Source :
J. Lemoine : " Sous Louis le Bien-Aimé. Correspondance amoureuse et militaire d’un officier pendant la guerre de sept ans (1757-1765) " - pages 248-250
M. de Mopinot à Madame de ***
Dans les bois près d'Arnsberg, le 22 octobre 1758.
Depuis notre bataille du 10, pas un moment de repos ; nous avons quitté le champ de bataille le 11, et avons marché tout de suite, pour secourir M. de Contades menacé par le prince Ferdinand. Le 19, nous sûmes due l'ennemi avait coupé notre jonction, qu'il était en force près de nous, et, arrivés à six heures, nous partîmes à dix pour nous jeter en arrière vers la source de la Ruhr dans des bois et des montagnes affreuses ; nous marchâmes jour et nuit dans ce pays horrible. Le 21, nous eûmes des courriers de MM. de Contades et de Soubise, qui pressaient également de marcher à eux pour les secourir ; mais notre artillerie, notre hôpital ambulant, partie des équipages et des troupes sont égarés dans les montagnes. Toute l'armée n'en peut plus, les Saxons refusent d'avancer ; nous ne pouvons absolument nous tirer qu'avec beaucoup de peines et de temps du pays où nous sommes, et le prince Ferdinand aura le temps de tomber sur M. de Contades ou M. de Soubise avant notre arrivée, quoique nous fassions des efforts pour joindre M. de Contades. Nous traînons après nous des hommes et des chevaux blessés légèrement à la bataille, cette marche les fait tous périr ; la plus forte partie de mes camarades sont restés blessés à Cassel, et je suis continuellement de service ; cependant je tiens bon, je me porte bien, mais qu'il est douloureux de voir tant de braves gens périr parce que les chefs sont ignorants et ne savent pas faire la guerre ! Le régiment Dauphin a actuellement, depuis le 10, perdu la moitié de ses hommes et de ses chevaux ; j'en pleure de douleur, ils étaient bien braves.
Malgré tout ce chaos où se trouve notre armée, j'entrevois que la campagne va finir, peut-être pour tous les régiments, mais certainement pour le mien qui a tout perdu ; je doute même qu'il soit en état de faire la campagne prochaine.
Que j'aurai de plaisir, chère bonne amie, de me revoir auprès de vous ; que vous serez tendre et aimable lorsque je vous dirai que, dans cette dernière bataille, j'ai couru plus de dangers que dans toutes les guerres que j'ai faites ; que je me suis trouvé plusieurs fois seul, attaqué par plusieurs, que j'ai été obligé, pour la première fois depuis que je sers, d'abandonner le commandement pour tuer ceux qui s'étaient acharnés sur moi. Que l'homme est cruel et méchant ! Tout ce qui s'est passé dans cette bataille est horrible ; quel spectacle de voir autour de soi quinze escadrons couverts de sang s'applaudir de leur cruauté !
Je ne vous donne pas de détail de cette bataille ; je suis prêt de vous revoir, il vaudra mieux vous en entretenir, mais quelle consolation ! pardonnez-moi, chère amante ; les idées de la vraie félicité ne sont jamais justes dans un camp ; vous rappellerez mon âme à l'humanité ; c'est auprès de vous que je goûterai les vrais biens, et que je les connaîtrai. Écrivez-moi donc plus souvent ; vous le pouvez, et moi, j'ai le malheur d'être souvent dans l'impossibilité de le faire.
Soyez sûre de mon amour, soyez tranquille; je suis à vous plus sincèrement et plus entièrement que vous ne pensez ; je crois que vous m'aimez, je suis persuadé que vous ne me trompez pas, quoique éloigné de vous de deux cents lieues, ma confiance est entière, puis-je me tromper ? Je n'ai point de soupçons et vous en avez, cependant ; j'ai certainement plus d'amour que vous.
Les courriers de ce matin 23 nous apprennent que le prince Ferdinand se retire devant M. de Contades ; et ceux de M. de Soubise apprennent qu'il craint extrêmement ; il nous demande, mais nous sommes trop éloignés pour aller à lui, il se tirera comme il pourra. L'armée marchera à midi et peut-être point, parce que partie est restée en arrière : c'est un délabrement pitoyable. Si la campagne dure encore un mois, la France perd entièrement la seule bonne armée qu'elle ait. Des gens sensés y feront sans doute faire attention, mais les écoutera-t-on ? Adieu, chère bonne amie, je vais dormir sous un buisson ; il gèle ici comme à Paris au mois de janvier.