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Source :
J. Lemoine : " Sous Louis le Bien-Aimé. Correspondance amoureuse et militaire d’un officier pendant la guerre de sept ans (1757-1765) " - pages 68-70
 

Madame de *** à M. de Mopinot

 

Paris, le 2 août 1757.

 

Jugez de mes inquiétudes, cher ami : le courrier de madame la duchesse d'Orléans arriva dimanche à une heure, elle fit sur-le-champ annoncer à tous ceux qui étaient dans le jardin la nouvelle de la victoire, je la savais à deux heures et je n'ai reçu votre lettre que le lundi matin. Bon Dieu, quelle nuit ! actuellement je ne me souviens de mes peines que comme on se rappelle un songe qui laisse des impressions désagréables ; je me livre à toute ma joie : vous vous portez bien, vous m'aimez, puisqu'au milieu de tant de fatigues et dans un moment si critique vous avez pensé à moi et vous avez eu l'attention de m'en donner des preuves ; j'en suis, je vous le jure, bien reconnaissante ; vous le devez cependant, vous connaissez trop la force de mon amour pour me laisser dans les tourments de l'inquiétude lorsque vous pouvez m'en tirer.

Vous vous portez bien malgré toutes les fatigues, je puis donc me réjouir des avantages que nous remportons et plaindre ceux qui ont été les victimes de l'ambition du roi de Prusse. Je ne serais susceptible d'aucun de ces sentiments si je n'étais pas tranquille sur votre situation. Voulez-vous que je me fasse connaître telle que je suis et telle que vous ne me soupçonnez peut-être pas ? Je verrais périr amis et ennemis sans la moindre émotion pourvu que ce que j'aime fût conservé ; ce sentiment vous paraîtra sans doute peu héroïque, mais, cher ami, cet amour de la patrie que l'on honore du titre fastueux d'héroïsme, est trop chimérique et trop contre nature pour que l'amour ne l'étouffe pas ; notre premier et unique soin doit tendre à notre bonheur ; la satisfaction publique peut-elle jamais servir de consolation dans un malheur particulier ? Tout au contraire, mon mal me paraîtra plus grand en considérant le bonheur dont les autres jouissent. Chaque particulier est. un atome dans ce qu'on appelle la patrie, cette patrie ne le connaît point, ne travaille point à son bonheur, regarderait sa perte comme rien ou, pour mieux dire, ne s'en apercevrait pas. Pourquoi donc imaginer qu'on doive se sacrifier pour qui ne s'intéresse point à nous ? Je suis un atome : pourvu que je vous conserve et que vous m'aimiez toujours, que m'importe ce que deviendra le reste ! Je ne fais cas de la vie due parce que, tant que j'existerai, je jouirai du bonheur de vous aimer et de l'espérance d'un sincère retour. Si je perdais cette espérance, la fin de mon existence serait le but de mes désirs ; voilà les sentiments qui m'inspirent l'amour et la philosophie naturelle.

Avant la nouvelle de la bataille, on attendait le maréchal d'Estrées pour rendre compte de sa conduite, aujourd'hui on ne sait plus qu'en dire ; il est pourtant certain que des officiers ont mandé qu'il revient, auquel cas vous serez aux ordres de M. de Richelieu. Si on n'a pas de preuves convaincantes de son habileté, on en a au moins de son bonheur puisqu'il a réussi dans toutes ses entreprises. Le public, en faisant le procès à M. d'Estrées, n'en est pas moins persuadé que son rappel est une suite de la faveur dont joui M. de Soubise ; on est fort mécontent qu'il commande en chef une armée de quarante mille hommes, sans que l'on sache de quoi il est capable ; il est heureux que sa position ne l'expose pas à de grandes opérations. Cet arrangement augmente les murmures contre sa protectrice ; le bruit qui court qu'elle achète une principauté de Neuchâtel appartenant à la maison de Montbéliard révolte tout le monde ; des plaisants, en parlant du roi de Prusse, ont dit que, quand il ne saurait plus où donner de la tête, il lui vendra son royaume afin de sortir plus tôt d'embarras ; ce qu'il y a de sûr, c’est qu'il parait qu'elle est brouillée avec la politique ; au lieu d'amis, elle n'a que de lâches adulateurs et le nombre d'ennemis est si grand, qu'au premier orage la nuée crèverait sur sa tête.

 

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