit dès ce moment tout le terrain, et nous travaillâmes tout de suite à quelques redoutes, sur lesquelles le front de l'armée a été formé, et auxquelles, sans contredit, on. doit le gain de la bataille. Le 7 on apprit que les ennemis étoient à une petite ville, à 5 lieues de Tournai. Le soir , à 4 heures tous les équipages de l'armée furent renvoyés à 2 lieues et demie de Lille. Nous passâmes la nuit dans l'attente des suites ordinaires de ces précautions. Le 9, à midi, la générale battit ; nous crûmes d'abord que c'étoit pour la revue du Roi, arrivé la veille à 8 heures- du matin ; une heure après, toute l'année se mit en marche. M. de Lowendal, qui avoit été en avant avec une troupe de dragons et de hussards, annonça au Roi qu'il étoit temps de prendre son poste. Tout fut en mouvement le quart-d'heure d'après ; on fit passer tout le reste, qui étoit de l'autre côté, sur les ponts droite et de gauche, à la réserve des troupes de tranchée, qui étoient les deux brigades des grenadiers de milice, le régiment de Lowendal, deux autres bataillons, quelques compagnies de grenadiers et des piquets, et tous les postes ordinaires de l'année qu'on laissa jusqu'après l'affaire. La brigade d'Auvergne et une autre furent laissées au mont de la Trinité pour garder les trois ponts de Constantin à la droite, et pour défendre une gorge par où les ennemis auroient pu passer, à ce qu'on dit, en nous tournant par les bois de leur droite. L'armée fut établie en ordre de bataille vers les 7 heures du soir, la droite à Antoin, et la gauche devant les bois de Barri, à 500 pas des ennemis, qui avoient leur droite derrière le bois de Barri, et leur gauche à Pierrecorne, près de l'Escaut.
On passa la nuit au bivouac, bien préparés à avoir une affaire le lendemain. Le 10 on s'apperçut que les ennemis filoient par leur gauche ; le bruit courut qu'ils se retiroient. Ils faisoient dans ce temps-là leurs dispositions : ils avoient beaucoup de défilés, à cause des buis et des marais ; ils vouloient d'ailleurs retrecir leur front pour ne pas traverser le bois par leur droite. Toute l'année passa encore la nuit du 10 au 11 fort alerte. Le Roi ne se coucha point. Au petit point du jour on apperçut que les ennemis présentoient une tête sur une hauteur qui étoit à leur centre. Le canon commença tout de suite ; la brigade de Piémont fermoit la droite, celle de Normandie la gauche, ainsi des autres, à-peu-près selon leur ancienneté ; les Gardes-Françaises et les Gardes-Suisses soutenoient les redoutes, qui fermoient la gauche, dans lesquelles on avoit mis les deux bataillons du régiment d'Eu.
L'infanterie étoit sur deux à trois lignes, selon le fort ou le foible du terrain, par les redoutes ou par les fossés, toute la cavalerie derrière, et la Maison du Roi en corps de réserve, le tout pour se porter au plus pressé. Les ennemis étoient régulièrement sur trois lignes ; chaque ligne d'infanterie était soutenue par le tiers de la cavalerie. Ils avancèrent dans cet ordre vers les 10 heures du matin de la meilleure grace du monde, après avoir essuyé et rendu, pendant 5 heures, le plus terrible feu d'artillerie que nos vieux Officiers aient jamais entendu ; celui de la mousqueterie ne fut pas moins vif. Ils débutèrent par une salve générale de toute la première ligne. Ils s'avancèrent en criant, comme des loups, victoria ! Ils avoient à leur droite les Anglais, et les Hanovriens et les Hollandais à la gauche.
On fit avancer les Gardes-Françaises à la hauteur de nos redoutes, pour s'opposer à leur droite, qui marchoit un peu plus légèrement pour déborder le bois. Leur résistance ne fut pas bien considérable ; ils firent une décharge en assez mauvais ordre, et plièrent à leur ordinaire. Cette manoeuvre dérangea beaucoup notre gauche, la droite des ennemis enfonça deux brigades, qu'on présenta pour reformer la gauche. On fit charger une partie de la cavalerie à deux reprises ; la brêche étoit faite. Les ennemis étoient établis dans cette partie-là avec leur canon, et si avancés qu'ils avoient outrepassé nos redoutes, sous lesquelles ils auroient perdu beaucoup de monde, si les Gardes-Françaises avoient fait ferme. Les Gardes-Suisses, qui soutenoient les redoutes, furent enfoncées. Nous fûmes près d'une heure dans cette situation critique ; notre droite faisoit bonne contenance. La brigade de Dauphin fit un feu enragé de ses retranchemens ; on n'étoit occupé que de 1a gauche ; je voyois empirer le mal par minutes : s'ils eussent malheureusement forcé nos redoutes, tout étoit perdu. Le Roi avoit été mené derrière la droite, à portée du Pont-de-Vaux. Il avoit tiré son épée contre les Gardes pour les rallier ; notre tour vint : la brigade des Irlandais fut la première qui entoura cette colonne ; ils y coururent comme des chiens enragés avec des hurlemens comme les sauvages. Ils furent repoussés à dix pas, sans qu'un seul tournât le dos. On fit faire tout de suite un quart de conversion sur la droite à la brigade de `Normandie pour prendre cette colonne en flanc ; elle fut enfin ébranlée et se retira pour se sauver à la hauteur de notre redoute. Ce mouvement remit un peu notre front de bataille ; les canoniers de notre redoute et la mousqueterie de notre régiment firent alors un carnage horrible ; ces malheureux s'opiniâtroient sous le feu ; ils avoient regret à perdre l'avantage qu'ils avoient eu sur nous : je voyois de mon poste les rangs entiers emportés à chaque coup d’œil ; c'est le fort de leur perte ; ils ne purent pas tenir, il fallut se rompre, et la cavalerie alors les traversa. La bataille fut bientôt après décidée : tout suivit le désordre de leur droite ; tout plia, ils se renversoient les uns sur les autres : leur cavalerie leur fit alors autant de mal que la nôtre : ils se sauvèrent pêle-mêle. Lesdeux tiers de l'armée auraient été perdus s'ils eussent été poursuivis. Ces mêmes gens qui étoient présentés si fièrement et avoient fait une si belle contenance dans le plus chaud de l'affaire, fuyoient comme des gueux sans avoir un seul ennemi qui les poursuivit. La déroute a été prodigieuse ; elle auroit été trop loin si on en eut tiré tout le parti qu'on pouvoit ; ils se sauvèrent dans ce goût-là jusqu'à Ath , où je crois qu'ils sont encore , du moins la moitie à Ath et le reste sous Mons. On prétend même qu'ils sont fort mécontens les uns des autres. Le Duc de Cumberland a voulu cette attaque absolument ; les Hollandais ne la vouloient pas. On attend le Duc d'Aremberg pour les mettre d'accord. Ils ont en attendant 14000 hommes de moins que nous ,qui nous en ont coûé 3000. M. le Comte d'Etrées fut détaché le lendemain à 10 heures du matin pour aller sur leur retraite ; on trouvoit de leurs blessés par-tout. Je montai à cheval une demi-heure après que j'eus écrit, pour accompagner le fils de M. d'Argenson, qui eut envie de reconnoître un peu leur camp. Nous fûmes jusqu'à demi-lieue de Leuse ; nous ne trouvâmes pas de grange qui ne fût remplie de blessés à plus de deux lieues et demie du champ de bataille. Nous fûmes au château de Briffeuil, où avoit logé le Duc de Cumberland le 9 et le 10. Nous y trouvâmes encore u n de leurs blessés qu'ils n'avoient pas pu faire emporter, et le matin, il en étoit sorti près de 1000 légèrement blessés ou traîneurs. Nous y trouvâmes un Lieutenant-Général dans une maison sur la chaussée de Leuse, qui alloit expirer. Il avoit conservé sa garde d'Ecossais, un Aide-de-camp et deux autres Officiers légèrement blessés. Nous avons peu de généraux de tués ; M. le Duc de Grammont, M. du Brocard de l'artillerie ; Dillon, Colonel Irlandais ; le Chevalier de Bauveau, Colonel de Hainault ; le Chevalier d'Apcher, blessé au pied ; M. de Lutteaux , blessé de deux coups de fusil, dont l'un au bras et l'autre n'a fait qu'effleurer ; le comte de Bavière, M. d'Anlezy ; le Duc d'Havré a un coup de fusil dans la jambe. Le 1er bataillon de Normandie a beaucoup souffert ; le régiment du Roi, celui d'Aubeterre, Royal, la Couronne, les Irlandais beaucoup : ce n'est point étonnant, ils ont tout l'honneur de la journée : le Roi les a bien remerciés ; il a fait aussi un beau compliment au régiment ; il a été le voir après l'affaire dans ses redoutes : il étoit encore un peu sérieux, il reste toujours quelque chose des grands chagrins dans les momens les plus heureux. Tout cela étoit bien dissipé aujourd'hui, il étoit d'une gaieté admirable, parlant à tout le monde, sur-tout aux vieux Officiers. Voilà, mon cher, ce que j'ai vu de ma guerite. Le danger ne m'ôtoit pas le sang - froid. J'étois parfaitement à l'abri ; j'ai vu un spectacle bien horrible, mais bien curieux. En voilà vraisemblablement pour quelques temps. Nous sommes revenus hier au soir à notre circonvallation. Je crois que les assiégés ont fait hier quelque proposition, qu'on n'a pas voulu accepter ; on les veut prisonniers, ou qu'ils rendent la citadelle ; peut-être qu'on les y laissera entrer pour l'avoir par famine. Nous battons en brèche le rempart de l'ouvrage à corne ; nous sommes dans le chemin couvert, sans l'avoir attaqué ; le reste ne tiendra pas long- temps. Ils firent deux sorties dans le temps de la bataille : ils furent repoussés avec perte. J'espère qu ils nous ouvriront bientôt les portes : les équipages sont revenus hier au soir.