Source :
J. Lemoine : " Sous Louis le Bien-Aimé. Correspondance
amoureuse et militaire d’un officier pendant la guerre de sept ans (1757-1765) "
- pages 237-242
M. de Mopinot à Madame de ***
Du champ de bataille de Lutzelberg, le 10 octobre,
à dix heures du soir.
Dans le moment de notre jonction à l'armée de Soubise, le 8, nous avons joint l'ennemi, et nous venons de le battre le 10. La victoire a été complète. C'est le corps de M. Chevert qui a tout l'honneur de cette célèbre journée, et de ce corps, c'est la cavalerie qui a tout fait. Cette cavalerie était dans les bois. L'infanterie, ébranlée par l'ennemi, se rompait; elle a rétabli le combat, a fait jusqu'à seize charges sur de l'infanterie, des dragons, de la cavalerie ; elle a tout culbuté, le carnage a été affreux, presque tous y ont péri, je suis du nombre des heureux et le comte de Périgord avec moi. Je me porte bien, quoique mourant de froid, de chaud, de soif et de faim.
Le 12. - A onze heures du soir, jour de la bataille, j'ai été détaché pendant le reste de la nuit, et il m'a été impossible de faire partir ma lettre par M. de Rochefort-Rohan ; à mon premier moment de repos, je vous écris, bonne amie, pour vous dire toute ma joie d'avoir fait mon devoir, et d'être existant pour vous aimer.
Arrivés à l'armée de Soubise, où je savais à peu près que nous allions avoir une bataille, je n'ai point voulu vous écrire ni ma marche, ni mon arrivée, réellement par délicatesse, afin que vous fussiez moins inquiétée par l'événement.
Le 9, l'armée de M. de Soubise, forte de 20 000 hommes détachés de l'armée de Contades, passa la Fulda sous Cassel, et vint se placer dans la plaine, vis-à-vis de l'armée hessoise, commandée par MM. d'Oberg et Issembourg, qui avaient aussi des renforts, et qui occupaient des hauteurs en partie inaccessibles dans des montagnes et des bois.
On était à peu de distance, mais pas tout à fait à la portée du canon et l'on distinguait de part et d'autre les mouvements ; les ennemis voyaient les nôtres à découvert, parce qu'ils occupaient les hauteurs, et que nous étions dans la plaine, mais nous ne distinguions pas les leurs, parce que les bois et l'inégalité du terrain nous les cachaient.
Ce même jour, à la nuit, on détacha les Saxons et le corps de M. de Chevert, faisant environ 18 000 hommes pour tourner l'armée ennemie par le derrière de sa gauche ; ces 18 000 hommes marchèrent toute la nuit par une pluie, un vent, un froid et des chemins terribles jusqu'à deux heures du matin ; ils se reposèrent jusqu'à la pointe du jour et remarchèrent encore sans pluie, mais par des chemins où les chevaux hésitaient de passer. A neuf heures du matin, les troupes légères arrivèrent à travers des bois, sur la gauche de l'armée ennemie ; elles fusillèrent, furent repoussées, mais elles donnèrent le temps au reste du corps de M. de Chevert d'arriver avec son artillerie et de se disposer. Pendant ce temps-là, M. de Soubise marchait avec son armée sur la droite de l'armée ennemie, et M. de Fitz-James, avec deux brigades d'infanterie et deux de cavalerie, marchait sur son centre.
Les trois attaques étaient séparées de deux à trois lieues dans la marche, et ne pouvaient se communiquer qu'en faisant de longs circuits de plusieurs lieues; aussi chaque corps marcha-t-il bien en hésitant ; celui de M. de Chevert, qui avait plus de chemin à faire et plus d'obstacles à surmonter, arriva le premier. Ce corps, voyant sur le penchant d'une montagne le corps de M. de Fitz-James en halte canonnant avec l'ennemi, et en mesure pour le seconder, et jugeant aussi que celui de M. de Soubise, dont il entendait aussi le canon, était assez prêt, commença enfin son attaque à trois heures et demie. Voici la disposition de ce corps de M. de Chevert ; elle est intéressante, parce que c'est ce corps qui, seul, a attaqué et vaincu, ceux de MM. de Soubise et de Fitz-James n'ayant exactement fait autre chose que de se montrer et tirer quelques coups de canon.
Ce corps fut ainsi disposé : l'infanterie sur deux colonnes, celle de la droite ayant pour la soutenir la brigade de cavalerie des cuirassiers ; celle de la gauche, la brigade de cavalerie du Dauphin et, au centre, la brigade de cavalerie de Royal-Piémont. On marcha dans cet ordre à travers un bois clair, on comptait n'avoir affaire qu'à une petite portion de l'armée, qu'on prendrait par derrière, le reste étant, à ce qu'on comptait, attaqué par les corps de MM. de Soubise et de Fitz-James ; mais l'ennemi, qui avait découvert la grosse partie des troupes qui arrivait par cette partie, avait changé son ordre de bataille, il s'était mis hors de portée des coups de MM. de Soubise et Fitz-James qui n'avancèrent point, et il avait porté ses principales forces sur le débouché de M. de Chevert.
L'infanterie de M. de Chevert, composée des Saxons, des Palatins et de deux brigades françaises, fut assaillie au débouché du bois avec tant de vigueur et avec des forces si supérieures qu'aux premiers coups de fusil, elle recula en désordre dans le bois sur la cavalerie qui la soutenait et qu'elle rompit. Alors, M. de Chevert, voyant que son corps était entièrement détruit sans ressource, s'il ne rétablissait promptement le combat, n'ayant aucun moyen de retraite, eut recours à un moyen inusité jusqu'à ce jour ; il vint ordonner à la cavalerie de marcher et d'attaquer tout ce qu'elle rencontrerait. Cette cavalerie fit rejeter en avant, et de droite et de gauche, l'infanterie qui avait plié. Elle cria : " Vive le roi ! " partit au galop, se précipita sur l'infanterie ennemie victorieuse, qu'elle renversa ; sans s'arrêter, elle courut dans la plaine, sur la cavalerie ennemie qu'elle mit en fuite ; elle trouva des dragons qu'elle combattit et qu'elle chassa ; elle resta sans cesse dans la plaine, manoeuvrant au grand galop, culbutant tout ce qui se rassemblait, et massacrant tout ce qui était dispersé. Elle fit jusqu'à seize charges, et dans les grands combats, il est rare qu'elle en fasse trois. Pendant qu'elle travaillait avec tant de valeur dans la plaine, l'infanterie ennemie qu'elle avait laissée derrière elle, se rallie, mais l'infanterie de M. de Chevert et les Saxons surtout, ranimés par l'exemple, firent des prodiges et renversèrent toute cette infanterie qui se rejeta en fuite et en désordre du côté des corps de MM. de Soubise et de Fitz-James. La victoire alors parut décidée ; nous n'avions plus d'ennemis, nous comptions que MM. de Soubise et de Fitz-James auraient pris ou détruit ces corps ennemis vaincus et délabrés que nous leur chassions ; mais ils ne firent aucun mouvement, ils laissèrent tout sauver, sans remuer. La victoire est bien complète, mais l'armée ennemie aurait dû être prise ou détruite.
Voilà la plus belle action que la cavalerie ait jamais faite, et la brigade du Dauphin a été la plus brillante. Moitié de mes camarades sont tués ou blessés à mort, une bonne partie de nos braves cavaliers ont péri. Pour ma part, j'ai combattu pour la cause commune et pour ma vie ; j'ai eu jusqu'à six cavaliers acharnés à ma poursuite, j'ai soutenu six ou sept combats, j'ai bien sabré, on m'a tiré force coups de pistolet. La bonté de mon cheval, l'amitié de quelques braves cavaliers qui m'ont secouru à propos, la fortune, m'ont sauvé ; je n'ai pas une égratignure, seulement quelques coups de sabre mal donnés qui ne me font presque point de mal.
On a pris vingt pièces de canon, je ne sais combien de prisonniers, des étendards, des drapeaux. I1 n'y a pas beaucoup de sang répandu, on est encore incertain de la perte des ennemis ; au reste, l'armée française était le double plus forte que celle des ennemis, mais il n'y a que les dix-huit mille hommes de M. de Chevert qui aient combattu.
M. de Voyer est blessé au bras ; M. de Belmont, une balle qui lui entre au bouton de la culotte ; quelle horrible blessure ! le comte de Souches, une balle dans l’estomac